Le Vietnam connaît un durcissement politique indéniable. En témoigne l’entrée en vigueur au début de l’année d’une loi sur la cybersécurité particulièrement rétrograde. Cette tendance de fond date sans doute du 12e congrès du Parti en 2016. Nguyen Phu Trong, qui depuis l’automne 2018 est à la fois secrétaire général du Parti et président de la République, est le dépositaire d’une vieille tendance du PCV à l’autoritarisme. Mais il existe encore des espaces dont se saisissent les Vietnamiens, journalistes ou artistes.
La vie intellectuelle vietnamienne a connu un tremblement de terre à l’automne 2018. Chu Hao, ancien directeur du Centre National de la Technologie, ancien vice-ministre des Sciences et des Technologies (de 1996 à 2005) et éditeur renommé, a fait l’objet d’une procédure disciplinaire au sein du Parti Communiste Vietnamien. Il faut dire que les activités éditoriales de ce professeur, né en 1940 à Bac Giang, à une soixantaine de kilomètres de Hanoï, avaient de quoi déplaire. Outre la traduction de grands classiques de la littérature politique mondiale (Alexis de Tocqueville, John Dewey ou Noam Chomsky), il avait fait de sa maison d’édition un outil en faveur de l’éducation populaire et de la culture générale des masses. Le Parti Communiste vietnamien (PCV) n’a théoriquement rien contre de tels objectifs, mais il ne voit pas toujours d’un bon œil la diffusion d’une réflexion trop critique sur les formes diverses de la démocratie à travers le monde.
Chu Hao ne pouvait que pressentir le sort qui allait être le sien. Il rendit alors sa carte de membre du Parti le 25 octobre 2018. Plusieurs de ses amis l’imitèrent, en guise de protestation. Rien n’y fit, ni l’émoi généralisé dans les milieux intellectuels hanoïens ni la pétition signée par plus d’une centaine d’universitaires du monde entier, dont l’écrivain Viet Thanh Nguyen, prix Pulitzer 2016. La sanction officielle fut prononcée le 24 novembre 2018. Le vieil universitaire devait être puni « pour l’exemple » : sa dégradation publique valait un rappel à l’ordre pour tous les intellectuels vietnamiens, quant à leurs velléités d’expression sur des sujets jugés sensibles par le pouvoir. Nguyen Phu Trong, qui exerce depuis septembre 2018 et la mort de Tran Dai Quang la double fonction de Secrétaire général du Parti et de président de la République, s’émut même publiquement de la « récession de la pensée politique » dans le pays.
Le régime politique vietnamien est un régime répressif et autoritaire. Près d’une centaine de personnes sont en prison pour des raisons politiques et l’affaire Chu Hao n’est qu’un exemple parmi d’autres de sa tendance historique aux « purges » internes. Le logiciel idéologique maoïste a encore des adeptes du côté de la place Ba Dinh à Hanoï, où sont situés à la fois le Palais présidentiel, le siège du PCV et l’Assemblée nationale. Et la Sécurité Publique (la police) s’assure avec efficacité que règne dans le pays une atmosphère de crainte diffuse : on sait qu’on peut parler, mais qu’on ne doit pas trop en dire.
Néanmoins, le régime vietnamien n’est pas, en matière de liberté d’expression et plus largement de libertés publiques, ce monolithe que les observateurs occidentaux issus des grands médias décrivent, en des termes souvent convenus et avec un peu trop d’empressement. Une source abondamment reprise, lorsqu’il est question de ce pays, est par exemple le classement de Reporters Sans Frontières sur la liberté de la presse. En 2018, le Vietnam arrive au 175e rang sur 180, juste devant la Chine, la Syrie, le Turkménistan, l’Érythrée et la Corée du Nord. La censure évidente et la loi sur la cybersécurité qui vient d’entrer en vigueur début 2019, n’aident en rien la liberté d’expression. Mais plusieurs affaires survenues au cours des années 2010 témoignent de la redoutable complexité de la question.
