En France, malgré une participation à la hausse par rapport à l’an dernier, le mouvement féministe n’est pas encore à la hauteur des enjeux internationaux. Pourtant, les nouvelles configurations du prolétariat, les formes actuelles de gouvernance du néolibéralisme et de la domination du capital et l’émergence depuis une dizaine d’années de possibilités inédites de résistances doivent nous questionner. Nous questionner sur nos orientations théoriques, stratégiques et sur les tâches qui devraient être les nôtres aujourd’hui pour œuvrer à l’émergence d’un féminisme pour les 99 % ici aussi.
La centralité des femmes dans la lutte des classes
« Si la classe est le résultat dynamique, variable et contingent d’un processus historique qui se construit dans la lutte, une des pires erreurs politique qu’on peut commettre est d’apposer sur l’histoire des modèles abstraits prêts en main qui détermineraient quelles luttes de la classe comptent et lesquelles non. Le danger, c’est de glorifier de façon nostalgique des formes et expériences du passé (ou du fantasme), au lieu de reconnaître les processus de subjectivation de classe qui se déroulent sous nos yeux [1] ».
Depuis quelques années, les luttes des femmes sont mises en lumière partout dans le monde. Luttes féministes contre les féminicides ou pour le droit à l’avortement, luttes des indigènes pour la défense de leurs terres, luttes pour l’amélioration des conditions de travail ou le maintien des emplois en Écosse ou dans l’État espagnol, luttes contre les agressions sexuelles et le harcèlement sexuel au travail aux États-Unis, luttes contre la casse des services hospitaliers en France... Ces luttes ne sont a priori pas toutes « féministes » (elles ne se revendiquent pas toutes du féminisme) mais ont comme point commun d’être menées par des femmes pour l’amélioration de leurs conditions de vie... et de celles de tout-e-s les exploité-e-s et les opprimé-e-s. Comprendre cela, c’est comprendre que le capitalisme a recours à l’expropriation dans tous les domaines de nos vies (et pas seulement la plus-value) et que pour s’opposer à lui, il faut le combattre sur tous les terrains. Ainsi, pour les auteures du Manifeste, la question de la reproduction sociale est cruciale pour développer des analyses totales du capitalisme actuel et se donner des tâches conséquentes : « Les ouvriers et les ouvrières ne se battent pas pour leur travail en tant que tel, mais parce que celui-ci leur permet de gagner leur pain : le désir de subsistance est la cause et non la conséquence. Ainsi, les luttes pour la nourriture, le logement, l’eau, les soins ou l’éducation ne se résument pas à des revendications en faveur de l’augmentation des salaires […] le véritable enjeu des luttes pour la reproduction sociale est d’établir la primauté de la vie sur les profits [2]. » Or , depuis la seconde vague féministe, les mouvements féministes ont toujours mis en valeur ces questions que ce soit théoriquement ou dans les luttes, le travail de reproduction étant assumé principalement par les femmes.
Et c’est bien cela qui est central dans le mouvement féministe actuel : le libre accès à l’IVG dans chaque pays est d’abord une revendication de celles qui n’ont pas les moyens économiques d’aller avorter ailleurs, la lutte contre les agressions sexuelles au travail concerne en premier lieu celles qui sont soumises à la hiérarchie capitaliste, la défense de l’Amazonie touche celles et ceux dont les terres sont expropriées ou qui payent les conséquences quotidiennes des catastrophes écologiques, la casse des services publics est l’affaire de nous qui n’avons pas les moyens d’avoir une assurance vie tous-risques ou de payer une école privée, etc. Et lorsque ces luttes se croisent et qu’une unité se dessine par le mouvement féministe, les femmes ne sont plus seulement au centre de la lutte des classes, c’est le mouvement féministe en soi qui porte la lutte des classes au niveau international, à contre-courant de l’hégémonie bourgeoise.
