« A la fin du XVIIIe siècle et pendant les vingt premières années du XIXe, les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent d’efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. A cet effet on payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit par l’assistance paroissiale » écrit Marx dans Le Capital [1]. Aujourd’hui, quand les salaires sont trop bas pour assurer la reproduction de la force de travail, l’Etat verse une allocation en complément. Ainsi ont été instaurés la prime pour l’emploi en 2001 et le revenu de solidarité active volet « activité » en 2009, remplacés par la prime d’activité en 2016. Cette prime d’activité est au cœur des discussions depuis qu’Emmanuel Macron l’a présentée comme l’une des réponses au mouvement des gilets jaunes. Elle nous paraît en fait conforter une politique de classe, menée depuis près de vingt ans, contre le salaire.
En 2001, après un débat au sein du gouvernement de Lionel Jospin entre partisans d’une hausse du salaire minimum et partisans d’une prime destinée aux bas salaires, le premier ministre tranche en faveur de la prime. La prime pour l’emploi est versée aux travailleurs qui perçoivent entre 0,3 et 1,4 Smic, sous la forme d’une réduction d’impôt ou d’une allocation annuelle, en cas de non-imposition. Son montant fait l’objet de plusieurs augmentations dans les années qui suivent. L’une des plus importantes est annoncée par Dominique de Villepin lors d’un journal télévisé, un lundi soir d’août 2006 qui n’est pas sans rappeler une intervention d’Emmanuel Macron un lundi soir de décembre 2018. Dominique de Villepin présente une série de mesures en faveur du pouvoir d’achat, parmi lesquelles l’augmentation de la prime pour l’emploi qui passe de 540 à 940 euros annuels au niveau du Smic, « presque un treizième mois » se félicite-t-il [2]. Cette expression sera reprise par Emmanuel Macron pour mettre en avant sa proposition de hausse de la prime d’activité, dans son programme pour la présidentielle. Son conseiller économique se nomme alors Jean Pisani-Ferry, l’auteur en 2000 du rapport qui préconisait la création de la prime pour l’emploi [3].
La prime d’activité est une allocation mensuelle qui complète les revenus des travailleurs, à temps plein ou partiel, percevant des salaires compris entre 0,5 et 1,5 Smic. Pour en bénéficier les travailleurs doivent en faire la demande auprès de leur Caisse d’allocations familiales qui verse la prestation pour le compte de l’Etat, puis déclarer les ressources de leur foyer tous les trimestres [4]. Son calcul, complexe, est basé sur un montant forfaitaire auquel est retranchée une partie des revenus du travail et à laquelle s’ajoute une bonification individuelle. Le montant versé atteint entre 50 et 550 euros mensuels, en fonction des ressources et de la configuration familiale du foyer.
Selon une formule constante, l’objectif de ces politiques est de « favoriser le retour et le maintien dans l’emploi ». La volonté affichée est d’augmenter l’écart entre les revenus du travail et les revenus issus de l’assistance ou de l’indemnisation chômage, afin d’éviter que des personnes soient incitées à rester en dehors de l’emploi. Des études ont pourtant montré que la reprise d’un emploi n’en dépend pas [5]. L’autre objectif avancé est d’augmenter le « pouvoir d’achat » des travailleurs. Cette expression est aujourd’hui devenue une obsession des responsables politiques et est présentée comme une quête impérieuse des travailleurs. Or elle conduit à les réduire à des consommateurs qui auraient comme revendication première de dépenser ce qu’on leur accorde. Y préférer le terme de salaire permet de les rétablir comme producteurs [6] et de ne pas omettre la question du pouvoir sur le travail [7]. L’obstination à refuser toute augmentation de salaire, hormis la très légère hausse légale du Smic de 1,5 %, alors que la discussion est possible sur le pouvoir d’achat, relève d’une position de classe.
Au nom du pouvoir d’achat, une prime financée par l’impôt se substitue progressivement au salaire. Le champ couvert par la prime d’activité est étendu depuis février 2019 : le point de sortie du dispositif est passé de 1,3 à 1,5 Smic pour une personne seule. C’est ainsi cinq millions de ménages qui peuvent y prétendre, soit un ménage sur six, tout ménage confondu. La prime s’adresse aux salariés mais aussi aux indépendants, aux agriculteurs et aux fonctionnaires, ces derniers se trouvant dans la situation ubuesque où l’Etat leur verse un salaire, puis un deuxième chèque, le salaire étant insuffisant. Plus que son champ d’application, c’est la part que prend cette prime dans la rémunération qui constitue le véritable enjeu. Dans la situation d’un salarié au Smic, la rémunération mensuelle nette du travailleur se répartit désormais en 83 % de salaire direct versé par l’employeur (1200 euros) et 17 % de prime d’activité versée par l’Etat (240 euros). Annuellement, on est bien au-delà du treizième mois de Dominique de Villepin, on dépasse le quatorzième. La prime devient un élément de la rémunération des titulaires de revenus du travail maintenus délibérément bas et les travailleurs se paient de plus en plus eux-mêmes, comme contribuables [8].
L’offensive contre le salaire direct est menée en parfaite cohérence avec celle qui vise le salaire socialisé, entendu comme l’ensemble des cotisations sociales patronales et salariales. Depuis près de trente ans, l’Etat verse des dotations budgétaires à la Sécurité sociale en compensation des exonérations de cotisations. Ces exonérations n’ont cessé d’être étendues, au nom de l’emploi et du pouvoir d’achat, au point qu’aujourd’hui seules subsistent, au niveau du Smic, les cotisations patronales d’assurance chômage qui feront l’objet d’une exonération à leur tour en octobre prochain, et certaines cotisations salariales. Ainsi, chaque année, sur le total versé à l’occasion du travail d’un salarié rémunéré au Smic, incluant salaire direct, socialisé et prime d’activité, l’Etat financera le tiers, soit près de 9000 euros [9].
Finalement, les annonces du président de la République en réponse au mouvement des gilets jaunes s’inscrivent dans la continuité des attaques portées contre le salaire depuis trente ans, des attaques menées par les deux bouts : substitution d’une partie du salaire direct par une allocation et substitution d’une partie du salaire socialisé par des dotations budgétaires. Dans les deux cas, c’est l’impôt qui finance ces sommes, autant de ressources qui ne seront pas affectées aux services publics.
Aurélien Purière