LA CRITIQUE LITTÉRAIRE ET LES FANTÔMES DE L’HISTOIRE
En 2010, une jeune femme, Do Thi Thoan, avait soutenu à l’Université de Pédagogie de Hanoï un mémoire de master en littérature à l’intitulé obscur : La place des marginaux : pratique poétique du groupe de la « Bouche ouverte » étudiée sous un angle culturaliste. Son étude portait sur un groupe de poètes du sud du pays, qui avaient choisi pour étendard un programme politique : « Mo mieng » (« ouvrir la bouche », ou la « gueule »). Il s’agissait là d’étudiants saïgonnais en lettres qui écrivaient des poèmes au début des années 2000. Les plus connus d’entre eux, qui continuent d’avoir une activité littéraire, étaient Ly Doi, Khuc Duy, Nguyen Quan et Bui Chat. Ils avaient lu les poètes de l’Oulipoet les classiques de la littérature anti-totalitaire de l’Europe de l’Est. Ils étaient insolents, et certaines de leurs œuvres défiaient ouvertement les autorités communistes vietnamiennes en usant d’une symbolique claire. Do Thi Thoan – elle aussi poétesse, sous le pseudonyme de Nha Thuyen – avait considéré que cette littérature méritait une étude universitaire approfondie. Elle obtint pour son mémoire la note maximale, 10 sur 10, et fut recrutée comme enseignante dans la même université.
Trois ans plus tard, en avril 2013, une rumeur s’emparait de la capitale vietnamienne. La Sécurité publique avait développé un intérêt soudain pour les travaux universitaires de Do Thi Thoan. Simultanément, une campagne était lancée dans la presse littéraire officielle : les travaux de la jeune femme étaient qualifiés de « réactionnaires », « d’anti-culturels », voire même « d’immondices sous couvert de science ».Entre le printemps et l’été 2013 se mit alors en place un débat sur l’importance de la liberté de la recherche dans le pays, même si les esclandres par voie de presse se faisaient à armes émoussées. Les « conservateurs », principalement des critiques issus de l’Académie des écrivains de Hanoï, parfois noyautés par des membres du comité de propagande du Parti, faisaient la promotion d’une conception très orthodoxe de la recherche : celle-ci devait avoir une cohérence stricte avec la ligne définie par les autorités. Les autres prenaient à mots couverts la défense de Do Thi Thoan : une nation ne saurait progresser vers la modernité sans avoir la faculté de se regarder dans un miroir.
Un nouveau rebondissement intervint à compter du 11 mars 2014. Cédant à la pression, l’Université de Pédagogie de Hanoï, où travaillait Do Thi Thoan, décida de lui retirer le diplôme qui lui avait été attribué en 2010… et la professeure qui avait encadré son mémoire était invitée à faire valoir ses droits à la retraite. Le comité de propagande du Parti suggérait enfin à la presse de « ne pas publier d’opinions divergentes sur le sujet ». L’intelligentsia hanoïenne ne voulut pas se laisser faire : une lettre ouverte, signée par plus de 100 personnalités vietnamiennes, fut adressée au président de l’Université de Pédagogie. Elle resta sans réponse, mais le 15 mai 2014, Do Thi Thoan reçut un nouveau diplôme de master, sans mention du sujet de son mémoire.
Cette histoire est tout sauf anecdotique. Elle a rappelé aux élites intellectuelles vietnamiennes la proximité d’un passé douloureux. L’affaire de Do Thi Thoan a, dans ses formes, fait écho à la répression de la première dissidence intellectuelle dans le pays. A compter de 1956, deux ans après les accords de Genève, des écrivains, des poètes et des philosophes nord-vietnamiens avaient exprimé leur désir que le socialisme ait un visage plus « humain ». Ils réclamaient davantage de libertés individuelles, principalement à travers des articles publiés dans les deux revues Humanisme (Nhan Van) et Belles Œuvres (Giai Pham).Le contexte le leur permettait : la déstalinisation en URSS, la campagne des « Cent fleurs » en Chine et le soulèvement de Budapest de l’automne 1956. Le Parti des Travailleurs – nom du Parti Communiste Vietnamien depuis 1951 – avait laissé faire dans un premier temps, car la réforme agraire menée dans les campagnes avait beaucoup amoindri le soutien de la population au Parti, pour ensuite mieux dévorer les proies engluées dans ses filets. Parmi les victimes dont la carrière fut brisée, on compta le philosophe Trân Duc Thao, le compositeur Van Cao ou encore le poète Trân Dân.
LA CHANTEUSE ET LES ÉLECTIONS
Un deuxième exemple est celui de la chanteuse Do Nguyen Mai Khôi, devenue depuis 2016 la championne de la liberté d’expression au Vietnam aux yeux des médias occidentaux. Mai Khôi est originaire de la province de Khanh Hoa (Centre-Sud), où elle est née il y a 35 ans. Elle jouissait, au début des années 2010, d’une popularité assez importante à Hô-Chi-Minh-Ville, où elle se produisait souvent. Artiste atypique, sa participation aux marches des fiertés et son soutien aux revendications des personnes LGBT lui avaient valu le sobriquet de « Lady Gaga » du Vietnam.
