Chapitre 12 [1]
Aurore Dussautoir : C’est comme un deuil. J’ai de bonnes collègues qui restent encore, mais c’est une minorité. C’est la fin de quelque chose mais ce n’est pas la fin d’une amitié parce qu’on se verra à l’extérieur même si on ne se verra plus tous les jours. Ça ne passe pas, c’est pour ça que j’emploie le mot deuil.
Florence Lemaître : Le mot deuil, il est valable. La fin d’une amitié, peut-être pas, mais il y a toujours quelque chose qui casse, à partir du moment où on ne vit plus constamment ensemble. On va être séparées à droite et à gauche, il y aura une cassure quand même. Après onze mois de mobilisation, les filles de Chantelle sont licenciées. Certaines, comme Aurore Dussautoir, sont reprises sur le site de Couëron, alors que les autres vont travailler chez un repreneur ou cherchent un emploi. Elles assument l’emploi du mot « deuil » parce que, dorénavant, elles ne « vi[ven]t plus constamment » ensemble. Plus que l’angoisse de l’avenir, c’est l’ambiance de l’usine dont elles sont nostalgiques. La famille qu’elles ont constituée à l’usine et pendant les onze mois de lutte leur échappe alors même qu’elles viennent de prendre conscience de son existence. Thiphaine Becquet, déléguée CFDT, confie à la presse que si, au cours des onze mois, certaines ouvrières se sentaient découragées, « le plus dur psychologiquement, c’est depuis trois semaines », avec la fin de lutte.
Devenir « une ancienne de »
« Chaque licenciement collectif fait brutalement voler en éclats toute une économie personnelle élaborée progressivement à travers l’expérience », piétinant « un apprivoisement de toutes les difficultés liées au travail », et met du même coup un « terme à une vie collective ». C’est l’identité qui est touchée par la rupture de l’équilibre constitué entre la vie hors travail et la vie au travail. Pour les ouvrières de la génération 1968, la rupture est d’autant plus brutale qu’elles ont traversé plusieurs décennies ensemble.
Les ouvrières embauchées dans les années 1968 et présentes au moment des fermetures sont restées dans la même usine tout au long de leur vie professionnelle et se forgent une identité collective, non seulement durant leur quotidien de travail et les moments de rupture avec l’ordre usinier, mais aussi dans le rapport qu’elles entretiennent au produit et à l’entreprise. C’est l’ensemble de ces facteurs qui en ont fait les filles de Chantelle ou les ouvrières de Moulinex. Avec la fermeture, elles deviennent une ancienne de, des victimes d’une machine économique fatale. Manuella Roupnel-Fuentes a montré que les « femmes de Moulinex » représentent au moment de la fermeture plus de 60 % des agents de production, et ont, pour les deux tiers d’entre elles, entre 44 et 50 ans. Lors de leur licenciement, elles sont à des « périodes charnières de leur vie de mère, d’épouse, ou tout simplement de femme », confrontées quelquefois au départ des enfants du foyer ou encore à la ménopause. Du jour au lendemain, elles passent d’un « temps saturé » par le travail à l’usine et les tâches à domestiques, à un temps vide qui provoque l’ennui et un sentiment profond d’inutilité. L’appréciation du chômage diffère pour les hommes et les femmes : elles vivent l’assignation à domicile « comme un recul et une régression », le travail ayant représenté pour elles un « élément de fierté et d’affranchissement par rapport aux modèles traditionnels de mère et d’épouse ».
Le licenciement provoque « une souffrance morale » et un état de « fort malaise », surtout chez les femmes agents de production et les ouvrières qualifiées. Les femmes sont davantage concernées par la prise de médicaments et par les troubles du sommeil après le licenciement et 20 % des femmes non diplômées ont songé « à mettre fin à leurs jours ou à prendre des psychotropes tels que des antidépresseurs ».
Garder la parole ?
Cette « souffrance morale » n’est pas spécifique à Moulinex : elle est aussi soulignée à propos des anciennes ouvrières de Levi’s où depuis le licenciement, « il y a eu beaucoup de maladies, de suicides, […] beaucoup de femmes ont sombré dans l’alcoolisme ». Chez Chantelle, Héloïse Berranger précise que plusieurs ouvrières sont décédées de cancer après la fermeture :
« On a beaucoup de collègues qui sont décédées : cancer. Alors, est-ce que ce sont les produits qu’on respirait, la poussière des tissus, le stress, les produits détachants, ou alors seulement les produits de teinture ? Parce qu’en fin de compte notre tissu, il était d’origine… Au départ, il était blanc, ou ivoire, et après, il était teint. Alors est-ce que c’était dans la teinture ? Nous en plus, quand on coupait, ou même quand on piquait, quelquefois, on était recouvertes de poussière de tissu, en fonction des matières. Et je constate qu’il y a beaucoup de filles de chez nous qui sont décédées d’un cancer suite à la fermeture. Il y a peut-être un lien. Est-ce que c’est le stress ? Est-ce que ce sont les conditions de travail ? »
Les fermetures sont aussi à l’origine de suicides. Dans le roman de François Bon, Daewoo, Sylvia hante les souvenirs des autres ouvrières. Ce personnage structure le roman qui commence et se clôt sur lui, représentant « la mort elle-même ou le désir de mort que refoulent les ouvrières rescapées », Sylvia « symbolise le « pire » de ce qu’a pu provoquer la violence de l’expérience Daewoo ». Chez Moulinex, Georgette Gaillard précise qu’« il y a quand même eu beaucoup de suicides », en particulier de « gens » de la campagne « qui se sont retrouvés complètement isolé-e-s », en raison des sociabilités créées par l’usine qui avaient bouleversé le mode de vie des ruraux. Elle raconte :
« J’ai tout de suite pensé [aux dépressions, aux suicides, que pourrait déclencher le licenciement]. Mais, je n’ai pas du tout pensé que ce serait difficile pour moi. Ça m’a donné comme une envie de me battre, une envie de vivre. En plus, j’avais une fille qu’était partie à la fac à Caen. J’arrivais au cap de ma deuxième vie. Je faisais le bilan du milieu de ma vie : j’avais 46 ans et il était hors de question que je baisse les bras. »
Grâce à son BEPC, l’ouvrière bénéficie d’un diplôme qui lui vaut un travail dans les bureaux permettant de faire valoir d’autres compétences lors de la fermeture. Ceci explique sans doute sa confiance en ses capacités à affronter la reconversion. Alors qu’elle pourrait se trouver tirée vers le bas, Georgette Gaillard déploie, individuellement, une agency qui lui permet de retrouver un emploi dans les mois qui suivent la fermeture.
