- « Carte postale » lézardée
- Comment tuer à l’arme blanche
- Traquée, chassée comme un (…)
- L’attentat qui déclencha (…)
- C’était le sauve-qui-peut
- Deux missiles trouent la nuit
- Colère française
- Le massacre des Casques (…)
- Une rumeur traverse la ville
- Des paras de Flawine découpent
- Comment les tuer tous ?
- Des cadavres entre les prie-Di
- Les fonctionnaires de la mort
- La fin de l’Opération Turquois
- La fuite de tout un peuple
- « On remonte. On fonce »
La lente descente aux enfers
Lorsque je découvris le Rwanda à la fin des années 80, le « pays des milles coopérants » bénéficiait de toutes les indulgences.
Le président Habyarimana venait régulièrement partager les prières du château de Laeken [lieu de résidence du souverain belge au Nord de Bruxelles] et les fidèles se pressaient dans les églises catholiques. En août 1990, le président Habyarimana mesurait cependant la montée des périls. A l’occasion d’une longue interview qu’il m’accorda dans sa villa de Remera, à l’extérieur de la ville, il souligna les difficultés économiques du pays, invoquant le surpeuplement pour exclure toute idée d’un retour des Tutsis réfugiés dans les pays voisins :
« Vous voyez bien qu’il n’y a pas de place ! » Me présentant son épouse Agathe, il déclara en souriant : « C’est elle, le véritable chef. » Commentant la prochaine venue du pape, il s’interrogea sur le coût que son pays devrait supporter, à tel point que je me permis une plaisanterie de mauvais goût : « Un malheur n’arrive jamais seul. »
« Carte postale » lézardée
J’ignorais alors qu’un mois plus tard, le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) allait déclencher la guerre depuis la frontière ougandaise avec, dans ses rangs, les enfants des exilés tutsis qui avaient grandi dans les camps de réfugiés et dont le retour était obstinément refusé. Grâce au soutien des troupes de Mobutu, grâce à l’intervention de ceux que Jean-Christophe Mitterrand [1946, de 1986 à 1992 conseiller aux Affaires africaines de son père président] appelait « quelques bidasses » français, grâce aussi à l’intervention des troupes belges – à la demande surtout du roi Baudouin [1951-1993] –, l’offensive fut rapidement bloquée et Fred Rwigema, le charismatique commandant en chef des rebelles, fut tué sur le front.
Pendant que Paul Kagame réorganisait les troupes, les Tutsis, à l’intérieur du pays, étaient pris pour cibles : plus de 10 000 d’entre eux avaient été regroupés dans le stade de Kigali et les assassinats se multipliaient. Multipartisme oblige – l’ouverture politique se précise à partir de l’été 1991 –, la vie politique était polarisée entre les « modérés » d’un côté et des « Hutu power » extrémistes de l’autre. Cette polarisation s’accentuera à partir de 1993 autour des accords d’Arusha.
A l’époque, me rendre au Rwanda était presque devenu une obsession. Reportage humanitaire ou de développement, visite ministérielle, halte sur la route du Burundi… C’est que le Rwanda, jusque-là si ordonné, donnait peu à peu l’impression de basculer. La « carte postale » [le « Rwanda idyllique dans la propagande, y compris en Suisse sous l’impulsion des missionnaires « frères blancs » catholiques, puisque pays « exemplaire » pour le travail de « conversion » au catholocisme. Réd. A l’Encontre] se couvrait de lézardes, de zones d’ombre.
Chaque déplacement réservait des surprises. Comme, dans la forêt de Nyungwe, me trouver soudain en face d’une patrouille militaire qui revenait d’exercice. Des commandos surgissaient des fourrés, suants, haletants. Des Européens, Français de toute évidence, le visage noirci au charbon, menaient le train et auraient préféré passer inaperçus. Dans le Bugesera, cette zone aride où, dans les années 60, les Tutsis du nord du pays avaient été déportés sur la terre sablonneuse, les assassinats se multipliaient, mais il fallut qu’une religieuse italienne, Mme Locateli, soit abattue à bout portant pour que l’on mette en cause un commando venu de Kigali à la demande du bourgmestre.
