Histoire et thérapie, récit et mémoire
En 1959, la nuit commence à s’étendre sur le pays. Les auteur-e-s des Cahiers de mémoire ont alors 15 ans, 9 ans, 6 ans … Année après année, les massacres se répètent jusqu’à l’apocalypse du génocide des Tutsi en 1994. Aucun de ces enfants n’était préparé à connaître cette histoire. L’atelier de mémoire a recueilli les récits de ces enfants devenus des adultes, des personnes âgées, des « grandes mamans » comme on les appelle là-bas. Trois groupes de participants se sont réunis successivement entre 2014 et 2018. Les textes du premier groupe sont parus en français, en 2017 [1]. Ceux du deuxième et du troisième groupe sont réunis ici. Au cours de ces trois sessions, l’objectif était identique : écrire l’histoire du génocide et la transmettre aux générations futures. Certains rescapés évoquent parfois des chercheurs venus recueillir leurs témoignages sans qu’eux-mêmes, les sujets de l’histoire, ne sachent à quelles fins leurs récits étaient destinés. À de rares exceptions, personne ne leur a transmis les livres qui recensaient leurs paroles [2]. Ils se demandent qui, mieux que les survivants, peut parler du nombre de victimes, de la manière dont elles ont été tuées, de la chasse à l’homme qui s’est déroulée sans répit durant cent jours, de la cruauté meurtrière des voisins et, parfois, des membres les plus proches de leur famille ? Qui mieux qu’eux peut parler des humiliations et violences subies par leurs parents durant la colonisation allemande ou belge et de leurs effets directs sur la mise en œuvre du génocide, précédé par des « répétitions » successives qu’ils/elles ont connues durant trente-cinq ans ? C’est ce qu’écrit de manière fulgurante Marthe Mukagihana : « Si je produis ces écrits, c’est parce que certains prétendent que le génocide a commencé en 1994 quand l’avion de Habyarimana s’est écrasé ! Mais… Quand on a brûlé nos maisons, cet avion s’était-il déjà écrasé ? Quand j’effectuais toutes ces pérégrinations au Burundi ou au Congo, cet avion s’était-il déjà écrasé ? Quand on a commencé à nous dire que nous sommes originaires d’Abyssinie, cet avion s’était-il déjà écrasé ? En 1959, quand les gens fuyaient pour se réfugier à l’étranger, quelle était l’origine de leur exil ? N’est-ce pas précisément à cette époque que le processus génocidaire a été enclenché ? [3] »
Quelle différence entre un témoignage et un cahier de mémoire ? Lors des commémorations qui ont lieu chaque année au Rwanda le 7 avril et durant cent jours, certains livrent leur témoignage devant un public certes concerné, mais indistinct. Le destinataire du discours est dissous parmi la foule qui écoute, abasourdie et sidérée à son tour. Et les rescapés sont entraînés dans des crises traumatiques incontrôlables. Plus tard, on demande parfois à l’un ou l’autre de donner à nouveau son témoignage dans d’autres circonstances. Le témoignage s’étiole, il perd sa force sans permettre à celle ou à celui qui le prononce de l’adresser, de le destiner, de le partager et de s’en délester. De s’en délivrer pour sortir de la spirale persécutrice du trauma. Regroupés dans l’atelier de mémoire à Kigali, les participants ont trouvé la force et le courage d’écrire leur récit dans un groupe où chacun était le destinataire de l’autre, où chacun s’adressait à l’autre comme à l’ensemble du groupe. Sans la présence explicite d’un destinataire, sans visée thérapeutique délibérée, le témoin est dépossédé de ses propres paroles, de ses souvenirs et de son histoire.
Durant les veillées de mémoire, chacun-chacune prononce la liste interminable des siens disparus, pour immortaliser leurs noms et leur donner une sépulture. Dans les séances de l’atelier de mémoire, il a fallu non seulement oser dire et énumérer les noms des disparus, mais aussi donner les coordonnées des lieux de massacre, les dates. Toutes ces énumérations déroulées au fil du récit n’ont pas été fortuites, elles retracent dans son intégralité le territoire de la psyché envahie par la violence génocidaire. Il a fallu regarder le passé, ancrer les souvenirs de l’enfance à l’âge adulte, les rendre visibles, les sauver de l’oubli, les intégrer dans son autobiographie.