La fermeture de l’usine est généralement vécue comme une tragédie, l’éclatement et l’isolement des unes et des autres intervenant avec d’autant plus de brutalité qu’elles étaient intensément impliquées dans la mobilisation, canalisant, voire oubliant les difficultés auxquelles elles allaient se trouver confrontées. Avec le licenciement, les filles de/ouvrières de deviennent non pas les anciennes de, mais une ancienne de. À la place d’un collectif qui donne confiance, une image qui pèse. Manuella Roupnel-Fuentes parle de « discrimination sexuelle » dans le retour à l’emploi : « À variables égales, les femmes courent deux fois plus de risques que les hommes d’être sans emploi deux ans après la fermeture de Moulinex. » Les ouvrières l’expliquent par « le manque d’emplois “féminins” », mais surtout par l’« image négative » qui colle aux « ouvrières de Moulinex » qui les « dépeint sous le prisme de la mono-expérience et du manque de polyvalence ». Chacune reste reliée au groupe, non plus comme à une bouée de sauvetage, mais comme à un boulet qui les enfonce davantage. Leur carrière précédente, qui les a conduites à devenir les filles de/ ouvrières de, doit être niée si elles veulent retrouver un emploi. Enfin, les ouvrières se sentent individuellement incomprises par leurs proches – auprès desquels elles se trouvent pourtant reléguées – lorsqu’ils s’étonnent de leur « besoin impérieux de reprendre une activité salariée ».
Chez Moulinex, un accompagnement par les cellules de reclassement est proposé aux salarié-e-s non repris-e-s à partir de janvier 2002 pour une durée de dix-huit mois. Des cabinets privés sont censés « accueillir » et « conseiller les licenciés économiques », puis « réaliser avec chacune des personnes un bilan de son parcours, formations et compétences dans le but d’établir un projet professionnel. Elles dispensent également un suivi personnalisé et une formation aux techniques de recherche d’emploi ». Chez Chantelle, une « antenne-conseil emploi » est mise en place pour celles qui ne sont pas reprises. Elle a pour mission d’informer sur « les mesures de plan social et le système de l’État (Assedic, FNE, etc.), d’accompagner dans la mobilité interne et d’assister et d’aider au reclassement extérieur et à la création d’entreprise ». Un comité de suivi composé de représen- tantes syndicales et de responsables de Chantelle se réunit régulière- ment à partir du 1er septembre 1994. Héloïse Berranger et Patricia Denis participent pendant un an à ce que cette dernière appelle une « cellule de conversion ». Selon Héloïse Berranger, cette cellule ne « reclassait personne ». De même, Florence Benoît considère que l’antenne emploi, « c’était seulement pour apprendre à faire un CV » :
"FG : Ils n’essayaient pas de reclasser tout le monde dans l’antenne emploi
FB : Non pas particulièrement, ils nous demandaient ce qu’on avait envie de faire, point final.
FG : Et ils ne cherchaient pas des endroits où il y aurait des places ? FB : Non, c’était à nous d’envoyer notre CV. Ils n’étaient pas payés pour nous reclasser."
Les anciennes ouvrières sont livrées à elles-mêmes. Elles se sentent dévalorisées du point de vue du genre et de la classe. Noëlle Burgi insiste sur la façon dont les stages ou les réunions proposés par l’ANPE mettent en avant la « présentation de soi » avec « des modules sur le “look” » qui sousentendent qu’elles ne prennent pas soin d’elles. Les cellules de reclassement, en apprenant aux ouvrières à « se vendre », rendent visibles leurs difficultés, leur manque de qualifications, voire leur manque de confiance en elles : « les trois quarts des femmes se disent en difficulté » devant l’exercice de l’entretien car elles sont « en proie à beaucoup de timidité et d’anxiété ».
