« J’adore Corbyn. Je hais le Brexit ». Ce slogan orne depuis quelques mois les tee-shirts de certains militants travaillistes. Il illustre le paradoxe auquel le Brexit confronte la gauche britannique. Depuis que M. Jeremy Corbyn en a pris les rênes, en 2015, le Labour a renoué avec des projets qu’il avait depuis longtemps délaissés : renationaliser des services publics délabrés après leur privatisation ; réhabiliter l’investissement public, notamment dans le secteur industriel créateur d’emplois ; encadrer la finance afin qu’elle ne dicte plus sa loi à la population. Rompant avec des années de reculades idéologiques, ces perspectives ont séduit de larges franges de la population. En quelques mois, le Parti travailliste s’est hissé au rang de plus grande formation européenne en nombre d’adhérents (1).
Mais, si M. Corbyn s’est toujours montré critique de l’orientation néolibérale de la construction européenne, la plupart des nouveaux militants de son parti ont voté pour le maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union lors du référendum du 23 juin 2016 — en particulier dans les grands centres urbains et au sein d’une population jeune qui a appris à associer l’idée d’Europe à une forme d’internationalisme bienveillant. Ce qui soulève implicitement cette question : peut-on à la fois défendre le programme économique et social de M. Corbyn et le maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne ? En d’autres termes, est-il possible de transformer le fonctionnement de l’économie britannique dans le cadre des traités européens ?
« Oui ! », répondent les partisans de Bruxelles, oubliant de préciser que l’Union ne tolère les changements d’ordre économique que lorsqu’ils accélèrent le processus de libéralisation. Les traités ne sanctionnent pas mécaniquement les politiques progressistes, mais ils leurs imposent de sérieuses limites.
Une surprise ? Pas vraiment, puisque à ses origines le projet européen, pensé par les conservateurs et les démocrates-chrétiens, visait précisément à prévenir l’étatisme et le collectivisme qu’ils observaient de l’autre côté du rideau de fer, et que défendaient notamment les puissants partis communistes de France et d’Italie. Ainsi, en dépit de sa neutralité théorique, Bruxelles a systématiquement favorisé l’ouverture aux marchés. Depuis la signature de l’Acte unique, en 1986, la Cour de justice de l’Union européenne a tranché la plupart des conflits opposant l’intérêt national au secteur privé en faveur du second. Dans un tel contexte, le Brexit pourrait offrir un bain de jouvence à la gauche en lui permettant de se refonder idéologiquement et de renouer avec sa base sociale d’origine : les classes populaires.
Une politique régionale visant à relancer l’économie du Mezzogiorno italien, des Hauts-de-France ou des anciens villages miniers du Pays de Galles se heurterait à l’encadrement européen des aides publiques. Au niveau national, ces dernières ne sont autorisées que dans la mesure où elles ne font pas obstacle à la « concurrence libre et non faussée » inscrite dans le marbre des traités. Il existe d’importantes différences entre les pays de l’Union en matière d’aides publiques : en 2016, la France y consacrait 0,65% de son produit intérieur brut (PIB) ; le Danemark, 1,63% (2). Selon les textes de l’Union, l’investissement public est autorisé pour une gamme limitée d’initiatives : l’amélioration d’infrastructures locales, la protection des « lieux de mémoire »... Mais un gouvernement qui s’emploierait à relancer les économies régionales en proie à la stagnation se verrait immédiatement reprocher par Bruxelles ses politiques discriminatoires. Œuvrer en faveur d’une région précise, parfois au détriment de ses concurrentes, ne constitue-t-il pas toutefois la définition même d’une politique régionale ?
La mauvaise question
Il en va de même de la liberté de circulation des travailleurs. Critiquer ce droit représente désormais un tabou à gauche. S’y risquer constitue le plus sûr moyen de se voir étiqueté « xénophobe », « raciste » ou « rouge-brun ». Aux origines de la construction européenne, cette « liberté » a été exigée par le gouvernement italien, qui, dans les années 1950, souhaitait exporter ses chômeurs pour se prémunir contre leurs revendications. Aujourd’hui, la flexibilité et l’ouverture du marché du travail britannique permettent aux employeurs de ne plus avoir à se soucier de formation professionnelle : le flot des migrants leur permet de piocher dans des compétences acquises (et financées) ailleurs. Aucun besoin, non plus, d’accroître les salaires pour attirer de nouvelles capacités de travail.