C’est d’autant plus vrai quand l’outil de lutte privilégié par les militantes féministes aujourd’hui partout dans le monde est la grève. De la grève des Polonaises pour le droit à l’avortement à la grève générale féministe du 8M dans l’État espagnol, en passant par la grève suite à l’assassinat de Lucia Perez en Argentine, les femmes se sont réappropriées cette arme du mouvement ouvrier pour l’utiliser à des fins dépassant le rapport capital-travail. Ce faisant, elles situent les enjeux des luttes féministes au cœur du système d’exploitation et donnent un nouvel écho au slogan « Pas de révolution socialiste sans révolution féministe. » Plus encore, en intégrant dans l’appel à la grève internationale la grève des tâches domestiques, de la consommation ou du soin en plus de la grève du travail rémunéré, les féministes ont repensé les modalités de la lutte des classes pour permettre d’avancer globalement contre le capitalisme : « En refusant de considérer le « travail » et la « vie privée » comme deux sphères distinctes, [la nouvelle vague féministe] ne limite pas ses luttes à l’un de ces espaces. Et en redéfinissant ce qu’est le « travail » et qui sont les « travailleurs et travailleuses », elle rejette la dévalorisation structurelle du travail des femmes – à la fois payé et non payé – par le capitalisme. En définitive, ces grèves féministes ouvrent la possibilité d’une phase nouvelle et inédite de la lutte des classes : féministe, internationaliste, écologiste et antiraciste [3]. »
A contre-courant donc de la bourgeoisie, mais aussi du féminisme libéral qui voudrait nous faire croire que l’égalité sera atteinte le jour où il y aura autant de femmes que d’hommes patron-ne-s [4], du racisme d’État ou de l’extrème-droite qui désignent l’autre comme responsable de tous nos maux, etc. Ainsi, dès l’année dernière, le manifeste de la commission 8M de l’État espagnol revendiquait l’ouverture des frontières et la régularisation de tout-e-s les sans-papiers. On peut penser aussi aux tribunes d’associations féministes allemandes après les viols de Cologne pour dénoncer l’islamophobie, etc. Bien entendu, la « troisième vague féministe [5] » n’est pas exempte de contradictions internes (comme tout mouvement de la classe), mais la cohérence globale et la tendance à une radicalisation rapide contre toutes formes d’exploitations et d’oppressions sont autant d’éléments remarquables. Nous cherchons depuis des années à trouver comment unifier les luttes et voilà qu’un mouvement international entrouvre cette possibilité. Peut-être serait-il temps de prendre cela au sérieux.
Nouvelle période et nouvelles formes de résistances
Le mouvement féministe international qui se développe « sous nos yeux » est né dans un contexte particulier. Ayant d’abord émergé dans les pays du Sud ou de la périphérie (Pologne, Argentine), il a progressivement atteint les pays du Nord les plus durement touchés par la crise (État espagnol, Italie). Cela signifie-t-il pour autant que la troisième vague se cantonnera, pour caricaturer, aux pays dans lesquels les droits des femmes sont les moins avancés ou dont la population est tellement à l’agonie qu’elle n’a plus rien à perdre ?
En France aussi, la question de la reproduction sociale est aujourd’hui un point de cristallisation dans la société (sinon les centres hospitaliers ne seraient pas continuellement traversés par des mouvements de grève ou les universités bloquées une année sur deux). D’ailleurs, la place particulière des femmes dans le mouvement des Gilets Jaunes est aussi révélateur de cette tendance : non seulement les femmes sont les premières à s’investir dans un mouvement social de cette ampleur parce qu’elles sont sous-payées, précarisées, etc. mais aussi et surtout parce qu’un mouvement qui s’est lancé contre l’augmentation du coût de la vie les concerne en premier lieu : les tâches de travail de reproduction assumées gratuitement par les femmes deviennent d’autant plus pénibles et visibles à nos yeux lorsqu’il n’est plus possible de payer la facture d’électricité, d’aller chercher les enfants à l’école ou de préparer un repas convenablement. Le mouvement des Gilets Jaunes est d’ailleurs un incroyable terreau pour la prise de conscience des femmes sur leurs conditions. Car une fois que les femmes Gilets Jaunes se sont aperçues qu’elles étaient non seulement sous-payées mais qu’en plus elles ne pouvaient pas nourrir convenablement leurs enfants avec leur salaire, s’est posée la question de savoir pourquoi c’était à elles (et à elles-seules) de nourrir les enfants...