Il arrive que les bilans de compétences objectivent la situation des ouvrières. Une ouvrière de Moulinex constate : « Mon bilan m’a montré que je n’étais pas nulle comme je le croyais. Que je pouvais faire autre chose. Surtout, que j’étais capable de ne pas me laisser mourir ! » Mais la plupart des ouvrières se trouvent en difficulté à l’heure de l’établissement du bilan de compétences. Elles avaient oublié qu’elles n’étaient pas ou faiblement diplômées d’une part et, elles prennent d’autre part la mesure de la non-reconnaissance de leurs qualifications acquises.
Outre que ces configurations diversifiées font éclater le collectif les filles de/ouvrières de, elles peuvent aussi conduire à l’émergence de tensions entre les ouvrières. Si les mobilisations des salarié-e-s des deux entreprises ont eu lieu contre la fermeture, elles ont permis d’exercer une pression afin d’améliorer les « plans sociaux », lesquels comprennent la recherche d’un repreneur. Chez Moulinex, Seb, le premier concurrent de l’entreprise, reprend la totalité des effectifs de Fresnay-sur-Sarthe, Villaines-la-Juhel et Mayenne. Julie Duprès, ouvrière à Villaines-la-Juhel, est ainsi reprise par Seb dès décembre 2001, puis mutée à Mayenne en 2004, lorsque l’usine de Villaines-la-Juhel ferme. Elle affirme avoir été contente d’être reprise par Seb parce qu’« on avait une participation aux bénéfices » et « on avait une prime d’intéressement » alors que les salarié-e-s de Moulinex avaient tout perdu.
Chez Chantelle, une partie des ouvrières est embauchée par Jean-François Pacreau, surnommé le Choletais, alors patron de la Sofac, « à la tête de neuf ateliers de sous-traitance en corsetterie (dans les Pays-de-la-Loire et en Poitou-Charentes) ». Les ouvrières embauchées dans ce qui devient la Manufacture de corsetterie du Cens sont choisies par Aline Carrière, chef d’atelier chez Chantelle, qui établit une liste de quatre-vingt-dix personnes en fonction de critères tels que la polyvalence, des « gens qui [peuvent] bouger », et en même temps « il fallait que je mélange et par exemple, je devais prendre des gens délégués… » Pourtant, comme « la CFDT s’est retirée dès le départ car elle ne souhaitait pas prendre la place des ouvrières » et que « la CGT avait été reprise par Chantelle », peu de syndicalistes ont été embauchées chez Pacreau, ce qui fait d’ailleurs dire à Héloïse Berranger qu’il ne « voulait pas de syndicalistes ». La Manufacture de corsetterie est un sous-traitant, et Chantelle s’engage à « lui fournir une charge de travail dégressive sur trois ans », ce qui signifie que, « pour arriver à faire les articles, il fallait encore qu’il gagne de l’argent. Donc, pour qu’il arrive à se faire un bénéfice en plus de ce que Chantelle allait le payer, les temps devaient être plus courts. Elles n’avaient pas de maté- riel. Le repreneur a acheté toutes les machines à coudre à un franc symbolique ». Aline Carrière et Martine Lesueur ajoutent que les moyens du repreneur sont si réduits que ce sont les maris de certaines salariées qui ont installé une partie des nouveaux locaux.
Devant cette instabilité, certaines ouvrières ne souhaitent pas s’y engager. Florence Benoît, par exemple, préfère ne pas rester : « Je ne voulais pas retourner avec un mec comme ça, de toute façon je le sentais pas du tout et puis ça m’intéressait pas, j’ai dit “autant changer de boulot”. » Plusieurs ouvrières ont brièvement tenté l’expérience :
« Il y en a qui sont venues faire des essais puis qui ont arrêté après. Elles en avaient la possibilité. » Si Pacreau a embauché quatre-vingt-dix ouvrières, « il n’y en a que soixante-dix qui sont venues. Elles ont préféré partir avec ce que Chantelle leur proposait ». Le sous-traitant ferme à son tour en 2001 et les salariées disent à présent de Pacreau qu’il s’est avéré être un « escroc » et un « incapable ».
Trente-sept ouvrières restent chez Chantelle dans un site maintenu « à proximité de Saint-Herblain » où seront effectuées des « activités, qui, initialement prévues pour rester en France, devaient être transférées sur d’autres sites. Il s’agit du service central qualité, du “supercontrôle”, et l’activité des bonnets moulés ». L’ouverture du nouveau site ne doit concerner que les « personnes qui rencontre- ront de réelles difficultés dans leur recherche d’emploi et permettre une solution pour le personnel âgé de 50 ans à 55 ans et six mois ». Cette nouvelle situation rend difficile le maintien d’une solidarité pourtant espérée par les ouvrières à la fin du conflit : si, dans un premier temps, les ouvrières de Chantelle-maintenue sont plaintes par les ouvrières reprises par le sous-traitant, car elles restent dans l’ancienne usine sans savoir où se trouvera leur nouveau site, et « voient les filles, les machines partir », la situation s’inverse puisque celles qui sont restées dans l’entreprise en conservent les acquis sociaux et les ressources.
Les moyens du sous-traitant sont si limités qu’Héloïse Berranger raconte que ce sont les ouvrières de Chantelle-maintenue qui fournissent à leurs anciennes collègues « des élastiques, du plastique, des sacs en plastique, du scotch. Elles n’avaient rien pour travailler ». Mais surtout, les ouvrières de Chantelle se trouvent en position de contrôler leur travail et certaines « voulaient absolument trouver des défauts ». Le premier lot fabriqué par les ouvrières embauchées par le sous-traitant est ainsi refusé par Chantelle, ce qui crée des tensions.
