Les gilets jaunes qui occupent les ronds-points et les péages d’autoroute sont autant des hommes que des femmes. Ils/elles habitent le périurbain diffus, sont propriétaires de leur logement, souvent des petites maisons de lotissement ou des pavillons de facture modeste. Infirmiers, ambulanciers, chauffeurs routiers, employés du privé et du public, artisans, petits indépendants, ils/elles ont la plupart du temps un travail rémunéré, des statuts d’emploi stables, mais sont hantés par la peur du déclassement et les fins de mois difficiles qu’a cristallisé en première instance le rejet de l’écotaxe.
Si leur présence soudainement visible dans les carrefours giratoires de France écorne le mythe du « tous propriétaires » [1], les mécanismes qui président à leur installation dans les territoires périurbains restent peu questionnés par les commentateurs de la vie politique. Leur trajectoire résidentielle se déroulerait telle une évidence produite à la croisée de la nécessité économique (le foncier y est moins cher qu’en ville) et des aspirations familialistes (fonder un foyer et garantir un avenir meilleur aux enfants à l’abri des cités d’habitat social). Dans cette optique, l’accès à la propriété correspondrait à une volonté de mobilité sociale (ou, du moins, de lutte contre le déclassement) d’autant plus forte que l’ascenseur social est en panne dans le monde du travail. La maison traduirait même pour certains une revanche sociale.
C’est aussi une lutte des sexes qui pointe derrière la lutte des classes soudainement exposée au regard médiatique.
Les discours (androcentrés [2]) sur le désir de propriété individuelle et les aspirations au « chacun chez soi » véhiculent pourtant des poncifs (et de nombreux raccourcis) que la sociologie urbaine, en plein renouvellement depuis une dizaine d’années, permet de balayer. Le parcours résidentiel allant de la location à l’accession à la propriété est (encore) perçu comme une affaire de couple, décidé d’un commun accord, sans heurt ni compromis, répondant à des aspirations partagées – le désir de créer « une maisonnée » selon les termes employés par Bourdieu dans les années 1980. Mais, pour les femmes rencontrées par Florence Aubenas sur les ronds-points du Lot-et-Garonne [3], comme pour beaucoup de celles interrogées au cours de nos enquêtes, c’est aussi une lutte des sexes qui pointe derrière la lutte des classes soudainement exposée au regard médiatique : « Depuis quand [leur] vie ne [leur] avait pas semblé si excitante ? Laisser le téléphone allumé en rentrant à la maison. Ne plus regarder les dessins animés avec la petite, mais les infos. Parler à des gens auxquels elle n’aurait jamais osé adresser la parole (…). “ Sinon, on fait quoi de nos journées ? dit Adélie [28 ans, employée au chômage, qui ne trouve pas de travail dans son secteur]. Être au cœur du réacteur, cette fois au moins. »
La politique du « tous propriétaires » s’est traduite en France, depuis le milieu des années 2000, par différents dispositifs fiscaux et subventions aux ménages – Pass Foncier, « Maison à 100 000 euros », Prêt à taux zéro doublé, etc. Promu au nom de la constitution d’un patrimoine et de la sécurisation des parcours individuels (face à la baisse du niveau de vie à la retraite et au risque de chômage), le soutien à la propriété n’est pas sans rappeler, dans ses fondements, l’idéologie conservatrice du XIXe siècle de Le Play qui prônait la stabilité de la famille par la propriété – en ramenant les femmes au foyer et en éloignant les hommes du bistrot. « Je propose que l’on fasse de la France un pays de propriétaires parce que lorsque l’on a accédé à la propriété, on respecte son immeuble, son quartier, son environnement… et donc les autres. Parce que lorsque l’on a accédé à la propriété, on est moins vulnérable aux accidents de la vie. (…) Devant cette injustice, certains proposent le logement social pour tous et la taxation des propriétaires par les droits de succession. Je propose la propriété pour tous », martèle Nicolas Sarkozy dans son discours de campagne (14 janvier 2007).
Le soutien à la propriété renforce les inégalités socio-économiques (on le sait) mais aussi, de manière plus discrète, les inégalités entre les femmes et les hommes. Les données de l’Insee le montrent : les femmes sont moins souvent propriétaires de leur logement que les hommes, en particulier quand il s’agit de résidences secondaires et ce, à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Elles logent plus souvent chez leur conjoint que l’inverse, et possèdent moins souvent le logement à part égale. C’est également sur elles que reposent en premier lieu le travail d’entretien et de valorisation des logements (aménagement et décoration, courses, ménage, etc.), la gestion des activités scolaires et périscolaires, ainsi que la cohésion affective du groupe domestique (entretien des relations au sein de la famille et avec le voisinage).