Au printemps 2016, Do Nguyen Mai Khôi a décidé de présenter une candidature libre aux élections législatives du mois de mai. C’était théoriquement possible, même dans un régime à Parti Unique : il existe un quota réservé de 50 sièges pour des députés non-membres du Parti à l’Assemblée nationale vietnamienne et une centaine de candidats s’étaient déclarés « indépendants » entre février et mars. Dans les faits, tout le processus électoral est contrôlé par le Front de la Patrie, l’organisation-cadre des masses vietnamiennes. La chanteuse fit campagne pour être « la voix de la jeunesse », principalement sur les réseaux sociaux, autour de quatre grands thèmes : le féminisme et l’égalité hommes/femmes, les droits des personnes LGBT, l’accès à l’éducation et à la santé et enfin, la liberté de création artistique.
Sa candidature fut vite entravée. Outre l’interdiction de ses prises de parole lors des meetings publics pour les législatives, elle fut l’objet d’une surveillance policière minutieuse, ses démarches administratives se trouvèrent gelées, ses comptes sur les réseaux sociaux piratés et certains de ses concerts furent annulés. En réaction, Do Nguyen Mai Khôi publia une vidéo sur Facebook, vue plusieurs milliers de fois, dans laquelle elle demandait à rencontrer le président des États-Unis Barack Obama lors de sa visite officielle au Vietnam fin mai 2016. Coup de communication brillant, mais stratégie risquée dans un pays à l’histoire pour le moins mouvementée avec la première puissance mondiale. La rencontre entre Mai Khôi et Barack Obama eut bien lieu le 24 mai.
Mai Khôi devint ainsi, quasi-instantanément, une célébrité planétaire. L’engouement est certes légèrement retombé depuis, mais certains magazines américains, à l’instar de la National Review, continuent de la présenter comme une « héroïne ». Elle a fait preuve d’un véritable courage : l’engagement, de ce côté-ci du monde, peut se payer cher. Son dernier projet musical porte d’ailleurs un nom sans équivoque : The Dissidents. Il n’en faut pas moins exclure l’éventualité qu’elle ait considéré, aidée par son entourage immédiat, la défense des thèmes progressistes chers aux médias occidentaux comme une rampe d’accès vers les projecteurs.
LES BLOGUEURS POLITIQUES SUR UNE LIGNE DE CRÊTES
Les blogueurs et les journalistes indépendants au Vietnam ont un rôle fondamental dans un système où la publication dans les grands journaux est verrouillée. Davantage encore que des lanceurs d’alerte, ils sont une source d’information alternative jugée crédible, et ont en cela une véritable influence. Sur les réseaux sociaux, leurs posts sont lus, partagés et commentés. La récente loi sur la cybersécurité qui prévoit notamment la possibilité d’enjoindre Facebook et Twitter à supprimer des contenus jugés « dangereux pour la sécurité nationale »,va changer la donne, mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions.
Les blogueurs ou les journalistes indépendants sont le plus souvent issus du système et non des réseaux habituels de la dissidence politique. C’est le cas par exemple de Pham Chi Dung, né en 1966, fondateur de l’association des journalistes indépendants du Vietnam, qui écrit désormais, entre autres médias, pour Voice of America en vietnamien. Fils d’un cadre du Parti à Hô-Chi-Minh-Ville, il était lui-même membre du PCV avant de rendre sa carte pour se consacrer à ses activités de blogueur. Ce qui lui a valu bon nombre de tracas avec la Sécurité publique. Il en est de même avec Huynh Ngoc Chenh, blogueur né en 1952 à Da Nang. Ancien journaliste du quotidien Thanh Niên, l’un des principaux titres de presse du pays, il s’est mis à bloguer, sur la plate-forme Blogspot, au milieu des années 2000. Cela lui permettait d’aborder des sujets délicats, à l’instar des droits de l’homme dans le pays ou des relations entre le Vietnam et la Chine. Assez vite, le blog de Chenh atteignit un nombre de visiteurs uniques dépassant les 15 000 par jour et il reçut en 2013 le prix « Netizen » de l’ONG Reporters Sans Frontières.