Martine Lesueur affirme que l’encadrement lui a signifié qu’à Couëron ne restaient que « des gens qu’ils ne pouvaient pas mettre ailleurs », c’est-à-dire, outre les ouvrières qui devaient partir en retraite, les déléguées CGT et des ouvrières handicapées. Les déléguées CGT font donc partie de celles qui conservent les acquis de chez Chantelle, et contre qui se focalise l’animosité.
La situation est la même pour les ouvrières reprises par Seb qui n’auraient jamais cru voir disparaître Moulinex – c’était « inimaginable » – et doutent de leur avenir bien qu’elles aient retrouvé un emploi. Plusieurs ouvrières embauchées par Seb subissent les effets de l’ancienne concurrence entre les sites de Moulinex. Julie Duprès, mutée à Mayenne, ne se sent pas à l’aise dans sa nouvelle usine car certaines « filles de Mayenne » disent aux ouvrières de Villaines-la-Juhel, à leur arrivée, qu’« ils n’avaient qu’à vous licencier », ce à quoi l’ouvrière répond que si Mayenne continue de fonctionner, c’est parce que le travail de Villaines-la-Juhel y a été transféré. Comme chez Chantelle, les conflits syndicaux laissent des rancœurs. Pauline Lemaire, ancienne ouvrière d’Alençon réembauchée à Fresnay-sur-Sarthe et militante CFDT, constate : « Ce qui m’agace, c’est que ceux qu’ont pas voulu aller à Fresnay disent qu’ils n’ont pas eu de propositions de postes. Seule la CFDT aurait eu des propositions de postes, ce qui est faux et archifaux. Tout le monde a eu des propositions de postes, tous syndicats confondus, mais ils n’ont pas accepté. »
Ce type d’accusation portée par la CGT à l’encontre de la CFDT se retrouve chez Chantelle. Héloïse Berranger met sur le compte des accointances de la CFDT avec le Parti socialiste le fait que « plusieurs ouvrières de la CFDT » ont retrouvé du travail par l’intermédiaire de la mairie de Nantes. Pourtant, elle ajoute que c’est collectivement que, juste après la mobilisation, les filles de Chantelle sont allées rencontrer les mairies qui les ont soutenues pour leur demander d’embaucher d’anciennes ouvrières. C’est ainsi qu’après un an de chômage, Patricia Denis, déléguée CFDT, est embauchée à Nantes-Habitat, une société HLM de la ville : « Monsieur le maire Ayrault […] nous avait promis d’embaucher des filles de chez Chantelle, celles qui habitent sur Nantes. »
Dès le début des années 1980, de nombreuses ouvrières dont les usines ferment se reconvertissent dans les services à la personne. Lors des fermetures de la fin des années 1990 et du début des années 2000, davantage d’ouvrières encore sont embauchées dans ce secteur en expansion 16. Parmi les ouvrières qui ont retravaillé après la fermeture de l’usine, nombreuses sont celles qui se sont reconverties dans ces travaux du care correspondant aux activités de prise en charge du soin d’entretien de la vie des personnes âgées, malades, dépendantes ou en bas âge. Thiphaine Becquet, déléguée CFDT, trouve du travail dans une maison de retraite à Saint-Herblain et d’autres ouvrières de Chantelle deviennent nourrices agréées, ou font des cantines, des ménages chez des personnes âgées.
De même, après la fermeture de Moulinex, la reconversion professionnelle des ouvrières « s’est déroulée en bonne partie en dehors de l’industrie, dans des emplois de services ou d’aide à la personne », le métier d’assistante maternelle étant le plus convoité. Non seulement il évite aux femmes de s’engager dans des démarches de recherche d’emploi mais, en plus, il leur permet de se valoriser en faisant « prévaloir leur expérience de mère ». Outre les trajets quotidiens, elles s’épargnent « une intégration dans un nouveau milieu professionnel ». C’est une façon pour elles de concilier « vie personnelle, vie familiale et vie professionnelle ». Mais ces emplois sont souvent « précaires et surtout à temps partiel ». Pour Héloïse Berranger, ce n’est pas qu’« il y a des boulots minables, mais c’est de la précarité, pas un emploi stable ».
En parallèle, les ouvrières participent ou sont à l’initiative de projets culturels ou associatifs, jouant un « triple rôle d’opérateur de légitimité, de levier d’élucidation et d’instrument de déprivatisation », contribuant à une « reprise de puissance (empowerment) des acteurs face à ce qui est, le plus souvent, présenté comme inéluctable ». Les ancien-ne-s salarié-e-s optent le plus souvent pour des associations dans lesquelles les filles de/ouvrières de tentent, malgré tout, de maintenir ce lien et de faire exister ce collectif. Bien que les professionnels du reclassement considèrent que ces cadres ne favorisent pas le deuil, les associations sont des « lieux de rencontre et de parole ». La plupart du temps, ce sont les syndicalistes qui en sont à l’origine.