Le Brexit a déjà commencé à transformer le marché du travail britannique, sous le regard inquiet des lobbyistes « probusiness ». Dans le secteur du bâtiment, où le pourcentage de travailleurs venus d’États membres de l’Union est particulièrement élevé (35% à Londres et dans le sud-est de l’Angleterre), les salaires croissent plus vite que la moyenne : + 4,6% entre mai et août 2018, contre + 3,1% dans le reste de l’économie.
Sortir des traités européens pourrait par ailleurs permettre de repenser le modèle de croissance britannique. À l’heure actuelle, il repose sur la consommation. Dans un contexte où la faible productivité tire les salaires vers le bas, son financement dépend en grande partie du boom de l’immobilier. Mais l’accroissement de la valeur des logements favorise les babyboomeurs qui ont acheté leurs maisons dans les années 1990. Il exclut au contraire les générations nées entre 1980 et la fin des années 2000. Or rompre avec cette architecture économique pour développer l’économie productive, source d’emplois, réclamerait des outils permettant d’encadrer les flux de capitaux, ce que Bruxelles interdit. En effet, le marché immobilier britannique est depuis longtemps un secteur spéculatif : les logements sont parfois davantage des investissements que des lieux de résidence.
Réhabiliter l’appareil industriel implique également de bousculer l’architecture contemporaine des chaînes de valeur, où les fournisseurs (le plus souvent de petites et moyennes entreprises) font face à un petit nombre de sociétés dominant le marché et capables d’exercer une pression à la baisse sur les revenus de leurs prestataires. On peinera à modifier ce rapport de forces sans une politique industrielle volontariste combinant des investissements de long terme avec des formes de protection de la production locale, afin de permettre l’essor de nouvelles filières ainsi que de leurs chaînes logistiques et de distribution. Investissements publics ? Protectionnisme ? L’Union européenne prive les États de tels outils.
M. Corbyn a tenté de ne pas ostraciser la partie de son électorat qui défend à la fois son programme économique et le maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union. Quitte à entretenir l’ambiguïté. Le Parti travailliste a ainsi promis que, s’il arrivait aux affaires, il négocierait un accord pour l’établissement d’une union douanière permanente — un arrangement qui obligerait le Royaume-Uni à respecter toutes les règles fixées par l’Union européenne — sans renoncer en rien à son programme en matière de nationalisations ou d’interventionnisme économique (3).
Aujourd’hui, la pression s’accroît pour obtenir l’organisation d’un second référendum sur la sortie de l’Union — exigé par des éditorialistes en vue, par une grande partie du patronat et par les franges les plus européistes des partis conservateur et travailliste. M. Corbyn, lui, avance l’idée que l’issue du chaos actuel passe plutôt par des élections générales. « Qu’ils aient voté pour le maintien dans l’Union européenne ou pour la sortie, a-t-il expliqué dans un discours le 10 janvier, les gens savent bien que le système ne les sert pas. Certains estiment que cette Europe les protège contre la précarité et l’insécurité. Les autres pensent qu’elle fait justement partie de cette élite qui les plonge dans la précarité et l’insécurité. (…) Mais, de part et d’autre des camps qui se sont dessinés à cette occasion, le référendum sur l’Europe portait sur bien davantage que notre relation avec nos partenaires commerciaux et les règles qui l’encadrent. Il s’agissait de s’exprimer sur la façon dont nous sommes traités depuis des décennies, et sur le moyen de construire un avenir meilleur. » Dans ces conditions, l’emballement médiatique entourant le Brexit dénature, selon lui, les priorités des Britanniques. Ces derniers souhaiteraient moins pouvoir répondre à la question « Pour ou contre l’Europe ? » qu’à une autre : « Pour ou contre les politiques menées depuis l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, en 1979 ? » La première des deux interrogations invite à un autre référendum ; la seconde exige de nouvelles élections. Problème : toute motion de censure du gouvernement de Mme Theresa May requiert le soutien d’une partie des tories ou du Parti unioniste démocratique d’Irlande du Nord (DUP), ultraconservateur et hostile à l’idée d’une union douanière…
Il n’en reste pas moins que le vote en faveur du Brexit révèle moins l’« intolérance », le « racisme » ou l’« insularité » de la population — comme les médias europhiles se sont employés à le souligner — que la profondeur de la détresse sociale d’une majorité de Britanniques. Le scrutin du 23 juin 2016 a été caractérisé par une participation élevée (plus de 72%, contre 68% lors des élections générales de 2017 et 66% à celles de 2015), marquant le retour aux urnes de personnes qui ne s’y rendaient plus depuis des décennies. De toute évidence, la question soulevée a donné envie aux gens de répondre. Le vote en faveur du maintien au sein de l’Union européenne a enregistré ses résultats les plus élevés dans les circonscriptions urbaines : Londres et ses quartiers jeunes et chics comme Lambeth (78,6%) et Islington (75,1%), mais également des villes portées par une forte croissance économique, telles Cambridge (73,8%) et Oxford (70%). Les régions n’ayant pu trouver leur place dans l’économie postindustrielle — dite « de la connaissance » — ont au contraire voté en grande majorité pour la sortie de l’Union (4).