Huynh Ngoc Chenh a su faire parler de lui de manière brillante au printemps 2016, lorsque survinrent, dans les grandes villes du pays, des manifestations en réaction à la catastrophe environnementale Formosa. Une aciérie d’une entreprise taïwanaise avait déversé ses eaux usées dans la mer, entraînant ainsi le dépérissement d’une grande partie de l’écosystème marin sur près de 300 kilomètres de côtes dans le centre du pays. Le 15 mai 2016, alors qu’Hô-Chi-Minh-Ville était baignée d’un soleil accablant, avait lieu pour la troisième semaine de suite un rassemblement. La grande avenue piétonne Nguyên Huê, qui fait face au Comité populaire (la mairie) de la ville, avait été interdite d’accès pour l’occasion. En marge de la manifestation, Chenh réussit à contourner les barrages et à se présenter seul sur l’avenue vide. Il s’assit, un panneau entre les mains, sur la mosaïque centrale de la rue piétonne. Un photographe avait été prévenu et était posté sur un toit, avec vue sur la scène. La photographie de cet « homme seul » (c’est le titre vietnamien de la photo, lors de sa mise en ligne), puis des deux policiers se précipitant vers lui pour l’arrêter, a fait le tour des réseaux sociaux. Elle rappelait le « Tank Man » chinois des événements de la place Tian’anmen en juin 1989. Chenh savait ce qu’il faisait : il avait intériorisé les codes de la communication politique à l’heure des réseaux sociaux.
Truong Huy San, également connu sous son nom de plume, Huy Duc, est célèbre dans tout le pays. Commentateur politique, il est aussi l’auteur d’un livre d’enquête historique, Du côté des Vainqueurs, sur les années qui ont suivi la fin de la guerre dans le pays. Après avoir passé plusieurs années dans l’armée, notamment au Cambodge pendant l’occupation vietnamienne jusqu’en 1989, Huy Duc travaille comme journaliste à Hô-Chi-Minh-Ville pour de nombreux médias, dont Tuôi Tre, Thanh Niên ou encore Sai Gon Tiep Thi. En septembre 2016, il publie sur sa page Facebook personnelle un article intitulé Thanh ou Thang ?, qui devient rapidement viral. Il fait référence à la campagne anti-corruption menée au Vietnam depuis début 2016, et dont la tentative d’arrestation de Trinh Xuan Thanh, un ancien magnat du pétrole accusé de corruption, ainsi que ses liens avec Dinh La Thang, alors de Secrétaire du Parti à Hô-Chi-Minh-Ville. Les informations dont Huy Duc fait usage sont si précises sur une affaire en cours d’instruction que la plupart des observateurs se demandent quelles pouvaient être ses sources. Trinh Xuan Thanh, après s’être enfui en Allemagne, est kidnappé par les services secrets vietnamiens, ramené au Vietnam puis traduit en justice. Ce qui provoque une crise diplomatique à l’été 2017. Dinh La Thang, pour sa part, est démis de ses fonctions et condamné à une peine cumulée de 30 ans de prison.
Un blogueur ou un journaliste indépendant au Vietnam peut se servir du système. Il n’en est pas toujours l’ennemi déclaré. Dans certains cas, il est même susceptible, ou obligé, de prendre position dans les luttes de pouvoir, quitte à en devenir un rouage.
UNE HISTORIENNE DES FEMMES CONTRE VENTS ET MARÉES
Parlons d’un autre cas édifiant sur l’existence d’une ligne à ne pas franchir. Il s’agit de l’aventure de Bui Tran Phuong à la tête de l’université privée qu’elle a fondée à Hô-Chi-Minh-Ville, l’Université Hoa Sen (Lotus). Née en 1950 cette historienne de formation a soutenu une thèse de doctorat à l’université de Lyon-2 sur l’histoire des femmes au Vietnam au milieu des années 2000.
En 1991, après avoir mené une carrière universitaire à Hô-Chi-Minh-Ville, Phuong fonda une école privée, initialement conçue comme un centre de formation professionnelle. En 1999, cette école devient un établissement d’enseignement supérieur technique (Truong Cao Dang),puis officiellement une Université (Dai Hoc) en 2006. De nombreuses facultés sont alors créées en économie, en marketing, en mode, en hôtellerie, mais aussi en sciences humaines et sociales. C’est là que le bât blesse : les autorités vietnamiennes ont commencé à s’intéresser de très près aux contenus pédagogiques. Il faut dire que Bui Tran Phuong affichait clairement la volonté de transmettre une forme d’esprit critique aux étudiants et que les cours d’histoire dispensés ne correspondaient pas toujours au roman national vietnamien. Les étudiants de l’université Hoa Sen étaient par exemple susceptibles d’avoir entendu, dans les amphithéâtres, plus de choses sur la biographie de Nguyen Truong To, ce réformiste catholique du XIXe siècle qui souhaitait initier une ère Meiji au Vietnam, que sur Tran Phu, l’un des fondateurs du Parti Communiste Vietnamien et son premier Secrétaire général, jusqu’à son exécution par la Sûreté coloniale française en 1931.