Chez Chantelle, c’est seulement en 2007, après la fermeture du site de Couëron, qu’est créée l’association. Les tensions liées aux configurations diverses immédiatement postérieures à la fermeture disparaissent puisque les situations des ouvrières sont désormais équivalentes. Héloïse Berranger explique que l’idée de l’association vient des ouvrières qui ont quitté Chantelle en 1994. Elles souhaitent se regrouper « parce qu’elles étaient éparpillées » et parce que les liens créés « pendant autant d’années » sont tellement « forts » que « tu as du mal » à « faire la coupure ». Elle ajoute : « Au départ, je n’avais pas du tout envie. Et puis Anne insistait : “Les filles souhaiteraient qu’on crée une association, pour pas se perdre de vue”… Donc, j’ai cédé un peu. J’ai dit : “Allez on y va.” On se rencontre tous les trimestres. Lors de la première réunion, on a fait un tour de table, histoire de se retrouver chacune. »
Dans ses souvenirs, elles sont une trentaine. Ce sont les anciennes déléguées de l’usine qui prennent en charge l’organisation des activités de l’association et Héloïse Berranger ajoute : « Toujours les mêmes. On en a marre d’être toujours les mêmes têtes ! Toujours les mêmes qui s’investissent. Pour faire plaisir aux filles. » La syndicaliste envisage donc la prise en charge de l’association comme la continuation de son rôle de déléguée dans l’entreprise, s’apparentant ici d’autant plus à une forme d’assistance, de travail de care, que les enjeux syndicaux ont disparu. Dans le cadre de l’association, les anciennes fêtent la galette des rois, se rendent au restaurant, et réalisent une exposition de photos « de nos luttes ». Se rétablissent alors des rituels collectifs, alimentés par la mémoire du collectif les filles de que les ouvrières aspirent à faire vivre.
Quant à l’association des anciens de Moulinex d’Alençon, Aristide Gaspard souligne qu’à la fin de la mobilisation de 2001, « on peut pas ne pas continuer à se voir ». Là encore, la fonction de délégué per- dure ; les ex-salarié-e-s de Moulinex vont trouver l’ancien délégué syndical CFDT, Aristide Gaspard, qui est, lui aussi réticent au départ :
« J’en avais un peu assez : j’étais fatigué aussi. Donc, j’ai laissé traîner un peu. Janvier, février… Puis les gens me relançaient… Donc j’ai dit : « Bon, on va y aller, mais pas tout seul, vous prenez ça en main. » Et c’est parti, on a fait une déclaration d’association loi 1901 et on a défini l’optique, ce qu’on y fait, ce qu’on veut faire. Il y avait trois points : trouver un lieu de convivialité où les gens peuvent revenir se voir et discuter ; échanger des informations, l’espace mémoire ; et troisième point, comment faire du transfert du savoir-faire. »
Le projet de l’association Moulinex Jean-Mantelet stipule qu’au-delà du maintien des liens entre les membres « d’une même entre- prise partageant la même culture », et de la volonté de « transmettre des savoir-faire professionnels au sein d’ateliers d’insertion, d’ateliers de bricolage, etc. », faire vivre la mémoire de Moulinex est une tâche essentielle de l’association. Elle a pour ambition de « valoriser le site géographique témoin de l’histoire industrielle de la ville et y installer un musée vivant, animé par les anciens salariés », de « développer ainsi le patrimoine touristique de la ville d’Alençon et de sa région, berceau de Moulinex, par la création et l’animation du site qui remémore l’histoire de l’économie locale » et de « promouvoir la mémoire de l’entreprise vers les écoles, associations, toutes organisations d’utilité publique, à des fins éducatives ». Sans doute, la situation d’usine-mère de Moulinex rend d’autant plus cruciale à Alençon la volonté de préserver cette mémoire, moins mise en avant par l’association des ancien-ne-s de Moulinex de Cormelles-le-Royal, l’APICMX (Accompagner Professionnaliser Insérer Créer Moulinex). Solange Duparc raconte les raisons qui l’ont conduite à s’y investir :
« Je suis rentrée à l’association il y a trois ans et demi a peu près. Au départ, c’était pour de l’aide, je le reconnais, et pour des papiers. Et puis, quand mon petit-fils était à l’école après, je suis venue aider les filles parce que ce qu’on m’avait donné, je voulais le rendre. Et maintenant, j’y suis pratiquement deux fois par semaine. Ce que je n’ai pas pu faire avant, maintenant, j’essaie de le faire. J’essaie parce que je ne fais pas tout. C’est avec plaisir que je le fais parce que je retrouve des personnes avec lesquelles je m’entendais bien. Je retrouve des personnes que je ne voyais plus parce que dans le travail on était dispersées par des ateliers, des équipes. J’ai plaisir à les retrouver : on partage nos souvenirs et on ne garde que les bons. »
La médiation du travail ayant disparu, les discussions se focalisent sur des problèmes personnels alors que les situations individuelles des ancien-ne-s sont plus distendues. En réalité, dans ces échanges essentiellement féminins, il y a la volonté de conserver la parole interindividuelle acquise dans le cadre du travail d’une part, et la volonté de maintenir un espace en dehors du foyer, leur permettant la reconstitution d’une sociabilité perdue, d’autre part. Enfin, les associations de Moulinex plus que l’association de Chantelle sont aussi animées par un « besoin de savoir », ce que les démarches collectives effectuées aux prudhommes révèlent. Les ancien-ne-s salarié-e-s veulent comprendre ce qu’il s’est passé afin d’accéder à une forme « de reconnaissance sociale ».
