À deux jours de l’ouverture du procès de douze dirigeants indépendantistes catalans à Madrid, quelque 50 000 personnes ont défilé à Madrid dimanche 10 février, pour dénoncer la « trahison » du socialiste Pedro Sánchez, et réclamer la démission du chef du gouvernement espagnol. Sánchez est accusé d’avoir trop cédé dans ses négociations avec Barcelone, dans l’espoir de sauver sa peau à la tête d’un gouvernement minoritaire qu’il dirige depuis juin 2018.
La manifestation, dont le slogan principal réclamait « une Espagne unie, des élections dès maintenant ! », était convoquée par les deux principaux partis de droite, le Parti populaire (PP), chassé du pouvoir l’an dernier, et Ciudadanos, ce parti libéral allié de LREM. Mais la formation d’extrême droite Vox avait elle aussi formulé son soutien au défilé, apportant une nouvelle démonstration de l’absence de « cordon sanitaire » ces jours-ci en Espagne vis-à-vis des extrémistes de Vox.
Sur la scène montée place de Colón, Pablo Casado (PP) et Albert Rivera (Cs) ont ainsi fait photo commune – une première – avec le leader de Vox, Santiago Abascal. En janvier, les trois droites espagnoles s’étaient déjà entendues, pour prendre le pouvoir en Andalousie, après des négociations tumultueuses : un gouvernement PP-Ciudadanos a vu le jour, avec le soutien au parlement régional de Vox. D’autres partis d’extrême droite, dont ce qu’il reste de la Phalange, avaient eux aussi appelé à défiler. Aucune banderole à l’effigie de partis politiques : seuls des drapeaux de l’Espagne émergeaient de la foule dimanche.
Candidat à la mairie de Barcelone avec le soutien de Ciudadanos, et adversaire des indépendantistes, l’ancien socialiste français Manuel Valls a fait le déplacement à Madrid, pour critiquer la politique de son ex-camarade Sánchez. Il avait prévenu qu’il se rendrait à cette manifestation « sans complexes », afin de « défendre la Constitution ». Mais l’ex-premier ministre a fait attention à ne pas être pris en photo aux côtés des dirigeants de Vox, préférant s’afficher aux côtés de l’ancien prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, un autre proche de Ciudadanos.
D’un point de vue quantitatif, la manifestation n’a pas été un franc succès, si on la compare aux précédentes mobilisations de la droite espagnole – en particulier aux 300 000 participants de la marche contre l’indépendance, le 28 octobre 2017 à Barcelone(à laquelle les socialistes du PSC participaient également), ou encore aux 240 000 réunis contre la politique du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero en 2005 –, si l’on s’en tient aux chiffres fournis, à chaque fois, par les forces de l’ordre.
Depuis son exil bruxellois, l’ex-président de la Catalogne Carles Puigdemont n’a pas manqué d’ironiser, dimanche sur Twitter, sur le fait qu’« il y a plus de manifestants catalans à Bruxelles pour l’indépendance de la Catalogne, que d’Espagnols pour l’unité de l’Espagne dans leur propre capitale ».
Point d’orgue du rassemblement madrilène, trois éditorialistes ont lu à la tribune un manifeste qui, comme l’ont relevé nombre de médias espagnols, est émaillé de contre-vérités. Ce document prétend que Pedro Sánchez a accepté les vingt et une revendications avancées par les indépendantistes, dans le cadre des négociations qu’il a lui-même entamées avec les indépendantistes catalans, lors d’un déplacement à Barcelone en décembre (lire notre article).
Mais le gouvernement n’a par exemple jamais accepté de « rendre effectif le droit à l’autodétermination » des Catalans, en organisant un référendum légal, comme le prétend le manifeste. Sous le feu des critiques, il a même rompu – pour un temps ? – les négociations avec la Generalitat en fin de semaine dernière.
Notant la propension des manifestants réunis dimanche à se laisser aller aux fake news, le site Contexto s’inquiète des « trois droites espagnoles, chaque jour davantage “bannonisées” et “joseantonionisées” ». Le premier adjectif fait référence à Steve Bannon, ex-conseiller de Donald Trump devenu le gourou de certains nationalistes en Europe. Le second renvoie à José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, dans les années 1930.
