François Legault nous a annoncé qu’il allait faire adopter d’ici l’été prochain une loi interdisant le port de signes religieux ostensibles chez les juges, les procureurs de la Couronne, les policiers et les gardiens de prison, comme le recommandait la commission Bouchard-Taylor en 2008. Il ajoute a cette liste les enseigant-e-s du primaire et du secondaire de l’École publique. Les écoles privées seraient exemptées de cette loi. Il justifie cette exemption par le fait que « cette loi ne passera pas comme une lettre à la poste » et qu’il vaut mieux prendre une bouchée plus petite. Il a déclaré qu’il tranchera lui-même à savoir si cette loi sera liée à une clause sur les droits acquis pour les personnes déjà en emploi qui refuseraient d’enlever leurs signes religieux qui pourraient ainsi ou non conserver leur emploi. Le caucus caquiste semble largement s’opposer à cette clause dite « grand-père ». L’objectif, affirme-t-il, c’est d’enfin tourner la page sur ce débat qui s’étend depuis près de deux décennies sans que les gouvernements libéraux et péquiste ne soient parvenus à régler la question. Il prête un poids important à cette loi, car il a déclaré [1], qu’elle permettra de lutter contre le racisme et l’extrémisme dans la province. Le Parti libéral du Québec s’est déjà prononcé contre ce projet de loi annoncé par le gouvernement. Le Parti québécois et Québec solidaire doivent préciser leurs orientations dans les semaines qui viennent.
La laïcité à la Legault : un pan d’une politique identitaire stigmatisante
Pour beaucoup, la discussion sur la laïcité serait un débat en soi, séparé de tous les autres et particulièrement de ceux des rapports de la majorité aux minorités ethnoculturelles. Legault et son gouvernement ne sont visiblement pas de cet avis. Ce projet de loi s’inscrit dans le cadre d’une série de politiques qui traitent de cette question. La proposition de réduire les seuils d’immigration de 20% faisant passer le nombre d’immigrant-e-s reçu-e-s de 50 000 à 40 000 au nom d’une meilleure intégration-assimilation à la société québécoise en est un autre pan comme l’est également l’instauration d’un test d’adhésion aux valeurs québécoises et d’un test de connaissance du français, promesses électorales sur lesquelles il a été élu. Il ne faut pas s’étonner que le débat sur la laïcité soit appelé à soulever les questions de l’immigration, de la défense des valeurs québécoises, de la xénophobie et du racisme. Il est donc tout à fait illusoire de croire que l’adoption de la proposition de la commission Bouchard-Taylor sur les signes religieux ou celle de la Coalition Avenir Québec, permettra de tourner la page sur la laïcité au Québec et sur la question des contradictions dans les relations entre la majorité eurodescendante et les minorités racisées dans le Québec d’aujourd’hui dans lequel cette question s’inscrit.
L’escamotage des fondements d’une laïcité d’inclusion au profit d’une laïcité identitaire
Une laïcité véritable est une « politique de pacification par le droit » [2]. Elle permet d’assurer la liberté de conscience par la séparation de la politique et du religieux. Une laïcité inclusive est un combat pour l’unité citoyenne. Lorsque la laïcité devient un instrument de démarcation identitaire et d’approfondissement des divisions, elle se transforme en son contraire. C’est pourquoi il faut juger la laïcité sur ses fins avant de la juger sur ses moyens.
Le projet du gouvernement Legault s’inscrit dans une logique identitaire. Il impose aux minorités (et tout le monde comprend que ce sont les femmes musulmanes portant un foulard qui sont ici visées) travaillant dans des positions d’autorité ou aux enseignantes d’adopter la façon de vivre et de s’habiller de la communauté majoritaire. Il imposera une norme identitaire qui les rend invisibles (ou qui leur faire perdre leur emploi) au nom de l’universel et d’un traitement formellement identique. Dans cette perspective, la laïcité devient une police d’assurance contre des valeurs étrangères « aux valeurs québécoises » et contre la vision du monde importée par les immigrant-e-s qu’on définit comme porteuse de régressions sociales dangereuses. S’attaquer à quelques signes vestimentaires distinctifs risque de produire le contraire de l’effet escompté. Au lieu de renforcer la reconnaissance de leurs apports et l’ouverture à la société, elle renforcera les sentiments de stigmatisation et de rejet. Car c’est bien de tels sentiments que les discriminations économiques, politiques et culturelles que ces populations vivent qui les nourrissent actuellement. La laïcité identitaire que défend la CAQ, va renforcer de tels sentiments tout à fait à l’encontre de ses prétentions à la neutralité.