Écrire pour garder en mémoire la parole des ouvrières
Dans les récits ouvriers suivant les fermetures, on retrouve une tension, une négociation entre création esthétique et monde social. La plupart du temps, un auteur prend en charge le récit des ouvrières et le romance. Dans les ateliers d’écriture, ce sont les ouvrières elles-mêmes qui prennent en charge l’élaboration de ce discours. Dans ces récits ouvriers, il y a une histoire en train de se faire, celle du deuil de l’usine, les ouvrières ayant recours d’une manière ou d’une autre à la médiation artistique pour passer à autre chose. Certaines ouvrières sollicitées relèvent le défi et parviennent ainsi à rendre publique une parole, au-delà du témoignage : « Afin de sortir d’un “statut victimaire”, d’un enfermement dans une identité de victime. Se remettre debout, retrouver une souveraineté, une liberté intérieure, une liberté partagée, à défaut d’une liberté matérielle. »
Cinq ont retenu notre attention : Les Mains bleues, Daewoo, Ouvrière, Nous ne sommes pas une fiction, et Notre usine est un roman.
Après les fermetures d’usines, plusieurs ateliers d’écriture regroupant des ouvrières ont vu le jour, aboutissant par exemple à la publication de Nous ne sommes pas une fiction et de Les Mains bleues. Chaque fois, la démarche qui les anime se situe entre passé et présent : ces récits évoquent le contenu du travail et de la vie quotidienne des ouvrières, mais leur écriture répond à une nécessité postérieure à la fermeture. Teintés de nostalgie, d’humour malgré les notes sombres, ces ouvrages ne constituent pas seulement une mémoire de l’usine, mais également celle du projet d’écriture en train de se faire. Bien souvent la frontière entre passé et présent est floue, ou volontairement floutée : le plaisir qu’elles ont souvent à mener ce type de projet collectif participe un peu de la continuation de la vie d’usine perdue :
« Qu’est-ce que je suis contente d’être là, je trouve que c’est agréable d’être à nouveau réunies, il y a des filles que je n’ai pas vues depuis un an. Se retrouver comme au bon vieux temps, c’est génial, l’ambiance est détendue. […] Les jours passent, nous parlons de nos combats, nous exprimons nos rancœurs, nos peines, nos joies, nos fous rires pour une queue de poire, les disputes pour les grandes tailles, on se serait bouffé la gueule. »
Il y a dans ces ouvrages la reconstruction fictionnelle d’une histoire tout autant que l’histoire en train de se poursuivre à travers la fiction. Le titre d’un de ces ouvrages, Nous ne sommes pas une fiction de Philippe Ripoll, est révélateur : les ouvrières ne cherchent pas à montrer qu’elles n’étaient pas une fiction, en rendant visibles leur existence, leur mémoire, elles affirment ici qu’elles n’en sont pas une. Cette histoire en train de se poursuivre à travers la fiction est aussi marquée par le deuil à faire de la vie précédente :
« Je trouve que les semaines passent trop vite, j’avance doucement dans les écritures. Tous les jours, petit exercice. J’ai plein de souvenirs. Des fois, c’est facile, je prends plaisir à écrire des histoires. […] Ce matin, ce sont les mauvais souvenirs qui remontent. On doit raconter notre dernière journée chez Levi’s. Le fameux vendredi 12 mars 1999. […] C’est vrai, ça fait du bien de l’écrire mais quand il faut lire, j’ai la gorge serrée. Je ne suis pas la seule, tous les regards sont graves. […] Je ne regrette pas d’être là, au contraire cet atelier d’écriture m’a apporté beaucoup, j’ai retrouvé confiance en moi et j’ai beaucoup plus d’assurance quand je me présente à un entretien »
Il y a donc à la fois poursuite de la vie d’usine et travail de deuil de cette même vie et cela se lit aussi dans la façon qu’ont les ouvrières de Levi’s de se souvenir de l’usine :
« Au commencement était l’usine et, des rayons de soleil, à s’y méprendre, il y en a eu sur Levi’s. Ce n’était pas la mine, certes c’était la chaîne : travail machinal, répétitif, bleu sur les mains, blessures aux doigts ; bleus à l’âme. Mais, surprise, combien elles regrettent leur atelier, l’ambiance, les copines et la paye en fin de mois. Bien sûr, le travail était difficile avec le rendement comme une carotte pour gagner plus mais ce n’était pas l’enfer. Le paradis, même, pour celles qui avaient connu d’autres usines de confection avant celle-là. Là, elles pouvaient parler, se déplacer, aller pisser, prendre des pauses du moment que le pourcentage était fait. Et il y avait les fêtes, les cérémonies de remise de médailles, les animations et les rires, beaucoup de rires. Elles travaillaient en musique en plus du bruit assourdissant des machines, la direction se mettait en quatre pour les aider à résoudre leurs problèmes. Bref, elles étaient privilégiées et enviées par les ouvrières des autres usines de confection. Et elles pensaient finir tranquillement leur carrière la main dans le jean. »
Ce passage dit autant de ce qu’a été l’usine pour les ouvrières de Levi’s que de ce qu’elles vivent au moment de l’écriture : la nostalgie, le deuil, l’histoire en train de se faire. De la même manière, si l’usine est décrite au passé par les ouvrières de Daewoo, elles évoquent aussi la réalité du chômage, s’attardant sur les cellules de reclassement et les petits boulots qu’elles acceptent : « Saraï : ce qui m’énerve le plus, ça : convoquée tous les quinze jours. On est en faute ou quoi ? On te fait attendre une heure pour bien que tu comprennes qu’on ne peut rien changer à ce qui t’est fait. » Deux histoires se mélangent : celle de l’usine et celle du deuil de l’usine.