Ce fut le cas de Clacton-on-Sea, une station balnéaire de la mer du Nord réputée dans les années 1960 et 1970, mais oubliée depuis. Hier dynamique, la ville dépend désormais des subsides de l’État pour survivre. Elle est revenue sur le devant de la scène lorsqu’elle a élu le premier (et seul) député issu du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), hostile à l’immigration, en 2014. À l’époque, le journaliste et ancien député conservateur du West Derbyshire Matthew Parris avait défendu l’idée que son parti devait « tourner le dos » à Clacton-on-Sea, « une ville qui n’a aucun avenir », « dont les électeurs n’ont aucun avenir », un concentré de « ce Royaume-Uni qui ne tient que grâce à des béquilles, un Royaume-Uni qui s’habille en survêtement et porte des baskets ». « Je ne suggère pas que nous ne devrions pas nous soucier des besoins des gens qui vivent à Clacton, ou dans des endroits de ce type, avait-il précisé. Mais, très honnêtement, je soutiens l’idée que nous ne devrions pas nous encombrer de leur opinion (5). » En 2016, plus de 70% des électeurs de Clacton-on-Sea ont voté pour la sortie de l’Union européenne.
Un gouffre demeure entre cette partie de la population que sa détresse sociale a conduite à voter pour le Brexit, sous-représentée au sein du Parti travailliste, et la majorité des militants pro- Corbyn, séduits par son projet politique mais convaincus que la sortie de l’Union relève d’une démarche xénophobe et intolérante — bref, qu’il n’existe de Brexit que de droite. Ceux-là exigent un second référendum, surtout s’il se propose d’annuler le résultat du précédent. Ils peuvent compter sur le soutien d’une partie des députés travaillistes qui, lors du congrès de septembre 2018, ont contraint M. Corbyn à « accepter d’envisager la possibilité » de soutenir l’idée d’un second vote s’il ne parvenait pas à obtenir la tenue d’élections générales. Le 18 janvier, toutefois, le site du très europhile Guardian ouvrait sur une autre menace pour le Labour : celle de la démission des députés les plus proches de la ligne Corbyn, convaincus qu’appeler à un nouveau scrutin reviendrait à fouler aux pieds les principes démocratiques et à se couper définitivement des populations hostiles à l’Union européenne... De telles contradictions trouvent leur origine dans l’évolution sociologique et idéologique du Labour au cours des trente dernières années. Le Brexit les cristallise soudain, de façon particulièrement aiguë.
De leur côté, les conservateurs semblent pour l’heure déterminés à sauver l’essentiel. Les tories ont contribué à infliger la plus sévère humiliation de l’histoire du Parlement britannique à Mme May en rejetant son projet d’accord avec Bruxelles par 432 voix contre 202, le 15 janvier. Mais ils ont très vite dépassé leurs divisions sur la question européenne pour faire échouer la motion de censure déposée par les travaillistes le lendemain, et dont l’adoption aurait précipité la tenue de nouvelles élections. Partisan d’un Brexit dur et opposé à l’arrangement imaginé par la première ministre, le député Mark Francois a justifié sa décision de la soutenir : « Nous avons peut-être eu nos divergences sur la question européenne, mais je suis avant tout un conservateur. »
Chris Bickerton
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.