Emmanuel Macron sera au Tchad. Il rendra visite aux soldats hexagonaux de la force Barkhane, dont la majorité des 4 500 hommes sont stationnés à N’Djamena, la capitale tchadienne. Ce sera certainement beau, ce sera on ne peut plus émouvant. Il y aura des discours plein de mots pompeux, des levers de drapeaux et des Marseillaises chantées la gorge étreinte d’émotion. Il y aura un arbre de Noël constellé de la poussière du Sahel, des repas partagés au mess, dans une simple gamelle, des rires francs et des poignées de mains viriles, beaucoup de poignées de mains et aussi quelques franches accolades. Personne ne peut décemment reprocher à un président de rendre visite à ses troupes déployées à l’étranger et qui, quelle que soit la légitimité de leur présence, mènent des opérations difficiles, entre éloignement, réduction de moyens et menaces sans cesse renouvelées.
Mais il est une France en laquelle nous croyons, une France qui, exempte de tout néo-colonialisme ou paternalisme, demeurerait « une figure secourable pour tous les Hommes », comme l’écrivait André Malraux. Et cette France qui nous est chère ne tolérera jamais une autre poignée de main, celle qu’ira donner samedi prochain Emmanuel Macron à Idriss Déby, au pouvoir au Tchad depuis 28 longues années. Selon le magazine The Economist, Idriss Déby est le pire dictateur du continent africain. Il a pourtant de très sérieux challengers, entre Omar el-Béchir et Denis Sassou-Nguesso. Mais qu’importe, il trône au sommet de ce classement sinistre, régnant en maître sur un pays perclus de peurs et de misères.
Enlèvements et exécutions
Toutes les organisations de défense des droits de l’homme, d’Amnesty International à la FIDH, ont unanimement condamné le régime tchadien pour ses atteintes répétées aux droits de l’homme. En 2008, le leader de l’opposition démocratique, le professeur de mathématiques à l’université d’Orléans, Ibni Oumar Mahamat Saleh, a été enlevé à son domicile par la garde présidentielle de Déby. Nous sommes restés sans nouvelles de lui depuis lors. En 2016, plus de 40 militaires ont été nuitamment exécutés. Leur seul tort ? Avoir voté aux élections présidentielles pour un autre candidat que le satrape local, le vote s’effectuant sans isoloir. A l’occasion de ces mêmes élections, des leaders de la société civile, dont le secrétaire général de la Convention tchadienne pour la défense des droits de l’homme, Mahamat Nour Ibedou, ont été arbitrairement arrêtés et détenus sans inculpation pendant d’interminables semaines. A l’heure actuelle, une répression féroce se déroule contre les populations de l’extrême Nord du pays, coupables d’avoir réclamé leur dû dans l’exploitation de l’or dont regorge le sous-sol de leur région, le Tibesti.
Le Tchad est béni des dieux, pourtant. Le pétrole coule à flots nourris au Sud et des centaines de milliers de têtes de bétail empruntent chaque année les couloirs de transhumance, dégageant un nuage de poussière qui bientôt, pour les éleveurs, se changera en espèces sonnantes et trébuchantes. Toutefois, ce pays, qui a vu naître le premier Homme, Toumaï, se traîne dans les bas-fonds des classements internationaux en matière de développement (186e sur 189 à l’indice de développement humain de l’ONU). La faute à une captation systématique de la richesse produite par l’élite au pouvoir, au détriment de l’immense majorité de la population. Pendant la quasi-totalité de l’année 2018, une grève générale a secoué le pays, les fonctionnaires protestant contre la réduction de leur salaire de 10 % à 40 % et la corruption endémique. Et les élèves ne purent se rendre en classe pour étudier, et les malades rentrèrent mourir chez eux, faute d’hôpitaux fonctionnels pour les soigner.