Par ailleurs, le développement de la conscience féministe suit son cours en France et le terrain semble plus favorable d’année en année, de Weinstein à la Ligue du LOL avec pour conséquences la libération de la parole des femmes. Les luttes des femmes en Amérique latine contre les féminicides nous inspirent ici et, à force d’insister, les violences faites aux femmes commencent à sortir de la case des faits divers. A coup de campagnes médiatiques, « Nous Toutes » a permis de mobiliser 50000 personnes le 25 novembre dernier dans toute la France. Ce n’est bien sûr qu’un début, mais dans « la France de l’après MeToo », cela aura au moins permis de rendre audible le terme de « féminicide » et d’imposer le débat. Les mentalités changent, progressivement, et si seule l’expérience de la lutte peut permettre un saut qualitatif important, la perméabilité un peu plus prononcée des nouvelles générations aux questions de genre et de sexualité devrait facilité une possible prise de conscience globale [6].
Enfin, comme je l’ai dit plus haut, la troisième vague s’inscrit dans une dynamique de renouvellement des luttes sociales au niveau international. Taksim, Occupy, les Indignées, pour ne citer que ces trois mouvements, avaient chacun en leur sein des caractéristiques inédites, révélatrices de la période qui allait s’ouvrir : refus des formes traditionnelles d’organisation de la gauche et demande d’horizontalité ; basculement du centre de la lutte sur un terrain inédit (ici, les places) ; besoin de recréer des lieux d’échange et de solidarité collective ; processus de radicalisation qui part d’une défiance vis-à-vis des institutions de gouvernance du néolibéralisme à des prises de conscience plus vastes sur le féminisme, l’antiracisme, l’écologie, l’anticapitalisme...
Si elles ont tardé à arriver en France, ces nouvelles formes de mouvement sociaux explosent désormais depuis 2015 : ZAD de Sivens / NDDL, Nuit Debout, Mouvement des Gilets Jaunes... ce qui unit ces luttes sont du même ordre que Occupy et les mouvements des « places » :
– Les ZAD étaient des lieux de lutte mais aussi d’échange et de politisation, ainsi que d’expérimentation d’autres façon de vivre le commun. Les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier ont été pour beaucoup hostiles aux ZAD, en raison d’une matrice productiviste et d’un manque cruel d’analyses de la période.
– Nuit Debout a été un cadre d’expérimentation de faire de la politique autrement, de réflexion sur la société comme de propositions d’actions pour la lutte contre la Loi Travail, parfois en contradiction avec l’agenda des syndicats.
– Le mouvement des Gilets Jaunes a fait émerger une nouvelle fois le besoin urgent de recréer des lieux de solidarité effective pour la classe, d’agir ici et maintenant pour améliorer nos conditions de vie, sans chefs pour « donner la ligne . » Et rapidement pour une partie des Gilets Jaunes, avec une volonté d’aller plus loin : pour la justice sociale et climatique, contre le racisme ou les violences faites aux femmes, pour une démocratie réelle...