L’escamotage du véritable combat laïque au nom de la catholaïcité
L’État québécois est en grande partie déjà laïque. S’il reste des combats à ce niveau, c’est bien l’héritage de son passé catholique. Mais le gouvernement Legault rejette toute initiative à cet égard. Il refuse de retirer le crucifix de l’Assemblée nationale, d’interdire la prière catholique dans les conseils municipaux, de mettre fin aux subventions aux écoles privées confessionnelles, de retirer les signes catholiques des institutions publiques et de mettre fin aux généreux privilèges fiscaux qui favorisent les églises et les communautés religieuses. Il refuse de s’attaquer a une pleine exemption d’impôt foncier pour les institutions religieuses qui possèdent, faut-il le rappeler de nombreuses propriétés. Tout cela se fait au nom de la défense du patrimoine québécois. Comment alors y voir un traitement équitable et neutre des différentes religions ?
La politique identitariste de la CAQ ou la volonté de jouer sur l’anxiété antipluraliste existant dans la société québécoise pour consolider son appui populaire
La Coalition Avenir Québec a joué la carte identitaire durant la campagne électorale et cela lui a été profitable. Le gouvernement Legault compte bien jouer cette carte, car il sait que cela lui permettra de mettre en branle les médias et tourner micros et caméras vers son message. Il sait qu’il est profitable de surfer sur les craintes de l’étranger que les politiques sécuritaires (du gouvernement canadien) instillent à flot continu. La droite nationaliste dans différents pays sait qu’il est possible d’instrumentaliser les difficultés économiques et la précarité qui découlent de la gestion néolibérale de l’économie pour construire un bouc émissaire défini comme responsable des problèmes vécus. De plus, cette carte identitaire a l’avantage de balayer de la scène les débats cruciaux sur les politiques d’austérité que le gouvernement Legault annonce qu’il reprendra à son compte, à masquer son appui aux politiques propétrolières et son refus de s’attaquer à une quelconque redistribution des richesses en faveur des plus démunis, alors qu’il n’hésite pas à se présenter comme le commis voyageur des multinationales.
Le gouvernement Legault s’appuie et nourrit le recul de l’idéal d’une société pluraliste qui s’est concrétisé par une remise en cause du principe des accommodements raisonnables. Des sondages ont révélé que des deux tiers au trois quarts de la population du Québec s’opposaient aux demandes de traitement spécial au titre de différences culturelles ou religieuses. Certain-e-s ont même théorisé que la société québécoise pécherait par un excès de pluralisme ou ce qu’ils nomment la capitulation au multiculturalisme canadien. Les médias se sont mis de la partie et ont répercuté ce type de discours en exagérant les demandes d’accommodements des groupes ethnoculturels et religieux minoritaires. Une extrême-droite s’est aussi développé en jouant sur l’anxiété face à l’immigration… C’est une véritable anxiété antipluraliste qui se met en place. Elle s’explique par l’accumulation de défaites du mouvement indépendantiste (défaites référendaires), par l’affaiblissement des liens de solidarité provoqué par les reculs de l’État providence sous les coups de la gestion néolibérale qui a renforcé les inégalités entre la majorité eurodescendante et les minorités ethnoculturelles en favorisant les discriminations existantes. Et enfin l’hégémonie socioculturelle de la majorité qui se définit comme un sentiment de supériorité de la majorité de descendance blanche et de tradition judéo-chrétienne est exacerbé par le contexte d’une guerre prolongée visant la recolonisation du monde, et particulièrement du monde arabe. L’islamophobie n’est pas le produit de l’essence d’un peuple quel qu’il soit, mais la forme que prend le racisme dans le contexte international actuel. [3]
L’unité populaire passe par un combat systématique contre le racisme et toutes les discriminations qui en sont l’expression.
L’unité de la majorité de la société québécoise et des minorités ethnoculturelles et religieuses ne se fera pas à coups d’ultimatums. Il est un processus long et complexe. Il implique des redéfinitions identitaires, des expériences communes, des reconnaissances des apports des différentes composantes de la société. Une laïcité inclusive oeuvrant à l’élargissement de la liberté de conscience est une contribution importante à un vivre ensemble pacifié.
Mais il n’est qu’un instrument parmi d’autres. Mais la laïcité identitaire place les vertus et la modernité d’un seul côté. La régression et l’obscurantisme sont attribués à des sous-secteurs entiers de la population. La majorité participe à la fermeture communautaire et à la dévalorisation vécue chez les minoritaires. Cette dévalorisation peut amener les minoritaires à recréer et reconsolider les cultures stigmatisées. C’est à cette réalité que doit s’adresser l’antiracisme politique.