Plusieurs années durant, Bui Tran Phuong a été prise dans un imbroglio administratif avec le ministère de l’Éducation et le comité populaire de Hô-Chi-Minh-Ville, qui portait notamment sur le poids des autorités au conseil d’administration de l’établissement. Elle n’est plus présidente de son université depuis 2017. Mais son œuvre va au-delà de sa présence à l’intérieur des murs : l’université Hoa Sen dispose d’un bâtiment en plein centre de Hô-Chi-Minh-Ville, et les étudiants ont pu constater que la liberté et le courage d’une femme pouvaient suffire à construire de grands édifices, même contre vents et marées.
ÉDITER ET VENDRE DES LIVRES SOUS LE MANTEAU
Revenons sur les deux poètes Ly Doi et Bui Chat, qui faisaient partie du groupe « la Bouche ouverte », étudié par Do Thi Thoan à l’université de Pédagogie de Hanoï. Ly Doi et Bui Chat, outre leurs activités de création littéraire, éditent à Hô-Chi-Minh-Ville des livres de manière indépendante, sous le nom des éditions Giay Vun (Les éditions des miettes de papier). C’est-à-dire qu’ils ne disposent pas, pour leurs livres, d’autorisation officielle de publication.
Tous deux sont nés à la fin des années 1970, Ly Doy à Quang Ngai et Bui Chat à Dong Nai. Avec leurs amis, ils revendiquent de proposer « une réponse à la standardisation décadente de la littérature et des arts vietnamiens ». Ainsi ont-ils réussi à publier et à vendre sous le manteau des ouvrages considérés comme sensibles par le Parti Communiste, dont La Ferme des Animaux de George Orwell, L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne ou encore Vivre avec les Vietnamiens, l’enquête journalistique de Philippe Papin et Laurent Passicousset. Une telle activité éditoriale amène forcément quelques tracas. S’ils n’ont jamais été emprisonnés, leur matériel a été plusieurs fois saisi et ils font l’objet d’une surveillance policière de tous les instants.
Bui Chat et Ly Doi ont aussi un rôle culturel et politique. Ly Doi était par exemple signataire du manifeste des écrivains vietnamiens indépendants. Leur militantisme « appliqué » est rare et intelligent, d’autant plus qu’à l’opposé de nombreux dissidents politiques médiatiques, ils se tiennent à bonne distance des ambassades étrangères.
HEURS ET MALHEURS DE LA PRESSE OFFICIELLE
Les journaux vietnamiens ont tous un organisme de tutelle et les coups de téléphone du comité de propagande du Parti sont fréquents. Le rédacteur en chef a la responsabilité de déterminer ce qui est publiable ou non, parfois à ses risques et périls. Un article peut être mis en ligne puis retiré, sur demande expresse des autorités. Les cas de journalistes de publications officielles rattrapés par la patrouille sont nombreux. L’affaire la plus emblématique de ces dernières années a été, au cours du premier semestre 2015, celle de Kim Quoc Hoa. Journaliste expérimenté, né à Hanoi en 1945, il occupait les fonctions de rédacteur en chef du journal Nguoi Cao Tuoi. Il tentait de faire du journalisme de manière un peu moins lénifiante que certains de ses confrères hanoïens, notamment en publiant des enquêtes sur les agissements de la Sécurité publique et sur la question foncière à Hanoï. Il a été suspendu de ses fonctions en février 2015, puis traduit en justice en vertu de l’article 258 du code pénal vietnamien au mois de mai, article qui prévoit « l’abus des libertés démocratiques pour nuire aux intérêts de l’État ».