Le contexte, ici, n’est donc pas si différent qu’ailleurs. Le néolibéralisme finissant d’achever les institutions de régulation publique de la reproduction sociale et de tomber son verni démocratique, la classe agonise aussi et cherche de nouvelles façons de s’organiser. Bien entendu tout cela manque de maturité. Nuit Debout n’a été qu’un laboratoire et les ZAD des lieux d’expérimentations sans vision stratégique globale pour une remise en cause du capitalisme. Le mouvement des Gilets Jaunes, quant à lui, témoigne d’un cruel manque de perspectives politiques pour sortir du « rite du samedi » et remporter une victoire, ne serait-ce que partielle. Il est facile d’établir ces bilans en regardant de loin les choses évoluer, de donner les bons et les mauvais points et d’analyser le moment où les rendez-vous ont été manqués. Là où les choses se compliquent, mais deviennent aussi plus exaltantes, c’est lorsqu’on fait le pari de se donner des tâches pour essayer d’influencer la période. Il ne s’agit pas de dire qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté et d’activisme pour renverser le cours de l’Histoire. Néanmoins la gauche radicale traditionnelle a tendance à s’enfermer dans une certaine « extériorité sociologique » qui lui donne le droit de critiquer sans agir. A trop parler des Gilets Jaunes, des précaires, des femmes, etc. et de sans cesse préférer commenter la situation de la classe ou de l’état du mouvement féministe sans poser la question de nos tâches, on en oublie que nous sommes aussi femmes, précaires, travailleuses, privées d’emploi, etc. et qu’en tant que telles, nous avons toute notre place pour faire. Pourquoi attendre après les autres pour déclencher l’initiative, quand on peut y pendre part ?
Se donner les moyens d’agir
Comme je l’ai dit auparavant, un des éléments centraux des mouvements sociaux qui ont émergé ces dernières années est le besoin d’horizontalité et le rejet des formes d’organisations traditionnelles du mouvement ouvrier souvent devenues autoritaire et bureaucratiques. Or, le mouvement féministe français souffre encore trop souvent d’un état de stase dans lequel il serait depuis le début des années 2000. D’une part, une partie des associations féministes issues des années 70 continue son institutionnalisation ou s’en contente, ou n’arrive pas à faire évoluer ses cadres d’analyse en dépit de bouleversement mondiaux majeurs. De l’autre, certaines (jeunes) féministes, qui ont souvent baigné dans la vague théorique des années 90, ont parfois tendance à préférer construire un purisme de principe que le mouvement réel. En découlent de violents débats sur la prostitution par exemple, des jugements de valeurs et de la suspicion sur la moindre initiative féministe qui ne clarifie pas « ses positions ». Il n’est pas question de dire que cela n’est pas parfois justifié. Ainsi, il est insupportable qu’une partie du mouvement féministe propage des discours islamophobes ou transphobes, participant du climat ambiant raciste et LGBTphobe. En revanche, cela ne devrait pas nous empêcher de construire un mouvement autonome des femmes, anticapitaliste, antiraciste et inclusif avec toutes celles qui sont soucieuses de faire évoluer positivement (qualitativement et quantitativement) le mouvement féministe. Cette tâche devrait être, entre autres, celle des militantes féministes révolutionnaires.
Pour capter ces nouvelles générations, il faut là encore sortir de l’extériorité sociologique et partir de leurs aspirations réelles. Pour beaucoup de militantes féministes qui sommes nées dans les années 90/2000, le rapport au monde est proche de celui des jeunes militantes espagnoles. Depuis que nous sommes enfants, on nous présente le monde comme un champ de bataille permanent dans lequel la peur du terrorisme nous accompagne quotidiennement. Le capitalisme avançant à visage découvert, il n’y a plus de fausses promesses d’intégration, de plein emploi, d’un futur meilleur ou d’avoir un jour une retraite. Nous sommes condamnées, à la sortie de l’enfance, à travailler toute notre vie ou à être précaire, souvent les deux. Parallèlement, l’essor des réseaux sociaux a permis d’avoir accès, très jeunes, à des cadres d’analyses du monde et de nos conditions dont la production est en constance augmentation depuis la seconde vague féministe. Ainsi aujourd’hui il est un peu plus aisé pour une adolescente lesbienne de comprendre sa situation et d’en discuter, puis de prendre confiance. De rêver aussi, la prolifération de littératures sur la déconstruction des rapports patriarcaux ayant comme conséquence que pour beaucoup d’entre nous il est plus facile d’imaginer et d’expérimenter d’autres façons de vivre, souvent collectivement. Cette contradiction entre nos aspirations et la réalité rend les choses toujours plus insupportable et provoque aussi de l’impatience, ce que les cadres organisationnels traditionnels du mouvement ouvrier comme du mouvement féministe n’arrivent pas à capter.