Chacun de ces cinq ouvrages oscille entre le témoignage brut et la fiction. Trois sont le produit d’ateliers d’écriture au cours desquels les ouvrières sont parvenues à s’exprimer. Deux anciennes ouvrières de Levi’s racontent ainsi qu’« au début, c’était difficile parce qu’on a toujours travaillé en usine donc, écrire, ce n’était pas évident. On a fait des tonnes de textes, et ensuite, fin juin, il y a eu une lecture de textes pendant deux heures devant trois cents personnes ». Même lorsqu’elle ne se trouve pas dans le cadre collectif de l’atelier, lorsqu’elle doit simplement raconter sa vie d’usine à son fils qui lui dit : « Laisse-toi aller, parle, a-t-il ajouté, moi je mettrai par écrit… », Nicole Magloire répond que « justement, le plus difficile pour les gens comme moi a toujours été de laisser les mots sortir… enfin… la banalité, la vie d’usine, en parler… cela sonnait bizarre, quelque chose d’inhabituel dans mon cas… deux vies, ai-je pensé, celle qui passe en silence et celle qui se raconte avec des mots… cette fois, je vais essayer… ». Se décidant à sortir de cette situation schizophrénique, elle finit par se lancer pour ne faire des deux vies qu’une, refusant par là ce qu’elle avait jusqu’alors considéré comme étant une vie banale :
« Je continue alors d’avoir peur de lui et de ses mots, pour lui aussi… je préfère renoncer, m’arrêter là… Quand bien même, essayons ! Il me le dit avec force, je me le répète aussi sur le coup… Pourquoi la littérature ne nous appartiendrait-elle pas ? » Le défi est alors lancé à ces ouvrières : écrire, parler, raconter en mots à l’extérieur ce qu’a été leur expérience. Et c’est « difficile », parce que c’est « banal », parce qu’« on a toujours travaillé en usine », en d’autres termes parce qu’elles considèrent que cela manque d’intérêt, parce qu’elles pensent qu’elles n’ont rien à en dire de cette vie-là. Parce que, là, il n’est plus question de laisser la parole aux déléguées qui prennent si bien les choses en charge, parce que, là, il s’agit de parler seule, individuellement, avec d’autant plus de difficulté que les ouvrières sont habituées à être un collectif. Mais, finalement, une nouvelle parole émerge : « l’écriture, pour me rendre plus humaine » explique Maguy Lalizel dans Nous ne sommes pas une fiction. Il s’agit donc de forger une parole, une parole qui fera exister autrement. L’ouvrière devient « actrice d’écriture » dans une parole individualisée, puisque son nom est mentionné. Parler à la première personne, non pour exclure le collectif, mais pour devenir sujets, le romancier de Nous ne sommes pas une fiction adoptant la posture de l’« écrivain ignorant ».
Daewoo est né des rencontres de François Bon avec les anciennes ouvrières. L’auteur y combine ce qu’il présente comme la restitution des entretiens qu’il a réalisés auprès des anciennes ouvrières de Daewoo, un monologue dans lequel il fait part de sa propre posture d’enquêteur et des réflexions qu’elle suscite, et des extraits de sa pièce de théâtre. Dans les chapitres d’entretiens, la majorité des ouvrières sont désignées par un prénom suivi d’une initiale (« Audrey K. », « Barbara G. », etc.) alors que les personnages des chapitres de la pièce de théâtre sont nommées suivant « les premiers noms de femme inscrits dans la Bible, au premier livre, celui de la Genèse » : Ada, Tsilla, Saraï, Naama, et concentrent les traits de caractère provenant de plusieurs « ouvrières ». Dans chaque chapitre, ces quatre actrices incarnent une ouvrière-type telle que « l’ouvrière blessée », « l’ouvrière combative », « l’ouvrière digne » 34 cherchant à représenter d’autres ouvrières, dans d’autres entreprises et d’autres circonstances. François Bon précise que « le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens ». Il ne rapporte donc pas exactement les propos des ouvrières, il construit les « ouvrières du roman » en reformulant leurs discours dans un souci de véracité, « une construction de mots pour mettre en avant, oui, sa façon [à l’ouvrière] de dire les mots ».