Laboratoire de la Françafrique
Le Tchad a toujours été le laboratoire de la Françafrique. Déjà, dans les années 80, l’Etat français a soutenu sans réserve Hissène Habré dans sa guerre contre la Libye, se rendant complice des exactions de masse que le dirigeant tchadien faisait subir à sa propre population. Les services de la DGSE ont favorisé l’accession au pouvoir d’Idriss Déby en 1990 et, depuis lors, il a été ardemment soutenu, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. A deux reprises, en 2006 et en 2008, les hélicoptères de l’armée française sont intervenus pour mettre en déroute des rebelles qui menaçaient le palais présidentiel. Malgré sa promesse de rompre avec la Françafrique, François Hollande a rendu visite à Déby en 2014. Son ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères d’Emmanuel Macron, a même qualifié le dictateur tchadien d’« ami personnel », interrompant ses vacances pour se rendre à son investiture après les élections présidentielles de 2016. Certes, l’armée du pays de Toumaï a été d’un grand secours dans la lutte contre les jihadistes au Mali, se battant vaillamment contre Aqmi et subissant de lourdes pertes. Il n’empêche : la nécessaire lutte contre le terrorisme islamiste au Sahel ne peut être, pour Déby et les autres dictateurs de la région, un blanc-seing pour opprimer leur peuple. Car, depuis l’apparition de la menace terroriste, les droits de l’homme et la bonne gouvernance sont sacrifiés sur l’autel de la politique du tout-sécuritaire. Or, le principal terreau de la haine ne sera jamais rien d’autre que la misère. Si Boko Haram a fait de la région du lac Tchad un de ses bastions, c’est en raison de l’extrême pauvreté qui y règne. A cause de la disparition de 90 % de la surface du lac et de l’absence de toute politique étatique, les pêcheurs kanouri, n’ayant plus de poissons à pêcher, finissent par se jeter dans les bras des jihadistes.
La visite d’Emmanuel Macron au Tchad ne nous paraît donc pas opportune, d’autant qu’elle intervient en plein mouvement des gilets jaunes. Elle n’honore ni la France ni ses principes qui ont fait d’elle un « soldat de l’idéal », à mille lieues de toute realpolitik. Il est de notre devoir de s’interroger sur des éléments pour le moins troublants qui entourent ce déplacement présidentiel. Tout d’abord, le séjour à N’Djamena début décembre d’Alexandre Benalla, qui a rencontré le frère d’Idriss Déby, Oumar Déby, directeur de la Direction générale de la réserve stratégique, chargée des achats d’armes. Ensuite, un prêt de 40 millions d’euros et un don de 10 millions ont été consentis par l’Elysée au Tchad il y a quelques jours, afin que le régime puisse payer le salaire des fonctionnaires pour le mois de décembre. Quand on sait le degré de corruption qui règne au sommet de l’Etat, il n’est pas dit que cet argent public bénéfice directement aux populations. Enfin, la Centrafrique, plongée au cœur des ténèbres depuis 2012, sera au menu des discussions entre Macron et Déby. Or, le Tchad a joué un rôle plus que néfaste dans la crise centrafricaine, armant et soutenant ouvertement la Seleka, une horde de mercenaires qui a semé et sème encore le chaos, alimentant les tensions interconfessionnelles tout en pillant les richesses du sous-sol.
Nous appelons donc Emmanuel Macron à cesser ce pacte de Faust avec Idriss Déby et, plus généralement, avec l’ensemble des tyrans d’Afrique francophone. Par ailleurs, nous demandons à ce que l’opération militaire Barkhane au Sahel, la plus grande OPEX française, fasse l’objet d’une évaluation afin de déterminer si son action est véritablement efficace contre le terrorisme islamique ou, si en plus de poser un évident problème de souveraineté, elle permet le maintien au pouvoir d’autocrates qui n’ont cure de la souffrance de leur peuple.
Autres signataires : François Ruffin, député La France insoumise de la Somme, membre du groupe d’amitié France-Tchad à l’Assemblée nationale ; Michèle Rivasi, députée européenne écologiste, vice-présidente de la délégation Afrique/Caraïbes/Pacifique ; Clément Boursin, défenseur des droits de l’homme ; Julie Dénès, auteure, cofondatrice de l’ONG Diplo 21 ; Yannick W. J. Nambo, auteur, consultant, cofondateur de l’ONG Diplo 21.
Thomas Dietrich écrivain, secrétaire général démissionnaire de la Conférence nationale de santé, président de l’association Citoyens, santé, environnement