Le nord, du côté de la frontière ougandaise, était zone interdite. Le FPR qui s’y était installé avait poussé vers la capitale des dizaines de milliers de Hutus. Lorsque je les découvris en compagnie de Michel Lebrun et Joëlle Milquet, ils campaient dans la boue, à peine abrités sous des morceaux de toile et leurs regards luisaient de colère. Un peu plus loin, sur quelques terrains vagues, des jeunes multipliaient les exercices physiques. A Butare, la dernière ville avant la frontière, des réfugiés venus du Burundi s’étaient installés après l’assassinat de leur président Melchior Ndadaye [président de la République du Burundi du 10 juillet au 21 octobre 1993], un Hutu élu démocratiquement. Ici aussi la haine prenait à la gorge.
Comment tuer à l’arme blanche
Dans la ville tanzanienne d’Arusha, les négociations de paix s’étaient étirées. Le FPR exigeait le partage du pouvoir, le retour des réfugiés, mais aussi l’intégration des deux armées, soit le mariage de l’eau et du feu. En même temps que les discussions politiques, les achats d’armes se multipliaient tandis que des jeunes désœuvrés ou des déplacés venus des zones en guerre participaient à des entraînements militaires sur les collines. Des amis avaient beau m’expliquer que des instructeurs, français dans certains cas, leur montraient comment tuer à l’arme blanche – couper la carotide ou sectionner les tendons –, je refusais de le croire. D’autant que j’avais assisté au départ du contingent français déployé depuis octobre 1990 et qui avait stoppé l’avancée du FPR. Ce départ était le fruit des accords d’Arusha, signés en août 1993. Les Belges, pour faire fléchir leur ami Habyarimana, avaient utilisé les grands moyens : « Si vous ne signez pas, vous ne serez pas invité aux funérailles du roi Baudouin. »
« Ces accords sont un chiffon de papier », murmuraient les durs du régime.
Les Belges, eux, y croyaient. Ils avaient proposé d’envoyer des paracommandos pour garantir la paix et former l’ossature de la Minuar (Mission des Nations unies au Rwanda), placée sous le commandement d’un Canadien, le général Dallaire qui, jusque-là, travaillait dans un bureau de l’Otan à Bruxelles. Pour des raisons d’économie, le gouvernement belge avait réduit à 450 le contingent de 1000 soldats demandés au départ et il fallut compter sur des soldats venus du Bangladesh pour faire l’appoint.
L’arrivée des Belges coïncida avec le départ des Français, exigé par le FPR. Assistant à leur empaquetage, j’avisai un officier et lui dis, pour nouer la conversation : « Mes compatriotes considèrent cette mission comme des vacances, une sorte de club Med… » Peu loquace, mon interlocuteur se contenta de maugréer : « Ainsi donc c’est ce que pensent nos amis belges ? Je leur souhaite bien du plaisir, ils seront coincés entre les deux armées… »
Le lendemain, Agathe Uwilingyimana, Première ministre issue d’un parti d’opposition hutu, le MDR (Mouvement démocratique républicain), devait me convoquer chez elle à l’aube pour me dire, en achevant sa toilette, que « contrairement à ce qu’ils pensent, les Belges ne sont pas les bienvenus. Du reste, les extrémistes voudraient en tuer quelques-uns afin de provoquer le départ du contingent. Mes services m’en ont informée… ». Peut-être aurais-je dû publier cet avertissement, mais il me parut plus sage de le transmettre discrètement à l’autorité militaire et de prévenir l’ambassade. Agathe craignait aussi pour sa propre vie : « Moi aussi je suis visée, la presse extrémiste m’attaque [celle en faveur du Hutu Power], multiplie les caricatures… Tout peut arriver… »
Traquée, chassée comme un gibier
Nous étions en octobre 1993. Six mois plus tard, à l’aube du 7 avril, Agathe, Première ministre, était traquée dans sa maison par des militaires, chassée comme un gibier vers la villa des voisins. Blessée, violée, achevée. Abandonnée. A l’extérieur, des Casques bleus belges, chargés de sa protection, s’étaient vu interdire de franchir la barrière du jardin. Quelques instants plus tard, le peloton mortier, dirigé par le lieutenant Lotin, était interpellé par une patrouille rwandaise et sommé de remettre ses armes.