Franck Magloire opte pour un autre choix : il positionne sa mère, l’ancienne ouvrière de Moulinex, comme narratrice. Le « je » forme un monologue intérieur dans lequel ses sentiments s’expriment, avec des doutes, des incertitudes, révélés par l’abondance des points de suspension. Dans les premières pages se mélangent subrepticement la situation de la narration faisant dialoguer la mère et le fils et le monologue intérieur qui s’enclenche pour supplanter progressivement les doutes de l’ouvrière devant le projet de son fils : « J’éteins, le temps pour romancer m’est compté… celui des impératifs à respecter… il est cinq heures trente du matin et il me faut aller travailler, je dois être à l’heure… »
À propos de Notre usine est un roman, Annick, ancienne salariée de Roussel-Uclaf, déclare que « tout est vrai là-dedans même si ce sont des personnages de fiction ». L’histoire commence en 1967 : il s’agit de l’année d’embauche de nombreux salarié-e-s et « personne ne pouvait vraiment raconter les années 1950 ». Pour construire son récit, Sylvain Rossignol a réalisé 200 heures d’entretien durant lesquelles il pose des questions sans véritable grille, mais en commençant sou- vent par le premier jour de travail et en cherchant à « aller sur le travail concret ». Il a ensuite classé les témoignages par thème et fait en sorte que les salarié-e-s ne puissent pas se reconnaître. Pour évoquer les huit dernières années (1999-2007), il choisit une autre forme de narration, le discours intérieur, permettant aux salariées d’exprimer ce qui est de l’ordre du sentiment. Notre Usine est un roman est mis en scène en 2010 dans une pièce du même nom mais, cette fois, les comédien-ne-s ne sont pas des ancien-ne-s de l’usine.
Dans Daewoo, la posture du narrateur semble dans un premier temps relever davantage d’une enquête que d’un roman. Il parle « d’entretien », d’enregistrement et conclut ainsi : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête. » Le narrateur laisse donc entendre qu’à ce moment du récit, il n’a présenté que l’enquête et qu’il reste le roman à écrire. En réalité, c’est le roman de l’enquête qui s’achève avec la dernière phrase. Daewoo raconte finalement la transformation de l’enquête en roman. La conclusion à laquelle François Bon arrive, « Ne rien présenter que l’enquête », souligne sa volonté de restituer la parole des anciennes ouvrières de Daewoo. Si « toute question » est laissée « ouverte », c’est à la fois parce qu’il s’agit d’une histoire en train de se faire, mais aussi parce que la volonté du narrateur est de ne pas s’immiscer pour expliquer le discours des ouvrières qu’il entend restituer pour, comme annoncé dès les premières phrases du roman : « Refuser. Faire face à l’effacement même. »
Tous ces ouvrages cherchent à forger une mémoire des ouvrières, faite non de simples témoignages individuels ou collectifs, mais d’un discours réflexif : « Ils écrivent, et, nourris de rencontres imprévues, de jeux étranges, de situations inédites, ils descendent, avec la vitalité de la joie comme du désespoir, au fond d’eux-mêmes, et au fond de la société qui les a “coproduits” . » L’ambition est de ne pas oublier un monde disparu. Ouvrière se termine ainsi :
« Pour en finir avec la petite histoire, mon fils m’a demandé une dernière chose… Que signifie pour toi d’avoir été ouvrière ?…. ouvrière… de la fin du mot, j’entends insidieusement que mon heure est venue, que mon temps est passé… c’était hier… ouvrière… du retour à mes débuts jusqu’à l’épilogue de toutes ces années de fatigue accumulée, je perçois clairement ce « oui » timide… cisaillé par le vrombissement fantomatique des machines qui continuent de tourner dans l’atelier vide. »
Dans ce mot « ouvrière », il y a une histoire passée et en même temps la mémoire de quelqu’un qui transmet à son fils ce qu’il reste d’elle, ce qu’elle voudrait qu’il reste d’elle. De même, à la fin de la série de nouvelles que constitue Les Mains bleues, Christophe Martin présente ainsi les ouvrières : « Nées en 1949 et 1971, au nombre de 25, elles ont travaillé à l’usine entre 3 et 29 ans, comme mécaniciennes en confection au pliage, cuir, confection passant, baguette, arrêt baguette, rivet, ourlet, extrémités ceintures, boutonnières et boutons ceinture, repassage, montage ceinture, surpique côté, entrejambe, braguette […] Licenciées, blackboulées, elles ont enfin abouti à l’atelier d’écriture. »
Comme l’analyse Danièle Linhart à propos des salariés de Chausson, dans chacun de ces ouvrages, les ouvrières « mettent toujours en avant le sentiment d’une histoire commune entre [elles] et leur entreprise ». Dans Notre usine est un roman, Sylvain Rossignol reprend, à travers les personnages de Gisèle et de Simone, l’histoire des conditionneuses de Roussel-Uclaf, les « Usiphar » :
« Usiphar est le nom de l’activité de conditionnement de Roussel-Uclaf. Être Usiphar (les filles disent : « C’est une Usiphar », « Je suis une Usiphar »), c’est travailler au conditionnement et travailler pour Roussel-Uclaf. L’un et l’autre sont aussi importants : on se sent appartenir fortement au conditionnement (à Usiphar) et tout aussi fortement à Roussel-Uclaf. Comme on se dit d’un quartier au sein d’un village, prêt à dénigrer l’autre quartier à la fête du village mais prêt à le défendre aux fêtes intervillages. »
Sylvain Rossignol reconstitue leur histoire, la façon dont les ouvrières partagent leurs soucis personnels, dont elles sont solidaires, leurs traditions, etc. Il forge ainsi une mémoire de l’histoire commune qui relie les ouvrières entre elles et les ouvrières à Roussel- Uclaf. L’ensemble de ces romans cherche donc à rendre visible l’ouvrière, son poste de travail, ses gestes de travail et les liens qui l’unissaient à son entreprise, l’attachement qui s’est constitué au fil des années comme faisant partie d’un temps aujourd’hui révolu.
Fanny Gallot