« Jeune femme aux pivoines » (1870), par Bazille. COLLECTION MR ET MRS PAUL MELLON / NATIONAL GALLERY OF ART / MUSÉE D’ORSAY
Le modèle noir, de Géricault à Matisse est une exposition de grande ampleur sur un sujet jusqu’ici très peu traité en France alors qu’il l’est depuis longtemps aux Etats-Unis. L’exposition parisienne en vient d’ailleurs, deuxième version très augmentée de Posing Modernity [1], qui a eu lieu cet hiver à la Wallach Art Gallery de Columbia University.
« De Géricault à Matisse » signifie que les siècles antérieurs, qui sont du ressort du Louvre, n’y sont pas étudiés alors que tant d’œuvres le permettraient, du roi mage Balthazar aux jeunes pages « maures » des cours européennes. Jusqu’ici, le Musée du quai Branly-Jacques Chirac était le seul à aborder ces questions, dans le champ nord-américain avec Le siècle du jazz en 2009 et Color Line, les artistes africains-américains et la ségrégation en 2016 et, plus largement, avec Exhibitions, l’invention du sauvage en 2012.
Ce déficit flagrant explique la spécificité de l’exposition : il y en a deux en une, dont la deuxième s’efforce de compenser le manque d’expositions sur l’histoire du racisme et du colonialisme. Celle qu’annonce le titre étudie la représentation de femmes et d’hommes noirs dans la peinture, sculpture et arts graphiques du Ier Empire à la seconde guerre mondiale, les modèles dans les ateliers, les rôles pour lesquels ils posent, les rapports entre eux et les artistes que l’on perçoit à travers les œuvres – de la plus évidente sympathie à la plus frappante indifférence.
D’utiles recherches documentaires ont été accomplies. C’est particulièrement le cas de celles qui ont permis de retrouver les prénoms, parfois les noms et l’histoire, de celles et ceux que les titres des œuvres désignaient comme « mulâtresse », « indigène », « nègre du Soudan ». Ils étaient considérés non comme des individus, mais comme les représentants anonymes de types ethniques. Aussi ne prenait-on pas la peine de se souvenir de leur nom. Autre conséquence de cette exigence de précision : des œuvres rares sont là, dont Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies, scène de flagellation peinte en 1843 par Marcel Antoine Verdier, et les études de David d’Angers pour un monument à l’abolition de l’esclavage.
Histoire dense et douloureuse
Mais une galerie artistique ne peut pas suffire à présenter une histoire si dense et douloureuse. Les quatre commissaires l’ont si bien perçu qu’ils ont donc tressé à la première une seconde exposition, politique et sociologique celle-ci. Elle traite des conditions juridiques, politiques et sociales faites aux Noirs en France dans cette période. Elle commence par l’abolition de l’esclavage par la Convention le 4 février 1794, continue par son rétablissement par Bonaparte le 20 mai 1802, la seconde abolition le 27 avril 1848 par la Deuxième République quinze ans après le Royaume-Uni et les décennies d’expansion et d’administration coloniale en Afrique, avec ce que ces mots sous-entendent d’oppression, d’acculturation, de travail forcé et de mépris.
Pour en traiter complètement, il faudrait une exposition ou, plutôt, il en faudrait une série qui traite de l’ensemble des puissances coloniales – Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas et Portugal – et ne passe pas sous silence la traite négrière en Afrique de l’Est, organisée par des marchands musulmans à destination du Moyen-Orient jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Dans Le modèle noir, ces données sont présentes sous forme de chapitres insérés dans le parcours, parfois développés – Toussaint-Louverture en Haïti, les prostituées noires dans les maisons closes –, parfois un peu trop elliptiques – les régiments d’Afrique engagés dans la première guerre mondiale, la vogue de l’« art nègre ». Elles le sont aussi à travers des histoires personnelles racontées par le truchement de lettres, journaux, photographies et caricatures – ces dernières assez ignobles souvent.
Se constitue ainsi une chronique extrêmement intéressante et révélatrice de la présence d’artistes noirs et métis dans la vie culturelle et de leur accueil. Les uns sont très célèbres, d’Alexandre Dumas à Josephine Baker. D’autres avaient été oubliés, tel le pianiste aveugle Tom Wiggins, né dans une plantation en Géorgie. La presse le surnomme le Liszt noir quand il joue en 1867 à Paris – laquelle presse le cite cependant parmi « d’autres nègres savants que l’on peut voir pour trois francs à l’Exposition », l’Exposition Universelle cette année-là sur le Champ-de-Mars. « Nègres savants » comme on dit animaux savants, dressés à obéir à l’homme.
On cite cette ignominie parce qu’elle est exemplaire de la principale conclusion qui, peu à peu, se dégage des œuvres autant que des documents et de la rencontre des unes et des autres, éminemment révélatrice. Cette conclusion, c’est que le racisme, sous des formes flagrantes ou sous-entendues, se maintient au long du siècle et demi ici parcouru, dans les milieux artistiques comme dans tous les autres milieux professionnels et sociaux. On aimerait pouvoir écrire l’inverse et que les artistes ont été parmi les agents les plus actifs de la dénonciation de la colonisation et du racisme. C’est impossible. Pour beaucoup, le Noir reste un motif exotique.
Il est en effet aisé de percevoir le genre et le degré d’intérêt de l’artiste pour son modèle. Le Portrait de Madeleine, domestique d’un couple de colons guadeloupéens, peint par Marie-Guillemine Benoist en 1800 n’est pas seulement une toile admirablement composée et exécutée, mais la trace sensible de leurs conversations, peut-être des récits que Madeleine fait à sa peintre.