La nuit précédente, l’avion du président Habyarimana, qui revenait d’Arusha, avait été abattu en phase d’atterrissage.
Quelques jours plus tôt, fin mars, à l’issue d’un séminaire consacré à « l’honnêteté et l’objectivité des journalistes », organisé par l’ambassade de Belgique, un journaliste tutsi, André Kameya, m’avait proposé de prendre un verre au bar de l’hôtel des Mille-Collines, sans plus se préoccuper de l’heure tardive. « Ce sera le dernier verre, disait-il calmement, car nous allons tous mourir. » Il allait être assassiné dans la nuit du 6 au 7 avril, à peu près au même moment qu’Agathe Uwilingyimana.
L’attentat qui déclencha le génocide
La dernière fois que j’ai vu le président Habyarimana, c’était fin mars 1994. Venant de recevoir le ministre belge de la Défense Leo Delcroix, il s’entretenait brièvement avec la presse. Traits bouffis, cheveux ébouriffés, il était méconnaissable. Des officiers de la garde présidentielle, des hommes aux carrures de gorilles, impassibles derrière leurs Ray-Ban, serraient de près un président qui ressemblait à un détenu gardé à vue, un homme en sursis. En ville, on murmurait qu’il avait déjà échappé à plusieurs tentatives d’attentat. J’écrivais alors que le Rwanda était plus proche de la guerre que de la paix.
Dans la soirée du 7 avril, c’est à Bruxelles que j’appris que l’avion présidentiel, un Falcon 50 offert par la France, avait été abattu par un tir de missiles alors qu’il se trouvait en phase d’atterrissage.
C’était le sauve-qui-peut
Le téléphone se mit à crépiter : des amis belges, depuis leur terrasse, avaient vu l’avion se transformer en boule de feu et tomber dans le jardin de la présidence. Ils avaient même entendu le souffle du ou des missiles, tirés de très près.
Le Burundi aussi était en deuil. Son jeune président, Cyprien Ntariyamira, qui avait succédé à Melchior Ndadaye, assassiné en octobre, avait embarqué en dernière minute dans l’appareil rwandais et péri dans le crash. Quelques jours plus tard, remontant vers Kigali depuis Bujumbura, j’allais croiser le cercueil du président burundais.
A quelque distance de ce convoi funèbre, il y en avait un autre : des dizaines de véhicules, jeeps blanches, 4×4 tout-terrain, voitures particulières descendaient vers le Burundi, hérissées de drapeaux nationaux, placardées de sigles onusiens ou humanitaires. C’était le sauve-qui-peut : expatriés, coopérants, agents de l’ONU quittaient le Rwanda en catastrophe. Des femmes pleuraient car aux barrières, des employés rwandais avaient été arrachés de la voiture et massacrés sous leurs yeux.
Tous les étrangers avaient dû prouver, passeport à l’appui, qu’ils n’étaient pas Belges car ces derniers étaient présentés comme des alliés des Tutsis.
Bon nombre d’expatriés vivant au Rwanda depuis longtemps s’accordaient sur un point : le président avait été tué par les siens, par les extrémistes hutus qui l’accusaient de trahison après qu’il eut accepté de partager le pouvoir avec le Front patriotique rwandais (FPR).
Arrivée à Kigali via le Kenya, car à Butare j’avais rebroussé chemin, je campais à l’aéroport d’où partaient les expatriés évacués. Peu à peu, au fil des récits qui se croisaient, des témoignages de première main, je tentais de reconstituer les circonstances de l’attentat.
