Un café parisien de la place Clichy réunissant quelques jeunes Soudanais, dimanche 13 janvier. Autour de la table flotte un mélange d’excitation née de la certitude de partager un événement exceptionnel et de frustration à force de le vivre par procuration, à 5 000 kilomètres du théâtre de cette contestation populaire inédite contre le régime du président Omar Al-Bachir. Alors, pour se donner l’illusion d’abolir la distance, les téléphones portables passent de main en main ; on y voit défiler les images de ces manifestations qui n’ont pas cessé depuis la mi-décembre 2018. Un mois, du jamais-vu au Soudan.
Les premières vidéos sont arrivées de la ville ouvrière d’Atbara où des milliers de personnes protestaient spontanément contre le triplement du prix du pain. Puis le mouvement s’est propagé à la capitale et à une vingtaine de villes à mesure qu’il changeait de nature. Noraldin Altayeb Ahmed Osman compile toutes les images. Celles où l’on voit les forces de sécurité pénétrer et tirer à l’intérieur même d’un hôpital, bastonner avec acharnement de jeunes manifestants…
« Notre contribution, ici, c’est d’informer le reste du monde en diffusant ces vidéos, parce que sur place, Internet est surveillé ou coupé. Des gens sont emprisonnés pour avoir publié des images de la révolution sur les réseaux. Nous avons donc lancé une intifada électronique. Ca part de partout depuis l’Afrique du Sud jusqu’à la Norvège en passant par l’Arabie saoudite », s’enthousiasme le jeune homme.
« Ce n’est pas la balle qui tue, c’est le silence », ajoute-t-il en reprenant l’un des slogans de la rue. Pour Shawgi Ahmed, cela montre qu’« on est passé à autre chose, au début c’était à cause du pain, maintenant c’est une révolution populaire ». « Le régime est incapable de redresser la barre économique, ce que l’on veut : qu’il dégage ! Trente ans, ça suffit ! », ajoute-t-il en référence au temps écoulé depuis le coup d’Etat qui permit au colonel Omar Al-Bachir de s’emparer du pouvoir.
« La force est aux mains du pouvoir »
Cette « révolution », dont ils se gardent de pronostiquer l’issue, ces jeunes Soudanais en ont rêvé sur les bancs de l’université. Puis, la croyant inaccessible, ils ont fini par prendre le chemin contraint de l’exil. Ils appartiennent à cette dernière génération de réfugiés arrivés en France. Pour Shawgi Ahmed, cela fait seulement sept mois. Agé de 26 ans, le jeune homme travaillait pour une association humanitaire présente dans le Darfour, une région qui a chèrement payé sa rébellion contre la dictature d’Omar Al-Bachir, et a d’ailleurs valu à ce dernier d’être inculpé de génocide par la Cour pénale internationale.
« J’ai tout d’abord subi des pressions des autorités pour minimiser la situation sur place dans mes rapports. Puis j’ai été arrêté, détenu 21 jours dans une prison secrète où… il s’est passé des choses », raconte-t-il pudiquement. Le passage en prison, Shawgi Ahmed l’avait déjà connu pendant ses études d’ingénieur, en marge de la campagne contre l’excision, par exemple. « Deux ou trois jours, on prenait quelques coups et on nous relâchait », se rappelle-t-il. Mais en 2018, il ne résiste plus et quitte le Soudan.
Comparé à nombre de ses compatriotes, il est un privilégié. C’est par avion, par Addis Abeba, la capitale éthiopienne, qu’il est arrivé à Paris, malgré une interdiction de voyager. Miraculeusement, il a obtenu un statut de réfugié en trois mois et rêve de s’inscrire à Sciences Po. Par certains côtés, le mouvement de protestation soudanais lui offre une autre chance. Sans oublier leurs côtés dramatiques au Soudan – au moins quarante personnes tuées et des centaines d’autres emprisonnées –, les événements ont resserré les liens d’une communauté soudanaise de France pas très nombreuse (environ 30 000 personnes) et habituellement divisée. Autant que l’était leur pays avant les derniers événements.
En ce dimanche, Shawgi Ahmed retrouve Ameer Mahla qu’il ne connaissait pas il y a encore un mois. Militant politique antirégime, lui est arrivé en 2016 après un long et dangereux périple à travers la Libye, puis la Méditerranée, l’Italie et enfin Paris. Il y a aussi là Tarig Ali, au périple comparable. Ils parlent de collectes de médicaments, d’argent pour les prisonniers, de manifestations devant l’ambassade du Soudan à Paris… « Ce n’est pas à moi de dire quoi faire aux Soudanais au pays. N’oublions pas que la force est aux mains du pouvoir. Mais ici, on fait ce que l’on peut », explique Tarig Ali.
« Nous sommes avec le peuple »
Tous ont connu les manifestations de septembre 2013 dans leur pays d’origine. Surtout animées par des étudiants et des lycéens, elles ne durèrent que quelques jours, avant de mourir noyées dans le sang. « Au moins 170 morts, des détentions arbitraires, des mauvais traitements et des tortures de prisonniers, et autres abus graves commis par les forces de sécurité du gouvernement », écrivait alors l’organisation humanitaire Human Rights Watch. « Aujourd’hui, le mouvement touche une vingtaine de villes et continue d’être sur une pente ascendante. Il y a des jeunes des vieux, y compris ceux qui en 2013 approuvaient la répression. Tous les milieux sociaux sont là. C’est un signe d’espoir », observe Ameer Mahla.
Un cri poussé début janvier dans les rues de Khartoum symbolise cette impression d’union : « Tout le pays est le Darfour ! ». Ils n’étaient pourtant pas nombreux à le proclamer au plus fort des massacres du début des années 2000 commis par les forces du régime et ses milices. En 2019, les manifestants réagissaient à une vague d’arrestations dans les milieux étudiants darfouris de la capitale. Alamin Abdrhman feint de ne pas être surpris par cette subite solidarité : « La population est arrivée au même constat que nous. Ce n’est pas une question économique mais de régime. »
Contrairement aux manifestants pacifiques d’aujourd’hui, Alamin Abdrhman présente un CV fourni d’ancien combattant au sein d’un des groupes armés du Darfour, le Mouvement pour la justice et la liberté (JEM) dont il dirige la représentation en France. « On a pris les armes pendant vingt ans et on n’a rien changé aujourd’hui nous sommes avec le peuple », reconnaît-il tout en niant courir derrière un mouvement populaire largement inorganisé, hors du contrôle des syndicats et des partis traditionnels.
A Paris, le JEM a organisé des réunions avec d’autres organisations de Soudanais. « Au-delà des différences politiques, il y a un problème générationnel entre ceux arrivés en France depuis longtemps qui ne nous aident pas beaucoup et les nouveaux comme moi [là depuis deux ans] », regrette-t-il toutefois. « Pour le moment, nous sommes tous unis derrière la même cause, tempère le responsable des relations extérieures du JEM en France, Yosif Fatihelrhman. Mais si le régime tombe, la concurrence pour le pouvoir recommencera. Nous n’en sommes pas là. Que Bachir dégage, d’abord ! »
Christophe Châtelot