Cette analyse fait écho à la mise en garde de Pablo Iglesias, le patron de Podemos, sur les réseaux sociaux : « La participation a été plus faible que ne l’espéraient les organisateurs, et que ne l’avaient pronostiqué les médias. Mais attention : la contre-révolution réactionnaire est un mouvement idéologique profond dans nos sociétés, ce n’est pas juste le phénomène espagnol du moment. »
De son côté, Pedro Sánchez a répondu aux manifestants, lors d’un discours dimanche dans la ville de Santander (Cantabrie, Nord) : « Je respecte le rassemblement, mais moi, je travaille pour l’unité de l’Espagne, pour unir, et non pour opposer les uns aux autres. » La direction du PSOE semblait, elle aussi, soulagée : le relatif échec de la mobilisation apporterait la preuve que « la société tourne le dos aux crispations des droites ».
Mais Sánchez aurait tort de se réjouir trop vite. Il sait sa situation très fragile, alors que son parti ne détient que 84 des 350 élus au Congrès des députés. S’il veut former une majorité, il doit compter sur les voix de son allié de gauche Podemos, mais aussi sur celles des régionalistes basques et catalans. Or les Catalans refusent toujours de voter le projet de budget pour 2019. Le temps presse.
C’était l’un des enjeux des négociations lancées par Sánchez en décembre. C’est pour cela qu’il a consenti une nette augmentation des investissements publics en Catalogne pour cette année. C’est aussi dans ce cadre que le socialiste avait accepté, en début de semaine dernière, de nommer un « relator », c’est-à-dire un rapporteur, censé assister à des réunions, non pas entre l’État et la Catalogne sous égide internationale (comme le réclame Barcelone depuis des années), mais entre partis politiques catalans et espagnols, pour tenter de débloquer la situation.
Ce point peut sembler anecdotique. Mais les droites s’en sont emparées, convaincues qu’il y avait là un « chantage » des indépendantistes vis-à-vis de Madrid. Elles ont appelé à manifester. Au sein du PSOE également, des voix se sont fait entendre, en désaccord avec ce projet de relator proposé par Sánchez. Il s’agit surtout de barons locaux, sidérés par le fiasco socialiste en Andalousie en décembre dernier, et qui craignent à présent les effets du conflit catalan sur leurs propres terres, alors que des élections régionales se déroulent en mai prochain dans la plupart des régions d’Espagne.
Sous la pression, Sánchez a fait marche arrière en fin de semaine dernière. Les négociations sont suspendues, la figure du « rapporteur » a été enterrée. Avant l’heure, il a ainsi vidé de son sens le défilé dominical, ce qui peut aussi expliquer la faible participation populaire. Mais le chef de l’exécutif a aussi vite capitulé face aux remontrances de la droite : c’est un signe de faiblesse manifeste, alors que la voie des négociations semble la seule issue au conflit catalan, loin des stratégies de confrontation qui n’ont fait qu’aggraver la situation depuis des années.
Et maintenant ? Un vote sur le budget 2019 doit avoir lieu mercredi au congrès des députés. Sauf surprise – encore possible –, les dix-sept élus indépendantistes catalans devraient s’opposer au texte, obligeant Sánchez à gouverner par décrets… ou à convoquer de nouvelles élections. C’est l’hypothèse du « super domingo », le « super dimanche » du 26 mai : un vote groupé pour des municipales, régionales, européennes et… législatives.
À en croire InfoLibre – partenaire de Mediapart –, une majorité de cadres du PSOE se seraient déjà rangés à l’idée. Ils jugent la situation bloquée, et sont persuadés que la radicalisation des droites sous la pression de Vox, sur fond de crise puissante à Podemos, offre un boulevard à Pedro Sánchez pour remporter le scrutin au centre.
Mais le chef du gouvernement est le seul à pouvoir déclencher ces élections. À ce stade, il semble encore espérer obtenir une majorité d’ici mercredi, sur son projet de budget. Lui qui est resté très discret sur sa stratégie ces derniers mois, semble encore vouloir concrétiser quelques annonces – notamment sur le terrain social – avant de retourner aux urnes.
L’équation politique se corse encore, cette semaine, avec l’ouverture du très attendu procès des douze dirigeants indépendantistes catalans (parmi lesquels Jordi Cuixart – lire son entretien dans Mediapart – et Raül Romeva – lire son entretien dans Mediapart). Télévisé, ce procès, qui devrait durer de longs mois, risque de donner un peu plus de visibilité à Vox, qui compte parmi les parties civiles, aux côtés des représentants de l’État espagnol. L’avocat qui parlera pour Vox, Javier Ortega Smith, n’est autre que le numéro deux du parti.
Ludovic Lamant