Deux missiles trouent la nuit
Le soir du 6 avril, il est 20h21 lorsque le pilote du Falcon présidentiel annonce à la tour de contrôle qu’il entame la phase d’atterrissage. Jean-Pierre Minaberry, le pilote, s’entretient brièvement avec son épouse, mais la conversation est interrompue par des déflagrations. Les lumières de la piste s’éteignent brusquement et, à 20h23, deux missiles trouent la nuit, tirés à quelques secondes d’intervalle. Touché de plein fouet, l’appareil se transforme en boule de feu et s’écrase dans les jardins mêmes de la présidence tandis que les corps des passagers, expulsés sous le choc, tombent sur la pelouse ou restent accrochés aux arbres.
Depuis la maison, la famille du président se précipite, le fils Jean-Pierre a la présence d’esprit de faire quelques photos, la garde présidentielle envahit le jardin et bloque l’accès à des Casques bleus belges. Le commandant de Saint Quentin, membre de la mission d’assistance militaire française, se précipite jusqu’à l’épave fumante et recueille divers objets échappés de l’avion dont, sans doute, la fameuse boîte noire.
Au même moment, des barrières se dressent dans Kigali, les civils sont contrôlés, triés. Les Tutsis sont tués sur-le-champ. Des militaires se dirigent vers les résidences des principaux politiciens de l’opposition et les massacrent dans la nuit. Vers une heure du matin, provenant de l’ambassade de France, un message est communiqué à la Radio des Mille Collines, « ce sont des Belges qui ont tiré sur l’avion ».
Cette information équivaut à une condamnation à mort : lorsqu’à l’aube, le peloton mortier est appelé à la résidence du Premier ministre, les dix Casques bleus sont interceptés par des militaires rwandais, désarmés et amenés au camp Kigali.
Depuis un quart de siècle, l’attentat contre l’avion présidentiel est unanimement considéré comme l’élément déclencheur du génocide, l’allumette qui mit le feu au bûcher depuis longtemps préparé. Cependant, depuis un quart de siècle, de nombreux ouvrages, publiés en France pour la plupart, ont eu pour objectif d’attribuer le tir au Front patriotique rwandais, qui aurait ainsi, sciemment, pris le risque de sacrifier les siens.
Colère française
Tel n’était cependant pas le sentiment des témoins qui se trouvaient à Kigali le soir du 6 avril et, en juin 1994, Le Soir, se référant aux nombreux témoignages recueillis sur place et se fondant aussi sur une dénonciation manuscrite arrivée à la rédaction du journal, avait titré, en manchette, que les auteurs du tir de missiles étaient des Français !
Il s’agissait d’une opération militaire de haut niveau, requérant une grande expertise technique et menée depuis un camp militaire. Ce titre fit sensation et le Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene, devait confier au rédacteur en chef de l’époque, Guy Duplat, qu’il avait reçu un appel de Paris, lui enjoignant de présenter des excuses et de sermonner Le Soir. Avec bon sens, Dehaene avait répondu qu’en Belgique, la presse était libre et qu’il fallait s’adresser à la rédaction du journal…
Un quart de siècle plus tard, le site Médiapart a mis la main sur une note de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) classée « confidentiel défense », datant du 22 septembre 1994. Le document désigne les colonels Théoneste Bagosora, ancien directeur de cabinet du ministre de la Défense, et Laurent Serubuga, ancien chef d’état-major des FAR comme « les principaux commanditaires de l’attentat du 6 avril 1994 ».
La note souligne que « cette opération aurait été préméditée de longue date par les extrémistes hutus ». Le 11 avril 1994 déjà, la DGSE avait estimé que les missiles avaient été tirés depuis
« la bordure du camp militaire de Kanombe » contrôlé par la garde présidentielle et le 12 avril, les services de renseignement belges relevaient : « Au Rwanda, chacun pense que c’est le colonel Bagosora qui est le responsable de l’attentat contre l’avion présidentiel. »
Dans les jours qui suivirent l’attentat, c’est d’abord la mort tragique des dix Casques bleus qui bouleversa l’opinion.
