“Il se passe quelque chose de nouveau dans la droite européenne, et cela va plus loin que les poussées de fièvre xénophobes et populistes”, assure l’essayiste américain Mark Lilla, en préambule d’une longue analyse parue dans le dernier numéro de la prestigieuse revue The New York Review of Books.
Intellectuel réputé, se revendiquant de gauche, ce francophile a dernièrement publié un livre (La Gauche identitaire, Stock, 2018) où il fustige l’“obsession” des progressistes américains pour la politique de l’identité et la défense des minorités, au détriment selon lui de la recherche du bien commun. Dans son article pour The New York Review of Books, Mark Lilla s’intéresse à ce qu’il considère comme un angle mort pour beaucoup de journalistes et intellectuels : à savoir, les tentatives de faire émerger en Europe une “troisième force” à droite, entre “les partis de l’establishment” et les “populistes xénophobes.” “Des idées se développent et des réseaux transnationaux se mettent en place pour les diffuser”, insiste Mark Lilla, pour qui il est “temps de commencer à prêter attention aux idées d’un mouvement qui prend des allures de Front populaire de droite”. Et à l’en croire, “la France est un bon point de départ.”
Ce que décrit Mark Lilla est un courant intellectuel qui aurait pris racine dans l’opposition à la légalisation du mariage pour tous, en 2013. Comme il le voit, le mouvement de “La Manif pour tous” aura été “l’occasion d’une prise de conscience politique pour tout un groupe de jeunes intellectuels affûtés, pour la plupart des catholiques conservateurs” qui “en l’espace de cinq ans […] ont établi une présence médiatique en écrivant dans des journaux comme Le Figaro, Le Point et Valeurs actuelles, en créant de nouveaux sites et magazines (Limite, L’Incorrect), en publiant des livres et en étant régulièrement invités sur les plateaux de télévision”.
Ces auteurs – parmi lesquels les journalistes et essayistes Eugénie Bastié (cofondatrice de la “revue d’écologie intégrale” Limite) et Jacques de Guillebon (L’Incorrect), ou encore la philosophe Marianne Durano (auteure de Mon corps ne vous appartient pas, Albin Michel, 2018) – se retrouvent selon Mark Lilla autour de plusieurs thèmes : leur opposition à une Union européenne qui “rejette les fondements culturels et religieux de l’Europe et tente de les remplacer par l’intérêt économique et personnel des individus” ; un discours écologiste qui semble “inspiré de l’encyclique du pape François Laudato Si’(2015)” ; et ce que Mark Lilla qualifie d’“alterféminisme”, soit une pensée qui “rejette ce que [ses tenants] considèrent comme un ‘culte de la carrière’ du féminisme contemporain, lequel renforce inconsciemment l’idéologie capitaliste selon laquelle trimer pour le compte d’un chef serait une liberté”.
Deux tendances à l’œuvre
“Quoi que l’on pense de ces idées conservatrices sur la société et l’économie, elles forment une vision cohérente du monde”, juge Mark Lilla, qui distingue toutefois “deux modes d’engagement” en gestation dans ce courant d’idées : le premier, que Mark Lilla qualifie de “conservatisme écologique”, lui apparaît “ouvert, généreux, ancré dans le quotidien ainsi que dans les préceptes sociaux du catholicisme traditionnel”. D’après lui,
en lisant la revue ‘Limite’, on a le sentiment que la réaction conservatrice passe par un retour aux petites villes et villages plutôt que par la ville ; l’engagement dans les écoles locales, les paroisses, les associations environnementales ; et surtout l’éducation des enfants dans les valeurs conservatrices – soit un exemple de mode de vie alternatif.”
La lecture du Figaro, de Valeurs actuelles et “surtout [de] L’Incorrect, particulièrement antagoniste”, donne en revanche à Mark Lilla l’impression d’un conservatisme “agressif, méprisant la culture contemporaine et obsédé par un Kulturkampf [un ‘combat pour la civilisation’] contre la génération des soixante-huitards”. “Sans être ouvertement raciste, ce courant nourrit une profonde méfiance à l’égard de l’islam”, ajoute l’auteur de l’article.
Marion Maréchal, nouvelle Macron ?
Laquelle de ces mouvances de la “nouvelle droite” – Mark Lilla n’emploie jamais le qualificatif “d’extrême-droite” à propos de ces auteurs - a-t-elle le plus de chances d’avoir un avenir politique, si tant est que l’une d’elles y parvienne ? Difficile à dire, tant “les modes et tendances intellectuelles changent vite en France, un peu comme le plat du jour”, ironise l’essayiste américain. Mais on aurait tort selon lui de ne pas prendre ces idées au sérieux, dans la mesure où “l’aile la plus combative de ce courant a désormais l’oreille de Marion Maréchal” – l’ancienne députée Front national et petite-fille de Jean-Marie Le Pen, que Mark Lilla décrit comme “intéressée par le monde des idées” (il cite le lancement à son initiative d’un Institut de sciences sociales économiques et politiques, à Lyon) et dont il pense qu’elle est susceptible de lancer un nouveau mouvement politique en dehors des partis existants, comme l’avait fait Emmanuel Macron avec La République en marche. Or,
si Marion Maréchal créait son propre mouvement, construit autour de sa personne, comme Macron, elle pourrait parfaitement rassembler la droite tout en donnant l’impression de la transcender. Elle serait alors en position de travailler avec des partis de droite au pouvoir dans d’autres pays.”
Le spectre d’un regain des nationalismes en Europe
S’il devait l’emporter au sein d’un tel mouvement, prévient Mark Lilla,
le conservatisme agressif […] que l’on observe en France […] pourrait être un puissant instrument au service d’un nationalisme chrétien réactionnaire et paneuropéen tel que l’envisageait au début du XXe siècle Charles Maurras, le porte-étendard de l’antisémitisme français et du ‘nationalisme intégral’, et maître à penser du régime de Vichy”.
Pour toutes ces raisons, affirme l’auteur américain, “tous les Français devraient avoir les yeux rivés sur Marion Maréchal”.
Courrier International
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