Le désir d’action n’est pas soluble dans des appareils rodés, épuisés et bloqués tout comme celui de changement ne l’est pas dans la satisfaction de l’auto-affirmation perpétuelle de soi. Ajouter à cela que la précarisation continuelle de nos conditions de vie tend à rendre l’attente insupportable également pour l’ensemble de la classe, et on comprend pourquoi les explosions sociales sont aujourd’hui spontanées et désordonnées.
Dans ce contexte, une de nos tâches doit être d’aller dans le sens de ces aspirations. Au niveau international, le mouvement féministe actuel s’est formé en partie en opposition avec les cadres d’organisations traditionnels (de la gauche et du mouvement féministe) [7], tenter le pari de le faire émerger ici passera forcément par des conflits avec les monolithes qui refusent de bouger. L’exemple de la grève du 8 mars est sans doute le plus frappant. En 2018 dans l’État espagnol, les syndicats majoritaires avaient déposé des préavis de deux heures seulement. Débordés par la prolifération d’assemblées autonomes de préparation du 8 mars dans les villes, les quartiers et les lieux de travail, ils avaient finalement appelé à une grève de 24h, sous pression [8]. Si les syndicats refusaient initialement d’appeler à une grève d’une journée, c’est que ce cadre-là les dépassait et ne leur permettait pas d’avoir la main sur la situation. Pire, cela pouvait ébranler leur confort : « refusant haut et fort de se plier à l’ordre existant, les grévistes féministes rendent les luttes ouvrières à nouveau démocratiques et réaffirment ce qui devrait pourtant être une évidence : les grèves appartiennent à la classe ouvrière dans son ensemble – et non pas à une seule de ses composantes ou à des organisations particulières [9]. »
En France, si dépasser les syndicats ne passera que par un mouvement de masse, nous ne sommes pas obligées pour autant de les accompagner en attendant. Ainsi, l’appel à 15h40 au niveau national pour le 8 mars agit comme un limitateur installé par celles et ceux qui souhaitent garder la main. Si nous nous positionnons du côté de celles qui préféreraient que les choses changent, alors il est de notre devoir de tenter de le déborder. Il n’y a malheureusement pas eu d’expérimentation nationale d’une tentative de débordement, mais ce qui s’est passé à Toulouse est intéressant. En convoquant des assemblées de femmes régulièrement pour appeler à la grève du 8 mars depuis le mois d’octobre, associant des militantes féministes anciennes et nouvelles, des travailleuses syndiquées ou non, des femmes qui expérimentaient pour la première fois l’auto-organisation, nous avons réussi à imposer aux directions syndicales un autre déroulé pour la journée. Avec, à la clé, autant de manifestantes que lors des quatre dernières années cumulées.