Le massacre des Casques bleus belges
Fin mars 1994, le ministre belge de la Défense Leo Delcroix se rend à Kigali, puis au quartier général du FPR à Mulundi, escorté par des Casques bleus belges. Lorsqu’il passe devant les militaires rwandais, le convoi suscite des regards de haine, des injures. Des miliciens crachent au sol car, pour eux, les Belges sont complices des Tutsis. Les Casques bleus se plaignent de leur éparpillement dans 14 cantonnements, de la vétusté de leurs blindés ramenés de Somalie et surtout des règles d’engagement qui les soumettent à l’autorité des officiers rwandais. Certains d’entre eux assurent que des pièces de leur uniforme ont été perdues à la lessive et par la suite, ils comprendront pourquoi.
Après l’annonce de l’attentat contre l’avion, une autre nouvelle éclate très vite : dix Casques bleus belges chargés de la protection du Premier ministre ont été faits prisonniers et emmenés vers un camp militaire. Dans la journée du 7 avril, l’annonce de leur mort tragique éclipse tout le reste. Il fallut des semaines pour que se précise l’enchaînement des faits.
Une rumeur traverse la ville
Dans les minutes ayant suivi le crash de l’avion présidentiel, les Casques bleus belges se sont vu interdire l’accès à l’épave alors que des Français, dont le commandant de Saint-Quentin, se précipitent. Une rumeur traverse la ville selon laquelle des Belges ou en tout cas des militaires européens portant l’uniforme des Casques bleus ont été vus sortant de l’aéroport dans les minutes suivant l’attentat.
La radio des Mille-Collines, sur la base d’une information émanant de l’ambassade de France, met aussitôt en cause les Casques bleus belges. Dès 5 heures du matin, ils sont accusés d’être les auteurs du tir de missiles. Au même moment, Agathe Uwilingyimana, qui désire se rendre à la radio, demande la protection des Belges et le lieutenant Lotin qui rentre d’une mission dans le parc de l’Akagera reçoit son ordre de mission.
Alors qu’ils stationnent dans leurs jeeps, sans pouvoir entrer dans la maison, les Belges voient s’avancer vers eux une patrouille rwandaise dirigée par le major Ntyuahaga, qui exige qu’ils lui remettent leurs armes. Thierry Lotin interroge son chef, le commandant Dewez, et ce dernier lui suggère de « palabrer à l’africaine », de « gagner du temps ».
Lotin objecte : « On va se faire lyncher. » Il obtempère cependant et les Casques Bleus – des paracommandos, des soldats d’élite – acceptent l’impensable : remettre leurs armes sans même ébaucher un geste de défense. Dépourvus de cartes, ignorant la topographie de la ville, les hommes ne savent pas où on les emmène et leurs supérieurs, dont le colonel Marchal, n’en savent guère plus. Cependant, le camp Kigali où ils aboutissent n’est qu’à 500 mètres de la maison d’Agathe, à quelques dizaines de mètres de l’ambassade de Belgique.
Là, les soldats rwandais, des invalides et blessés de guerre sont surexcités : croyant tenir les assassins du président, ils entreprennent de les lyncher. Jusqu’à 14 heures, les prisonniers sont frappés à la baïonnette, au couteau. Ceux qui tentent de se défendre à mains nues seront retrouvés les doigts brisés, le crâne fendu. Le dernier commando, retranché derrière le corps de ses camarades, résistera le dos au mur dans une petite casemate et une grenade jetée depuis le toit finira par l’achever.