« Portrait de Madeleine » dit aussi « Portrait d’une femme noire » (1800), par Marie-Guillemine Benoist, présenté au Salon de 1800 sous le titre « Portrait d’une Négresse ». RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE) / GÉRARD BLOT
Il y a présence et parole dans cette peinture, comme il y en a dans l’Etude d’homme d’après le modèle Joseph et le Portrait d’homme, deux Géricault de 1819 inséparables de l’exécution cette année-là du Radeau de La Méduse, naufrage au large de la Mauritanie ; et comme dans l’Etude d’après le modèle Aspasie de Delacroix, auquel il arrive d’être moins attentif à la personne et de sacrifier au pittoresque.
« Etude d’homme d’après le modèle Joseph » (1819), par Géricault. COURTESY THE J. PAUL GETTY MUSEUM / MUSÉE D’ORSAY
Dans ces quelques tableaux, les modèles sont des êtres particuliers, avec leur caractère, leur passé, leur présent – passé et présent où la couleur de leur peau a pu être cause de peurs, d’humiliations, de violences. Ce sont des portraits entiers, sans simplification, ni condescendance, tous contemporains de la première émancipation par la Révolution française et du retour de l’esclavage huit ans plus tard, ce qui n’est probablement pas fortuit.
Racisme flagrant et sous-entendu
Mais après ? Après vient le temps des lieux communs partagés par l’immense majorité des contemporains et alimentés par les arts. Significatif est le cas de Gérôme. Quand, en 1872, il peint de profil une jeune femme à laquelle il fait porter un collier d’esclave, c’est une femme qu’il observe avec attention et dont l’expression donne à penser qu’elle ne se prête pas volontiers au port de cet accessoire – si l’on peut dire. Quand, en 1873, il utilise l’étude pour A vendre, esclaves au Caire, elle n’est plus qu’une figure conventionnelle dans une production attractive, avec nu féminin blanc lascif, perroquet bleu et sabre à fourreau orné, agrégat absurde de signes exotiques. La modèle noire redevient alors la « négresse » pour collectionneur blanc.
Stéréotypes
La responsabilité de l’orientalisme et du réalisme bourgeois dans la diffusion de ces stéréotypes est flagrante, des sculptures en pierres rares de Cordier aux servantes noires et dévêtues de Chassériau, Gérôme, de Bénouville et autres. Ce ne sont qu’allégories conventionnelles, soit celles d’une sexualité qui serait déchaînée – stéréotype qui demeure actif tout le temps des colonies et jusqu’à Joséphine Baker au moins –, soit celles de la docilité de la domestique qui s’occupe bien des enfants de sa maîtresse.
Quant aux hommes, le choix est entre le bon travailleur musculeux et le méchant guerrier sanguinaire, tel le Jeune homme à l’épée de Puvis de Chavannes. Il manque à cette section son apothéose sanglante, l’Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade de Regnault dont on comprend mal l’absence alors qu’elle est conservée à Orsay. On ne comprend pas mieux l’absence des Tahitiennes de Gauguin, vrais portraits et protestations contre la colonisation et la destruction d’une culture. Ils auraient été à leur place en compagnie de l’empathique Portrait de Laure de Manet et de la mélancolique Jeune femme aux pivoines de Bazille.
« Jeune homme à l’épée » (1850), par Puvis de Chavannes. PATRICE SCHMIDT / MUSÉE D’ORSAY DISTRIBUTION / RMN
Avec le XXe siècle, viennent les avant-gardes et le goût pour des arts non-occidentaux que l’on s’obstine aujourd’hui encore à nommer primitivisme sans vouloir entendre ce qu’il y a de péjoratif dans ce terme. Et sans considérer ce paradoxe désagréable : les admirateurs de l’« art nègre » n’étaient pas nécessairement tous exempts de préjugés racistes, loin de là. La plupart s’accommodaient même fort bien de la colonisation, que les surréalistes furent les seuls à dénoncer. Les stéréotypes de la Noire sex-symbol se retrouvent dans les spectacles de Joséphine Baker – jusqu’à susciter la gêne –, dans les photos de Man Ray et chez Matisse, des variations qu’il dessine sur le thème de la Martiniquaise à foulard pour illustrer Les fleurs du mal de Baudelaire – étrange association – jusqu’à sa Danseuse créole, gouache découpée de 1950 qui fait de la femme une fleur – une fleur exotique qui danse… On n’en sort pas.
Philippe Dagen
« Le modèle noir, de Géricault à Matisse ». Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris 7e. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 heures, jeudi jusqu’à 21 h 45. Entrée : de 11 € à 14 €. Jusqu’au 21 juillet.
Musique et danse autour du modèle noir
En lien avec l’exposition, l’auditorium du Musée d’Orsay propose jusqu’au 28 mai un florilège de musique classique et de danse intitulé « 100 artistes, 30 événements autour du modèle noir ». Si la soprano Magali Léger et l’ensemble Contraste rendent hommage à Joséphine Baker, le jeune chef Clément Mao-Takacs, à la tête de son Secession Orchestra, inaugure un voyage reliant Vienne à Mexico en passant par Paris, les Etats-Unis et la Jamaïque. Quant au Quatuor Danel, il sert la musique du fameux chevalier de Saint-George, né en Guadeloupe, surnommé « le Mozart noir ». Parmi les artistes à découvrir, la soprano guyanaise Marie-Laure Garnier, le haute-contre américain Reginald Mobley, la violoniste américaine Tai Murray. Ambassadrice de la danse africaine moderne, la danseuse sénégalaise Germaine Acogny, chorégraphiée par Olivier Dubois, portera haut et fort la mémoire de l’esclavage.