Nos tâches
Le cadre « Toutes en Grève » est intéressant sur plusieurs points. Le pari que nous avions fait était qu’en appelant à des assemblées inclusives de femmes, pour construire le 8 mars, nous pourrions capter des femmes différentes dont le seul point commun est leur conjointe exploitation et oppression par le capitalisme et le patriarcat. Et cela a fonctionné. Au total, une centaine de femmes a participé aux assemblées : des femmes migrantes, travailleuses, précaires, sans-emploi, étudiantes, lesbiennes, bi, trans, handicapées... Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais le fait de vouloir construire honnêtement et collectivement la grève du 8 mars nous a permis non pas d’effacer nos différences mais d’avancer, ensemble, théoriquement sur un certain nombre de sujets par la pratique. Le résultat de cela a été la manifestation : l’appel à la fois suffisamment large (contre le capitalisme, le racisme et le patriarcat) et précis (pour les droits des personnes trans, des migrantes, des femmes racisées, etc.) a fait manifester ensemble dans les rues de Toulouse des milliers de femmes (militantes féministes, syndicalistes, Gilets Jaunes, étudiantes, queer, femmes voilées, etc.) qui d’ordinaire ne se retrouvent pas. Et au premier rang, derrière la banderole de tête, féministes abolitionnistes et militantes « pro travail du sexe », marchant dans la même direction.
Un autre aspect majeur du cadre « Toutes en Grève » est qu’il nous a permis de nous rappeler que nous pouvions faire. Loin des cadres préexistants qui ne permettent plus d’expérimenter, retrouver notre capacité d’agir a été important pour nous, militantes féministes révolutionnaires, mais aussi pour toutes les femmes qui s’y sont investies : non seulement il est possible de s’organiser collectivement contre le capitalisme et le patriarcat, mais il est aussi permis de reprendre les choses en main et de dessiner collectivement les contours de cette lutte. Cette expérience dans un cadre féministe, pour la lutte, horizontal et dans lequel la sororité prime sur la concurrence, a été une porte d’entrée dans le militantisme pour des dizaines de femmes qui aujourd’hui ne veulent plus en sortir.
Cela est d’autant plus vrai que le collectif qui s’est constitué autour de la grève du 8 mars s’est rapidement emparé d’autres questions, celles de la solidarité internationale ou du mouvement des Gilets Jaunes entre autres, et que cela a permis de démontrer la porosité entre les différentes luttes. Dans nos espaces de discussions, ont été débattues des possibilités de solidarité effective avec les Argentines par exemple ou de l’organisation d’un rassemblement contre Vox, parti néofasciste espagnol. Surtout, dès le début du mouvement, nous avons constamment discuté de notre participation dans les Gilets Jaunes : en tant que femmes exploitées par le capitalisme, nous ne pouvions passer à côté.
« Toutes en Grève » n’est qu’une expérience locale, qui n’en est qu’à ses balbutiements, mais il paraît aujourd’hui indispensable de faire proliférer ce type de cadre partout en France pour tenter de recréer un tissu féministe offensif, horizontal et inclusif, contre le patriarcat mais aussi le capitalisme et le racisme, avec une vision internationaliste. Cela passera nécessairement par des ruptures et des tensions. Des ruptures avec nos traditions. Il est impensable que le féminisme en France continue de n’exister dans la rue, à une échelle plus ou moins importante, que le 25 novembre et le 8 mars. Nous devons nous doter d’un agenda propre et lancer des campagnes offensives sur les urgences du moment : contre les féminicides, contre la casse des services publics, contre l’islamophobie et la chasse aux migrant-e-s, pour la solidarité internationale... Des ruptures avec notre confort. Nous ne pouvons plus attendre que les choses se passent en agissant que dans des cadres pré-construits, qui limitent tant nos capacités d’agir que le mouvement dans son ensemble. Nous devons travailler à développer des cadres qui parlent à chacune, dans le féminisme et ailleurs. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut « construire contre », mais les syndicats comme les associations n’évolueront pas Des ruptures enfin avec nos pratiques. La gauche radicale promeut encore aujourd’hui un modèle de militantisme masculin [10] délétère tant pour les femmes et les minorités de genre ou sexuelles que pour lui-même. L’autoritarisme, le culte du chef, les rapports concurrentiels, la normalisation de la violence dans le militantisme sont autant de chaînes qui réduisent nos potentialités.
Arya Meroni, 15/03/2019