Des années plus tard, lorsque les familles des Casques bleus se rendent sur les lieux, leur douleur se mêle de rage : il apparaît que le capitaine Theunissen et ses 22 hommes bien armés, qui se trouvaient à proximité, auraient pu intervenir mais l’autorisation ne fut pas accordée. Quant au général Dallaire, désireux d’assister à une réunion convoquée par le colonel Bagosora, il passe en voiture devant le camp Kigali et il est impossible qu’il n’ait pas vu les corps des Casques bleus qui gisaient au sol. Cependant il ne s’arrête pas et durant la réunion, il n’évoque pas le sort de ses hommes. Le général canadien, qui n’aura jamais un mot pour les familles, confirmera plus tard que jamais, à aucun moment, il n’avait eu l’intention de donner aux autres Casques bleus l’ordre d’intervenir : « Devenir partie prenante aurait mis en danger l’ensemble de la force onusienne… »
Des paras de Flawine découpent au couteau leur béret onusien
Plus tard, rapatriés en Belgique en même temps que les dépouilles de leurs camarades, des paras de Flawinne découpent au couteau leur béret onusien et accusent leurs chefs de non-assistance à personne en danger. Et pour cause : le 14 avril, Bruxelles décide de rapatrier tout le contingent et le 21 avril, suivant son exemple et écoutant ses conseils, l’ONU décide de rapatrier l’essentiel de la Minuar, sa force sur place. L’abandon est complet.
Il faudra attendre avril 1999 pour que le Premier ministre belge Guy Verhoftadt, à la tribune du stade de Kigali, prononce enfin quelques mots décisifs : « Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. » L’épouse de l’un des Casques bleus assassinés se précipite alors vers lui, les larmes aux yeux : « Je me sens enfin fière d’être Belge. »
Comment les tuer tous ?
Comment les tuer tous ? Jusqu’au dernier bébé dans le ventre de sa mère, pour éviter qu’un jour il ne revienne d’exil, les armes à la main… Il m’a fallu du temps pour comprendre. Depuis l’aéroport où les journalistes belges étaient cantonnés, on distinguait, au-delà des limites gardées par des militaires européens chargés d’évacuer leurs ressortissants, des groupes d’hommes qui couraient, machettes dressées. De temps en temps, des balles fracassaient les vitres du grand hall, et une nuit, les Français avaient laissé passer un groupe d’hommes munis de listes qui recherchaient des journalistes particulièrement honnis.
Les hommes de l’Opération Silver Back sortaient chaque jour, chargés de ramener des Belges terrés dans leur maison ou regroupés à l’école belge. Les civils étaient couchés sur le sol du camion blindé et, littéralement, les militaires les couvraient, ouvrant le feu vers des tireurs embusqués dans les maisons. Des hommes, le chef couvert d’une sorte de couronne en feuille de bananier, tentaient de bloquer le passage et brandissaient des machettes dégoulinantes de sang. Entre l’aéroport et l’école belge, la distance était courte, le trajet interminable.
Avant d’arriver à l’hôpital de Kigali, le camion a dû rouler au pas car il suivait un camion poubelle dont la benne, comme une gueule béante, éraflait le sol. De chaque côté de la route, des corps étaient empilés comme des gravats. Dans un bruit de mâchoires, la benne les jetait dans le camion et après notre passage, d’autres corps étaient aussitôt jetés dans le fossé. A la radio, le directeur de l’hôpital suppliait : « N’amenez plus personne, on tue les gens sur leur lit. »
C’est là que mes amis médecins ont failli devenir fous. Ils refusaient de quitter leurs malades, de baisser les bras devant les blessés qu’on leur amenait. Après avoir congédié les militaires, ils restèrent seuls face aux tueurs jusqu’au dernier jour des évacuations.
A l’Ecole belge, nous avons enfourné tout le monde dans le camion. Couché au sol les professeurs, les coopérants, les enfants, les animaux et les domestiques des Européens. A l’aéroport, on n’a pas fait le détail, le C130 a emporté tout le chargement. Même les chiens sont partis, mais pas les Tutsis. Ni les gardiens, ni les cuisinières, ni les fiancées. Pas de visa. Pas la bonne nationalité. Alors que les tueurs attendaient de l’autre côté de la barrière, les Tutsis pleuraient sur le tarmac. Dans l’avion, une femme essayait de se rassurer : « Dans notre maison, nous avons laissé le personnel avec trois jours de vivres. » Trois jours de sursis, et peut-être moins.