Ce partage inégal du travail domestique (malgré l’investissement, certes de plus en plus grand, des pères dans le travail parental) donne l’illusion que les femmes plébiscitent l’habitat individuel et le statut de propriétaire avec lequel il se confond souvent, comme leurs mères et leurs grands-mères l’auraient fait au siècle passé. L’accès au confort et à la modernité (d’une cuisine équipée, d’un chauffage au gaz, etc.) n’était-il pas un juste combat dans la société française d’après-guerre marquée par le poids des destructions et l’insalubrité des logements dans les centre-villes ? L’image de la mère du foyer ou de celle qui doit assurer la bonne marche de la maisonnée aux dépens de son activité professionnelle est toujours présente dans une partie de la société française et dans les schèmes qui structurent la perception (et l’activité) des fédérations de promoteurs-constructeurs. C’est faire fi des transformations qui affectent tant les structures familiales que le marché de l’emploi, et qui bouleversent de manière indissociable les liens à l’habitat.
L’accès à la propriété d’une maison individuelle est moins un « projet conjugal » que le fruit de compromis à la fois socialement situés et éminemment genrés.
Dépasser l’unité statistique du ménage, prendre en compte le temps long – et la discontinuité – des parcours biographiques, permet dès lors d’analyser la manière dont se construisent les choix résidentiels au sein des couples et de questionner notre modèle de croissance urbaine, fondé depuis près de quarante ans sur l’extension des couronnes périurbaines. L’accès à la propriété d’une maison individuelle est moins un « projet conjugal » (selon l’expression consacrée par les agents immobiliers) que le fruit de compromis à la fois socialement situés et éminemment genrés. La reconstitution des processus de recherche d’un logement sur le marché immobilier, étape par étape, le montrent. Dans les arbitrages qui président à la construction des choix résidentiels, les femmes sont nombreuses à privilégier les enjeux de localisation (accessibilité au centre-ville, proximité à l’ancien quartier, à la famille et à l’entourage notamment) sur ceux liés au statut d’occupation (achat vs location), parce que c’est sur elles que repose la charge de la vie quotidienne (les sorties d’école, le travail domestique, le soutien à la famille et aux parents vieillissants,…).
Les femmes appartenant aux classes les plus favorisées font ainsi le choix d’une certaine proximité à l’entourage qui leur permet de concilier vie familiale et responsabilités professionnelles, quitte à rester locataires au centre des grandes villes, notamment dans la capitale. Des stratégies similaires s’observent au bas de l’échelle sociale quoique selon des modalités différentes : une partie des femmes salariées et mères de famille des classes moyennes et populaires ont d’abord souhaité se loger près de leur famille et de leurs réseaux d’entraide, avant de se tourner vers les parcours d’accession en périphérie des villes. Travaillant comme caissières, vendeuses, secrétaires ou encore ouvrières postées sur les lignes de production, surreprésentées dans le temps partiel et les horaires atypiques (matin, soir, week-end…), elles anticipaient les difficultés d’organisation à venir et semblaient redouter, au fond d’elles-mêmes, un certain isolement social.
Chez les hommes, le désir d’accéder à la propriété individuelle répond plus souvent et plus ostensiblement au souhait de (se) constituer un patrimoine familial. Le sentiment mêlé de fierté personnelle (parvenir à loger « sa » femme et « ses » enfants) et de réussite sociale (gagner assez d’argent pour pouvoir payer le crédit) se nourrit des normes de masculinité hégémonique et de virilité qui imprègnent notre société, et qui rencontrent l’idéologie familialiste pluriséculaire qui lie propriété individuelle et ordre moral. Pour autant, ce « bon père de famille » est aussi souvent celui qui, disposant de la seule voiture du ménage, pâtit le moins du nouveau cadre résidentiel. Quittant chaque matin le domicile conjugal pour se rendre au travail, il échappe aux charges nouvelles de ce qu’aucunes qualifient de « prison dorée » – ou de « HLM à plat » pour les plus critiques d’entre elles.
La solidarité féminine telle qu’elle peut de se déployer au service du groupe domestique s’accommode mal de l’isolement géographique dans lequel les confine le modèle de la propriété pavillonnaire.