À propos des cahiers de mémoire, Marie-Odile Godard écrit : « Si ces textes sont perçus, pour les lecteurs, comme des témoignages, ils sont, pour les auteurs, des marqueurs de mémoire. C’est d’abord pour soi, pour faire des ponts entre l’avant et l’après du génocide. C’est oser prendre un souvenir et mettre des mots autour, « se » mettre des mots sur ce qui ne demeurait qu’une image fugitive, intrusive d’un passé haï. (…) C’est ensuite pour s’adresser aux disparus, pour leur dire la douleur du manque (…) et affirmer ainsi leur espoir que leurs disparus sont quelque part, là où tout est calme et serein. [4] »
En attendant de retrouver les leurs dans cet espace « calme et serein », la page du cahier de mémoire joue le rôle de l’espace transitionnel, elle est un lieu de retrouvailles qui se dessine dans les lettres adressées aux disparus. Comme s’ils étaient encore « là ». On leur parle. On leur donne des nouvelles, on leur confie des messages [5].
Tous les repères temporels ont vacillé lors de l’instant de la frayeur, l’instant de la dernière fois, l’instant du trauma, et les auteurs des récits se sont attachés, plus de vingt ans après, à situer cet instant dans le temps. Ils en donnent la date, le mois, le jour et l’heure ; ou encore les saisons. Les activités du jour et de la nuit sont inversées. La nuit on tente de survivre et d’échapper aux miliciens. Le jour on se cache. Les dates surgissent avec une précision sèche et décisive. D’autres dates reviennent à la mémoire. Antérieures au génocide et anticipatrices. C’est l’instant où le monde bascule, annonçant les désastres à venir. Nous sommes en 1960. Les auteurs sont encore des enfants. Les souvenirs d’enfance avec ses moments d’insouciance et de bonne entente explosent et le malheur surgit. Il y a des sujets tabous dont les adultes ne parlent pas devant les enfants qui pourtant surprennent des bribes de phrases ou de conversations. Ou entendent d’autres enfants qui emploient des termes insultants à leur égard ou en prononcent d’autres qui les remplissent de crainte et d’effroi, tel le mot « guerre [6] » qui résonne comme un cri d’alarme. L’un des drames les plus féroces que connaissent les enfants tutsi dans la période pré-génocidaire, et tout particulièrement en 1972-1973, c’est l’exclusion de l’école. Une génération entière sera interdite d’accès au secondaire, empêchée de poursuivre son parcours intellectuel. Un système impitoyable dit « d’équilibre ethnique » les relègue hors des écoles. Les meilleurs élèves tutsi sont remplacés par de médiocres élèves hutu. La discrimination s’ancre à jamais dans leur existence. Sans recours possible. Il n’est pas un cahier de mémoire qui ne relate cette discrimination cruelle et totalement injuste. Les écoliers sont les victimes précoces de la machine génocidaire qui est en train de se mettre en place. Est-ce dans cette atteinte fondamentale à l’expression et à l’éducation que s’ancrent les symptômes traumatiques occasionnant des troubles du langage, qui surgissent pendant ou aussitôt après le génocide ? « En 1994, la parole a tué au Rwanda », écrit Emilienne Mukansoro. Parallèlement à l’expérience mutilante vécue par les enfants, les adultes n’avaient pas davantage le droit de parler ni de dire, et encore moins de critiquer ou de se plaindre. Il fallait se taire, accepter. Comme les enfants, les intellectuels seront impitoyablement visés. Pour triste exemple, retenons celui de Kanyabugoyi Fidèle. Quelques instants avant le coup fatal qui lui sera porté, les miliciens lui arrachent ses lunettes, après avoir dit : « On te tuera, il n’y aura plus personne pour écrire des articles contre le régime. [7] » Certains n’ont pas hésité à parler de « génocide intellectuel ». Dans un autre cahier, une jeune institutrice est assassinée parce qu’elle a refusé d’épouser un Hutu et parce qu’elle est « trop intelligente [8] ». Les symptômes sont multiples : aphasie, balbutiements intempestifs, irruption incontrôlée de sons. Comme en témoignent Bazizane Béata ou Nyirahabineza Françoise [9].
En livrant leur récit mémoriel, les rescapés restituent la vie des leurs (ils leur parlent). Ils reconstruisent leur propre vie hors de l’espace dévasté et de la temporalité hallucinée dominés par la logique traumatique. Conjuguant entre elles les trois dimensions de la temporalité, les récits recréent les liens de filiation générationnelle. Le « chez nous » est vaste, il commence à la demeure familiale, s’étend tout autour, « après la bananeraie » ou vers « la maison de grand-père », plus bas, plus loin, sur les collines environnantes, de l’autre côté de la rivière. La géographie est indissociable du récit de mémoire. Les lieux sont situés et précisés dans le moindre détail, comme le sont les dates, les jours et l’heure. Chaque auteur indique la localisation par les désignations d’autrefois : région, préfecture, commune et, pour que les générations suivantes s’y retrouvent, il cite aussi leur actuelle désignation administrative : province, district, secteur, cellule, umudugudu (« quartier » ou « village »). Cette double dénomination spatiale s’ancre dans la temporalité de l’avant et de l’après. Entre les deux, c’est l’espace de la violence génocidaire.
Autrefois, on se déplaçait sans peur vers les bureaux de la commune et les marchés. Les églises et les paroisses étaient encore sanctuarisées et tous y trouvèrent refuge lors des massacres qui eurent lieu en 1959, 1961, 1973, 1990. En 1994, tous ces lieux deviendront des lieux de mort certaine et à grande échelle. Soudain, partout, du jour au lendemain, sur les routes et les chemins qui bordent ces lieux s’érigent des barrières tenues par les miliciens, les Interahamwe et les militaires. Le pays est quadrillé, sans issue. Les champs de sorgho, les marais, les bananeraies, et les brousses ont perdu leurs qualités familières et traditionnelles. Ils sont vus de manière exclusive comme des lieux où se cacher, se terrer, pour échapper aux regards des tueurs.
La géographie dessine le trajet de la fuite et la topographie de la terreur. Sur des pages et des pages, certaines décrivent leur parcours périlleux qui s’étend sur plusieurs semaines, voire durant un mois ou deux. Pourtant un nombre infime de kilomètres est parcouru, fait d’allers et retours, dans un sens et dans l’autre et de nouveau encore dans le sens inverse sur la même route. Inlassablement. Le périmètre de la peur est immense. Il se fige parfois parmi les morts abandonnés sur les lieux de massacres.
Dans ce paysage, tenant les barrières tant redoutées, il y a les voisins. Il en est beaucoup question dans les cahiers de mémoire : « mon voisin le plus proche », « la maison voisine [10] »... Amis d’hier, ils sont devenus des bourreaux inflexibles. À de rares exceptions, ils acceptent de cacher les fugitifs, pour un temps très court, exigeant avant d’ouvrir leur porte qu’ils reprennent dès le lendemain leur fuite effrénée. Quelques-uns pourtant les ont protégés, affirmant en dépit de tout : « Il est des nôtres. [11] »
Le travail d’écriture de l’histoire a resitué le trauma dans une chronologie et une spatialisation qui permet de s’en déprendre. La scène traumatique a progressivement cessé d’envahir l’espace psychique. Il y a quatorze ans, les rescapées exprimaient un violent rejet de leur pays, tout entier confondu aux supplices qu’elles avaient vécus et aux scènes mortelles qu’elles avaient vues se dérouler sous leurs yeux. Le « chez nous » était devenu « un lieu de nulle part ». Seule la fuite hors du pays semblait contenir une promesse d’oubli. Elles voulaient fuir la scène de l’ultime séparation et de la frayeur absolue. Mais la fuite envisagée risquait de n’être qu’une sombre répétition de la fuite qui avait été la leur durant les cent jours du génocide. Le patient travail de remémoration, parcouru aux côtés de celles et ceux qui ont connu les mêmes scènes, s’est étayé sur leur accompagnement réciproque. La méfiance généralisée, les sentiments de haine et de vengeance légitime s’avéraient à la longue autodestructeurs et suicidaires. Ils ont été supplantés par une confiance solide et généreuse. Reconstructrice.
Florence Prudhomme
En 1994, la parole a tué
Les violences vécues par les survivant-e-s du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994 au Rwanda sont extrêmement lourdes à porter. Les taire, les passer sous silence, les mettre de côté serait nier qu’elles font partie d’une histoire, qui a volé la vie de leurs proches et aussi la leur. Lorsqu’on parle de reconstruction de soi, il s’agit pour la personne qui a subi ces violences d’être capable de parler du passé, d’y penser, d’être au présent sans les occulter, sans en avoir honte ni s’en sentir responsable.
En 1994, la parole a tué. Il suffisait que quelqu’un dise : « Lui, il est Tutsi », et c’était fini. Mais il pouvait aussi y avoir quelqu’un qui dise : « Non, il ne l’est pas », et il était sauvé. Un Tutsi n’avait pas de pancarte indiquant qu’il l’était, mais il suffisait de dire : « Lui, il est Tutsi. » La parole meurtrière se transformait en cris, quand les tueurs voyaient frémir un buisson ou qu’ils apercevaient une ombre. C’était le bruit des battements de la langue qui annonçait le sang versé. Et c’est elle encore qui lançait les injures, les paroles qui offensaient et déshumanisaient. Terrassaient.
Le salut était dans le silence, celui de la cachette, où les mères ont appris à étouffer les pleurs de leurs enfants. Avant : si l’enfant criait, c’est qu’il avait faim ou qu’il voulait mordre. Il voulait grandir, découvrir le monde. Il voulait vivre, il désirait exister. S’il pleurait, sa maman le consolait sans étouffer ses pleurs qui n’avaient jamais été tus jusqu’alors. Pendant le génocide : on a appris à chuchoter, à se taire, on a fait taire l’enfant, on lui a fermé la bouche. L’absence de bruit, c’était la vie. Bouger les lèvres, c’était attirer la mort.
Autrefois, pour les Tutsi comme pour les Hutu, la parole était une valeur sociale essentielle. La parole, c’était l’engagement, l’appréciation ou la dépréciation. Elle créait la confiance ou la méfiance, et plus encore l’honneur. Mais, quand tu es devenu un serpent, un cafard, à la porte de la mort, quand on t’a coupé la langue en coupant la nuque de ton enfant, la main de ton fils, le ventre de ta fille, tu ne fais plus confiance aux mots, tu les crains. Or les craindre, c’est craindre l’humain qui habite dans les mots. Un peu avant et durant le génocide, les Tutsi n’étaient plus rien, leur parole n’avait plus aucune valeur. Le génocide a coupé leurs lèvres de vivants. Pendant le génocide on a d’abord éteint la parole, dans une logique semblable à celle des nazis qui brûlaient les livres.
Reprendre la parole aux tueurs c’est ne plus être leur proie. Prendre la parole en écrivant son Cahier de mémoire, c’est reprendre le dessus sur ce passé, le reconquérir. C’est ne plus être enfermé dans le silence, parce que le silence, c’est encore, c’est toujours le génocide. Le silence, c’est obéir à l’assignation au mutisme que la peur de la mort nous imposait. Reprendre la parole, c’est se voir demain, c’est à nouveau pouvoir dire : « Je suis vivant, je suis en vie », c’est surtout pouvoir le sentir, c’est avoir le droit de dire « J’existe » et reconstituer ce que le génocide a dévasté.
Là, parler n’attire plus la mort mais permet de reprendre vie ; on a le droit de parler. Les auteur-e -s des Cahiers de mémoire ne se situent pas dans un face à face où ils seraient en place d’accusateur ne recevant en réponse qu’un mécanisme de défense de l’accusé. Ils/elles n’accusent personne, ils disent le malheur qu’ils ont connu. Celui qui témoigne se dote d’une autorisation de parole, et cela suffit en soi. Les survivant-e-s partagent avec nous la réalité qu’ils ont vécue, ils l’adressent à celles et ceux qui sauront les entendre.
Mukansoro Émilienne
* Tout au long de cet ouvrage, nous avons respecté l’usage rwandais qui place le nom de famille avant le prénom.