Depuis le tarmac de l’aéroport, j’ai vu des caisses de munitions sortir d’un avion français et être déposées en bout de piste. Cadeau. J’ai vu un militaire belge, béret bleu dans la poche, s’adosser au mur et viser calmement un homme qui, à bonne distance, brandissait sa machette. Sur le moment, j’ai gommé cette scène de ma mémoire.
Lorsque le dernier C130 emmenant des civils s’est envolé lourdement, peinant à décoller, il était accompagné d’une pluie de balles, mais n’a pas été touché.
Je tournais le dos au Rwanda mais, en mai, il m’a fallu revenir. En Afrique du Sud où je suivais les premières élections démocratiques, les équipes américaines avaient été les premières à donner le signal du départ : « Trop calme ici, c’est au Rwanda qu’il faut aller, les rivières charrient des cadavres. »
Au départ de la frontière ougandaise, en compagnie de Jean Hélène, de RFI, j’ai alors suivi la progression du FPR en direction de Kigali, la chute de la capitale semblait imminente mais elle mit encore un mois à tomber.
Nous avons traversé les arrières de la guerre ; deux soldats du FPR avaient pris place dans la voiture et nous dissuadaient de nous aventurer en dehors des chemins indiqués. Dans le village de Gahini, 600 femmes avaient été regroupées, des veuves, des blessées. Prostrées, silencieuses, elles refusaient de parler et pleuraient leur mari, leurs enfants. Des gosses pourtant, il y en avait, par dizaines. Leurs mains étaient couvertes de bandages car en voulant protéger leur visage des coups de machette, leurs doigts avaient été sectionnés ou leurs poignets tranchés.
La tête prise dans des turbans blancs sur lesquels s’étalaient des taches de sang, ils se balançaient d’avant en arrière, muets, tétanisés. Certains d’entre eux avaient été ramassés dans des marécages où ils se cachaient, aspirant l’air grâce à des roseaux car des chiens rôdaient pour tenter de les débusquer et d’autres gosses, d’anciens camarades de jeu, participaient à la traque.
Des cadavres entre les prie-Dieu
A un jour de distance, nous suivions la progression du FPR qui encerclait lentement Kigali via le Bugesera. Nyamatta, Nyanza, Zaza, et d’autres lieux encore, jusqu’aujourd’hui ceints d’une banderole mauve. Dans chaque village, l’église se dressait, façade noircie, vitres brisées par des grenades. A l’intérieur, le nez droit des vierges de plâtre avait été brisé, des cadavres gisaient entre les prie-Dieu. Les murs étaient éclaboussés de taches de sang, comme si des petits corps saisis par la nuque avaient été jetés à la volée, et les têtes fracassées comme des œufs.
Parfois un prêtre étranger, italien ou polonais surgissait des bananeraies et prenait la mesure du désastre : « Je me suis caché en attendant que ce soit fini… La moitié de mes paroissiens a tué l’autre… »
Des curés rwandais, reprenant pied dans leur paroisse, se montraient plus pragmatiques :
« Balayez-moi toute cette crasse »… Des corps roulaient dans les fossés, la terre meuble s’amoncelait.
A Nyarubuye, vers la frontière de la Tanzanie, j’ai trébuché sur des corps qui gisaient dans les massifs de fleurs, parcouru des salles de classe aux pupitres ensanglantés, croisé un petit homme qui errait encore parmi les cadavres comme s’il cherchait quelque chose. « C’est l’adjoint du bourgmestre », a murmuré l’un de mes compagnons et lorsque j’ai entendu le déclic de son arme, j’ai détourné les yeux. Mais il n’a pas tiré, et l’homme a détalé.