Car la politique du « tous propriétaires » a des effets indirects bien plus puissants, et bien plus pervers, qui affectent la place des femmes dans la sphère du travail et dans la famille et qui, au final, rebattent les cartes de leur autonomie. En accédant à la propriété, souvent au prix d’un éloignement géographique accentué par l’absence de deuxième voiture et le manque de transports en commun, dans des communes de petite taille peu dotées en services publics, les femmes les moins qualifiées renoncent progressivement à leur travail salarié pour se concentrer sur la sphère domestique – les revenus du travail ne permettant pas de compenser les coûts de déplacement et de garde générés par le déménagement.
Les discussions au sein des couples sur les projets résidentiels au moment de la retraite confirment le tropisme différencié des femmes et des hommes pour les localisations péricentrales – la campagne ou le bord de mer : les uns souhaitent quitter la ville pour disposer d’un jardin, d’un garage ou encore d’un atelier ; les femmes veulent au contraire y rester pour ne pas perdre leurs relations, leurs réseaux de commerçants et leur cercle de sociabilité qui facilitent l’organisation de la vie quotidienne et les arrangements informels (faire crédit, prendre en charge un enfant, effectuer un remplacement, etc.). Bref, la solidarité féminine telle qu’elle peut de se déployer au service du groupe domestique (pour organiser la rareté des ressources et limiter le poids des contraintes sur les enfants notamment) s’accommode mal de l’isolement géographique dans lequel les confine le modèle de la propriété pavillonnaire – y compris à l’heure d’internet et des réseaux sociaux.
C’est au final dans les moments de crise et de rupture biographique qu’apparaissent, en creux, les liens spécifiques qui unifient les femmes à l’habitat, et qui rappellent leur dépendance plus grande à son égard. En effet, les femmes apparaissent les plus fragilisées lorsque le modèle familial (le couple avec enfants) et résidentiel (l’accession à la propriété) s’effondre – même si celles ayant hérité d’un patrimoine ou appartenant aux classes aisées peuvent un peu plus souvent que les autres garder leur logement après un divorce. Les femmes ont également une probabilité de reformer un couple inférieure à celle des hommes (qui accèderont de nouveau à la propriété lors d’une seconde mise en couple), tandis qu’elles assument plus souvent la charge des enfants après les séparations (même si la part des gardes avec résidences alternées progresse).
Les recherches sur le logement social montrent ainsi que ce type d’habitat, à condition de ne pas être situé dans une zone de relégation (quartier disqualifié, mal desservi par les transports en commun), constitue une ressource appréciée par les femmes. Ces logements aux loyers conventionnés leur permettent de se maintenir sur des territoires valorisés, à proximité des centres urbains et des bassins d’emploi, et constituent pour elles une promesse d’intégration professionnelle, d’ascension sociale pour leurs enfants et, in fine, une garantie d’autonomie. On comprend que les femmes des catégories populaires se montrent particulièrement mobilisées pour l’obtention d’un tel logement : elles se rendent plus que les hommes aux guichets des institutions pour appuyer leur demande, effectuent le travail administratif de relance, dépensent temps et énergie pour obtenir les clefs d’un logement HLM, même s’il n’est pas question d’accepter une relégation dans les cités les plus disqualifiées.
En cas de séparation conjugale, le logement social permet également de mieux faire face à la baisse des ressources. La sécurité juridique apportée par le statut de locataire HLM et la modération des loyers qu’il permet sont également centraux pour compenser le manquement (fréquent selon les données de la CNAF) de l’ancien conjoint à son obligation de verser une pension alimentaire. Les politiques néo-libérales qui fragilisent aujourd’hui le secteur du logement social ne sont donc pas seulement une mauvaise nouvelle pour les pauvres : les femmes risquent d’en pâtir plus particulièrement, car c’est la question de leur accès à la ville qui est posée.
Le logement ne peut donc être abordé de façon isolée de la situation sur le marché de l’emploi et des dynamiques conjugales. Ces éléments, rarement mis en avant, remettent en question le soi-disant consensus sur la volonté d’être propriétaire d’une maison individuelle, coûte que coûte. Les arbitrages entre type de bien, localisation et statut d’occupation sont complexes et impliquent à des degrés divers les hommes et les femmes dans leur carrière professionnelle, leur vie sociale, leur sphère affective et amicale. Il est donc temps de repenser une politique de la ville et de l’aménagement du territoire qui prenne en compte les identités multiples des hommes et des femmes et qui intègre la flexibilité plus grande de leur parcours tant dans la sphère privée que sur le marché du travail.
Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon et Catherine Bonvalet
SOCIOLOGUES, CHERCHEUSES À L’INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES