La sentence a rappelé de mauvais souvenirs en Chine. Le 29 octobre 2018, le département du commerce des Etats-Unis a annoncé l’interdiction pour les entreprises américaines de vendre leurs produits et services à Fujian Jinhua, une start-up chinoise qui fabrique des cartes mémoire, accusée d’espionnage industriel par un des leaders américains des semi-conducteurs, Micron. Sans les machines et les logiciels américains, l’entreprise, soutenue par la province du Fujian, qui avait investi 5 milliards d’euros dans son site de production dernier cri, risque la banqueroute.
Six mois plus tôt, une entreprise bien plus grande avait frôlé la catastrophe, après avoir été frappée de la même sanction : ZTE, l’un des champions chinois des télécommunications, avait suspendu sa production, avant d’être sauvé par la clémence du président américain, Donald Trump.
L’affaire ZTE a provoqué un raz de marée dans le secteur en Chine. La plupart des géants du Web chinois (Tencent, Alibaba, Baidu, Huawei, la start-up ByteDance) ont annoncé des investissements dans ce secteur stratégique peu après. Plus question de dépendre des importations américaines.
Un enjeu économique essentiel
Car le cas ZTE a mis en lumière le talon d’Achille de l’industrie chinoise : malgré une domination sans partage dans la production de produits électroniques, des écrans plats aux smartphones, en passant par l’électroménager, la Chine dépend encore des pays plus avancés, dont les Etats-Unis, pour les composants essentiels. Les sanctions contre ZTE, annoncées peu après le début de la guerre commerciale sino-américaine, ont été vécues comme une « humiliation » dans la communauté des ingénieurs chinois, raconte Hu Yunwang, un investisseur et observateur du secteur des semi-conducteurs depuis dix ans.
La maîtrise de technologies avancées cruciales dans les semi-conducteurs est un enjeu économique essentiel pour la Chine. Aujourd’hui, les puces électroniques sont partout : ces petites plaques de silicium bardées de transistors font tourner nos smartphones, nos fours à micro-ondes, et de plus en plus d’objets connectés du quotidien. Mais la production des puces les plus élaborées, au cœur des smartphones et des ordinateurs premium, est réservée à une poignée d’entreprises comme Qualcomm, Intel, Nvidia et Samsung.
Alors que la Chine est le premier marché mondial pour les puces électroniques, seulement 16 % d’entre elles sont fabriquées dans le pays. Les semi-conducteurs sont le premier poste d’importations chinoises – avec 276,4 milliards de dollars (241,3 milliards d’euros) en 2017 –, devant le pétrole. C’est l’un des enjeux du plan « Made in China 2025 », qui concentre les efforts et les subventions sur une dizaine de secteurs de pointe, au grand dam des Etats-Unis.
La guerre économique engagée par Trump, loin de dissuader Pékin de pousser son secteur industriel, a contraint les autorités chinoises à redoubler d’efforts. Fin octobre 2018, lors d’une visite dans le Guangdong (Sud-Est), centre de l’industrie électronique chinoise, le président Xi Jinping a lancé un appel à l’indépendance technologique : « Les hautes technologies sont de plus en plus difficiles à obtenir à l’international. L’unilatéralisme et le protectionnisme ont progressé, nous forçant à emprunter la route de l’autosuffisance. »
Un appel à l’indépendance technologique
Le lieu était choisi : Gree, fabricant d’électroménager et leader mondial des climatiseurs domestiques, a investi 1 milliard de yuans (126 millions d’euros) dans la région, fin août 2018, pour créer une filiale de conception de puces électroniques.
L’intérêt de la Chine pour les semi-conducteurs ne date pas d’hier. Après plusieurs tentatives sous Mao Zedong, au pouvoir de 1949 à sa mort, en 1976, le pays a investi plus sérieusement dans le secteur à partir des années 1990. En 2014, Pékin a mis sur pied le Fonds d’investissement national pour les circuits intégrés, doté de 140 milliards de yuans (17,6 milliards d’euros), essentiellement publics, pour soutenir les start-up chinoises des semi-conducteurs. Le fonds est en train de collecter 25,2 milliards d’euros supplémentaires auprès d’acteurs privés et publics pour un second tour de table, auxquels il faut ajouter plus de 80 milliards d’euros, rassemblés par une trentaine de fonds mis sur pied par des gouvernements locaux, d’après le cabinet Bernstein Research.
Si les milliards sont nécessaires pour entrer dans les semi-conducteurs, ils ne sont pas suffisants. « C’est probablement plus dur encore que l’aérospatiale, explique Paul Triolo, chef de l’équipe chargée de la géopolitique des technologies chez Eurasia Group, une agence de conseil en stratégie. Ce sont des technologies très complexes à maîtriser. Une entreprise américaine comme Nvidia a plusieurs milliers d’ingénieurs très bien formés, qui comprennent toute la chaîne de production d’une puce électronique. La Chine n’a pas cette expérience. Ensuite, pour réussir dans les semi-conducteurs, il faut être à la pointe. La Chine essaie de rattraper son retard, mais la cible est mouvante, car les progrès de l’industrie sont extrêmement rapides. »
Acquisitions et espionnage
Il existe bien quelques raccourcis pour s’imposer plus rapidement. Première option : les acquisitions. Tsinghua Unigroup, émanation de la prestigieuse université pékinoise Tsinghua, soutenue par un fonds d’Etat chinois, a proposé, en 2015, d’acquérir le champion américain des mémoires, Micron, pour 23 milliards de dollars. Hors de question, avait répondu le Comité pour l’investissement étranger aux Etats-Unis : Micron est le seul producteur américain de mémoires, nécessaires à la fabrication d’armes modernes.
Mais les Etats-Unis accusent aussi la Chine d’avoir eu recours à des pratiques moins avouables : l’espionnage industriel. En décembre 2017, Micron a porté plainte pour vol de propriété intellectuelle contre Fujian Jinhua et contre l’entreprise taïwanaise United Microelectronics Corporation (UMC), leader de l’impression de puces électroniques, accusée de jouer les intermédiaires. Deux ingénieurs de Micron, débauchés par la fonderie de puces taïwanaise UMC, seraient partis avec des documents internes, transmis à Fujian Jinhua. Celle-ci était censée devenir un champion national des cartes mémoire DRAM. Des projets compromis par les sanctions américaines.
« Désormais, les Etats-Unis réagissent en associant sécurité économique et sécurité nationale. A ce titre, ils peuvent s’en prendre à la politique industrielle chinoise »
Pour motiver sa décision, le département américain du commerce évoque à la fois « l’origine probable des technologies » de Jinhua, à savoir, le vol de propriété intellectuelle, mais aussi le fait que la production supplémentaire « menace la viabilité à long terme de fournisseurs américains de ces composants essentiels pour le système militaire américain ».
C’est un nouveau pas franchi, estime Paul Triolo : « Désormais, les Etats-Unis réagissent en associant sécurité économique et sécurité nationale. A ce titre, ils peuvent s’en prendre à la politique industrielle chinoise au nom de la sécurité nationale. Jinhua fournit un exemple très utile qui mêle à la fois la question de l’acquisition de propriété intellectuelle et celle de la distorsion du marché créée par la politique industrielle chinoise. »
Pékin n’entend pas se laisser faire : peu après les premières accusations de Micron, un tribunal du Fujian, la province qui soutient Jinhua, a condamné la société américaine à une interdiction temporaire de vente sur une liste de ses produits, en juillet 2018, alors que la Chine représente la moitié de ses ventes. Pékin a également lancé une enquête antitrust contre Micron, Samsung et SK Hynix, qui contrôlent, à eux trois, 95 % de la production mondiale de cartes DRAM.
Concurrence accrue
Mais la menace pour l’industrie américaine pourrait aussi venir de l’intérêt grandissant des entreprises chinoises pour ce marché qui ne cesse de grandir, alors que l’arrivée de l’intelligence artificielle rebat en partie les cartes. Huawei, deuxième vendeur de smartphones au monde, équipe ses appareils de puces développées par sa filiale HiSilicon, qui affichent des performances similaires au leader américain Qualcomm. Comme lui, HiSilicon délègue l’impression des puces à des entreprises taïwanaises spécialisées.
Cette segmentation du secteur permet à de plus en plus de petits acteurs de se lancer dans le design de puces adaptées à leurs besoins. Rokid, une start-up créée par un ancien d’Alibaba qui produit des enceintes intelligentes et des lunettes à réalité augmentée, a lancé sa propre puce sur le marché, en juin 2018. Fondée en 2014, l’entreprise ne compte que 350 employés, mais sa puce Kamino 18, petite plaque de silicium de 1 cm2 environ, spécialisée dans la reconnaissance vocale, lui permet d’être plus efficace et moins chère de 30 % par rapport aux puces généralistes disponibles sur le marché.
Chez Rokid, on se veut pourtant modeste : « Nous ne faisons que le design des puces », explique Zhou Jun, ancien directeur de l’Institut des semi-conducteurs de Samsung, en Chine, débauché par Rokid. « Les semi-conducteurs, c’est une industrie très difficile. Il faut des personnes très qualifiées pour toutes les étapes : design, production, emballage… » « La Chine reste en retard sur les Etats-Unis, mais il faut aussi regarder d’où ils viennent, souligne toutefois Paul Triolo. Leurs progrès sont extrêmement rapides. »
Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)