Toujours en 2015, au printemps, le quotidien Thanh Niên, dont le siège est à Hô-Chi-Minh-Ville, réussissait un beau coup. Dans la province de Dong Nai, limitrophe de Hô-Chi-Minh-Ville, un conglomérat prévoyait le remblaiement de 77 hectares d’une rivière affluente du Mékong, risquant ainsi de perturber le cours et l’écosystème fluvial. Après une campagne ciblée de plusieurs semaines, à raison de plusieurs Unes et d’enquêtes fouillées, les journalistes de Thanh Niên parvinrent à faire annuler un projet immobilier jugé dangereux pour l’environnement. Certes, il y avait peut-être un ordre politique derrière cette campagne, mais quel média français peut se vanter, ces dernières années, d’avoir influencé le sort du projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes ou de la ligne de TGV Lyon-Turin ?
Il est possible de dénoncer des scandales environnementaux dans la presse officielle. Luong Nguyen An Dien le sait, lui qui a consacré plusieurs années à enquêter sur le retour de la firme américaine Monsanto au Vietnam. Le géant de la biotechnologie avait participé à la fabrication du tristement célèbre agent orange pendant la guerre dite « américaine », entre 1963 et 1975. Les articles d’An Dien avaient été initialement publiés dans Thanh Niên en anglais, avant qu’il ne les approfondisse pour les publier en 2016 dans la version internationale du Huffingon Post.
Il est possible également d’avoir un avis politique insolent. Encore faut-il avoir l’habileté de le déguiser. Le journal Tuoi Tre, quotidien le plus important du pays qui a tiré jusqu’à 450 000 exemplaires quotidiens, est passé maître en la matière. Son édition du week-end est dotée d’un supplément pour les dessins de presse. Le lecteur ne s’étonne plus d’y trouver des caricatures mordantes sur l’actualité politique, dénonçant le népotisme, la corruption ou encore l’impéritie qui préside aux vues de certains dirigeants locaux et nationaux. Tuoi Tre, s’il est soumis au régime général de censure, a publié des journalistes sachant faire usage d’un double langage truculent. A l’instar de Danh Duc, journaliste né en 1949, diplômé de l’Université de Saigon puis licencié de lettres à Paris au début des années 1970. Il commença à travailler pour le ministère de l’Information de la République du Viêt Nam avant 1975, ce qui lui valut de faire un séjour en camp de rééducation après 1975. Malgré cela, il réussit à devenir journaliste dans la presse officielle. Son style d’écriture, littéraire et précis, ainsi que sa tendance à jouer avec la ligne rouge tracée par les autorités, à travers des allusions et des comparaisons, ont fait de lui un personnage emblématique dans le microcosme des médias du sud du pays. Un de ses collègues le qualifiait notamment « d’extrémiste ». Danh Duc est aujourd’hui retraité, et n’écrit plus que de manière marginale. Ses articles, néanmoins, ont été lus pendant des années dans les colonnes d’un média censément aux ordres.
Tuoi Tre a récemment payé cher cette tendance à jouer avec le feu. En mai 2018, le journal avait publié deux articles « sensibles » : un article au sujet de la loi sur les manifestations et une enquête sur les errements de la construction des autoroutes dans le sud du pays. Outre le retrait de ces publications, l’autorité de la presse a décidé d’imposer au journal une sanction exemplaire : 220 millions de dongs d’amende (9 800 dollars) et une suspension d’autorisation de publication pour son site Internet durant trois mois entre juillet et octobre 2018.
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION EN NUANCES DE GRIS
Il ne faut pas s’enfermer dans les visions manichéennes de la liberté d’expression et, en général, de la question des libertés publiques au Vietnam. Le prisme très occidental des rapports d’ONG est parfois réducteur. Il existe des espaces dont se saisissent les Vietnamiens, journalistes, universitaires, écrivains et artistes. C’est le sens de cet inventaire de cas survenus au cours des années 2010.
L’affaire Chu Hao montre néanmoins qu’il y a un durcissement en cours, qui date probablement du 12e congrès du Parti en 2016. Nguyen Phu Trong, qui depuis l’automne 2018 a la double casquette de secrétaire général du Parti et de président de la République, est un « orthodoxe ». Son allergie aux vues alternatives à celles du Parti sur l’histoire, la littérature ou l’actualité politique du pays est bien connue. Il est également le dépositaire d’une vieille tendance du PCV à l’autoritarisme et reproduit parfois des réflexes aussi vieux que le régime totalitaire de l’époque de la guerre. Il faut espérer que son règne, prévu pour durer jusqu’en 2021, laisse encore quelques-uns de ces interstices dans lesquels les Vietnamiens savent si intelligemment s’engouffrer, notamment après l’entrée en vigueur d’une loi sur la cybersécurité particulièrement rétrograde.
Louis Raymond