Si nous ne voulons pas favoriser le rehaussement des frontières ethniques au lieu de leur abaissement, il faut éviter les attitudes, les propos, les gestes qui stigmatisent des minorités, qui les jugent non sur leurs pratiques réelles, mais à partir de stéréotypes qui relèvent davantage de la caricature que de la compréhension de la diversité. Ces attitudes ne mettent pas de l’avant la reconnaissance de leurs apports à la société québécoise, reconnaissance essentielle à une unité véritable.
L’intégration dans la société passe d’abord par une intégration socio-économique sur une base égalitaire. Cela signifie une insertion non discriminatoire à l’emploi, le refus de la création de ghettos d’emplois surexploités où les emplois les plus pénibles, les moins rémunérés et les plus précaires sont souvent le lot de travailleuses ou de travailleurs immigrés. Cette intégration socio-économique passe également par le refus de la discrimination à l’embauche qui fait que le taux de chômage est souvent plus considérable chez certaines minorités ethnoculturelles. L’exemple typique est bien celui des femmes noires qui ont le taux de chômage le plus élevé au Québec. L’unité de la majorité populaire passe également par des actes concrets sur les lieux de travail contre les discriminations, les vexations et les injustices qui touchent les plus précaires, qui sont souvent des personnes immigrées. Cela signifie également la reconnaissance des acquis et le refus de la déqualification systématique basée sur la non-reconnaissance des formations acquises dans les pays d’origine. Ce sont là des réponses essentielles aux inégalités multiples et croisées.
L’intégration a aussi une dimension politique. Au Québec et au Canada, cette dimension rend le processus d’unification de la majorité populaire particulièrement complexe et difficile. Depuis la montée du nouveau mouvement indépendantiste, les autorités fédérales ont fait des immigrantEs un enjeu politique. Ils ont fait de leur reconnaissance, un instrument de dénégation de la nation québécoise, un instrument de son affaiblissement, de son isolement. Les réponses apportées par les nationalistes aux divisions entretenues dans la société québécoise par les autorités fédérales ont été diverses, mais surtout défensives engendrant des méfiances réciproques. Au lieu d’être proactifs pour la reconnaissance des droits politiques des personnes immigrantes, les souverainistes sont apparus, plus souvent qu’à leur tour, comme multipliant les obstacles à la reconnaissance de ces droits politiques. Pourquoi ne pas accorder très rapidement, le droit de vote dans les municipalités et les commissions scolaires aux personnes résidentes et cela avant même, l’obtention de la nationalité canadienne ? Pourquoi ne pas exiger que le temps de résidence soit réduit afin de permettre l’obtention du droit de vote, et d’éligibilité à toute une série de postes pour les immigrants ? Si l’on voit dans cette reconnaissance de droits politiques une cause de l’affaiblissement de notre propre émancipation nationale ou sociale, c’est une preuve qu’on a renoncé à gagner la vaste majorité de la société à notre projet national d’indépendance.
Tous les peuples ont dans leurs traditions des acquis qui nous permettent d’élargir la richesse de notre expérience du monde : musique, littérature, architecture, expériences de luttes contre les éléments multiples et diversifiées. La culture que nous nous sommes attelé-e-s à construire doit se baser sur tous ces acquis. Ce que nous sommes aujourd’hui, ce que nous serons demain, est en grande partie liée au processus de métissage culturel que notre ouverture sur le monde nous permet de réaliser. Les valeurs de solidarité, de coopération, de partage, d’égalité sociale et de genre, de démocratie se définissent par leur opposition aux attitudes de cupidité, de thésaurisation et de prédation et d’accaparement de tous les pouvoirs attitudes qui sont le propre des classes exploiteuses des différentes nations. La vaste majorité de la nation québécoise est formée par les classes subalternes. La formation d’une nouvelle identité nationale, son élargissement, passera par un refus clair et précis de laisser définir notre réalité nationale par une oligarchie qui fait ses choux gras de la domination et de la corruption.
Tant que la définition du projet national du Québec restaura aux mains d’un secteur des élites nationalistes, ce projet mettra de l’avant des objectifs qui iront à l’encontre des intérêts de la majorité. Il nous fera miroiter les espérances de partager la table des grands dans les sommets économiques ou notre participation dans les clubs select. Il appellera à l’association ou au partenariat avec les oppresseurs de la nation dominante dans des formes dévoyées de la souveraineté nationale. Le secteur nationaliste de la classe dominante du Québec ne pourra jamais unir la nation québécoise, sa majorité populaire autour de la défense de ses intérêts. Car, ce secteur nationaliste se refuse de favoriser l’expression de la souveraineté populaire pour définir un projet de pays. Seules les classes dominées de la société québécoise ont intérêt à unifier l’ensemble des composantes ethniques de cette société en une nation aspirant à son émancipation nationale et sociale. Lorsque cette unité aura été réalisée, on pourra dire alors, fièrement, qu’une page aura été tournée.
Bernard Rioux