Tout le long des chemins menant à Kigali, il y avait des corps dans les fossés, des latrines qui débordaient de cadavres, des rivières aux eaux rougies. Les soldats du FPR, retrouvant le pays de leurs aïeux après des années d’exil, traversaient un cimetière à ciel ouvert. L’un de mes compagnons de voyage termina le périple avec à côté de lui deux gamines tétanisées, deux nièces découvertes par hasard, les dernières survivantes de sa famille.
Les fonctionnaires de la mort
La haine avait frappé les corps, décimé les familles, mais cela n’avait pas suffi aux tueurs. Ils avaient aussi coupé les bananiers, dévasté les jardins potagers, abattu et dévoré le bétail des Tutsis. Les tueurs, fonctionnaires de la mort, suivaient des horaires bien précis : au coucher du soleil ils s’arrêtaient, se contentant de sectionner les tendons de ceux qu’ils n’avaient pu achever en leur promettant de revenir le lendemain terminer le travail. Les femmes ne se contentaient pas de s’emparer des vêtements et de la vaisselle de leurs voisines, elles cuisinaient chaque soir pour leur homme. C’était la fête, il y avait de la viande, et aussi la bière, il fallait faire disparaître les Tutsis de la surface de la Terre.
C’est pour cela aussi que les maisons avaient été rasées. Aujourd’hui encore, on distingue des pans de murs dévorés par les plantes grimpantes, des herbes hautes qui dissimulent des fondements d’habitations. En ce temps-là, les chemins menant à Kigali étaient jalonnés de ruines où erraient des fantômes.
Un jour, alors que nous avions rejoint un groupe de soldats du FPR qui prenait place à bord d’une barge pour franchir une rivière, un officier sortit de sa poche un étrange document et me le confia : le compte rendu qu’un officier de l’armée adverse, le major Ephrem Rwabalinda, livrait de son entretien à Paris avec le général Huchon, chef de la Mission de coopération française. Il apparaissait que ce dernier avait promis de livrer à l’armée rwandaise des téléphones sécurisés afin que, depuis Paris, les Français puissent suivre les opérations…
Je glissai le papier dans mon sac puis je le perdis de vue car cette histoire me paraissait trop énorme…
La fin de l’Opération Turquoise
En août de cette même année, je suis retournée au Rwanda. Depuis le 4 juillet, où le FPR avait pris Kigali, la guerre, officiellement, était finie. Les tueurs étaient en fuite et les survivants parcouraient le pays en traînant des sacs en plastique. Partout, dans les fossés, les latrines, les ruines des maisons écroulées, ils étaient à la recherche de leurs morts. Parfois un lambeau de robe suffisait à identifier la femme perdue, un jouet abandonné menait vers le corps d’un enfant. Les chiens erraient et les militaires avaient l’ordre de les abattre.
On enterrait les dépouilles dans la dignité, avec un peu de terre et quelques prières. Les survivants étaient tétanisés, ils parcouraient la surface de la terre comme des ombres muettes tandis que d’anciens réfugiés revenaient d’Ouganda, du Zaïre, du Burundi et même s’ils ne retrouvaient plus leur famille, ils redécouvraient le pays de leurs ancêtres.
L’Opération Turquoise [formellement opération militaire – « pour mettre fin aux massacres » – organisée par la France selon la résolution de l’ONU du 22 juin 1994, devant se dérouler du 23 juin au 21 août 1994. Réd] se terminait fin août, il me fallait descendre jusqu’à Cyangugu. Un jeune homme s’était improvisé chauffeur de taxi et durant des heures, une fois franchie la ville de Butare et dépassé Kibeho, où campaient des milliers de Hutus autour de la statue de la Vierge miraculeuse – Kibeho et ses apparitions était le Lourdes du Rwanda… –, nous descendions vers le lac Kivu.
La voiture avançait au pas. Elle dépassait, difficilement, des foules compactes. Des femmes qui portaient des ballots sur la tête et tiraient des enfants, des gens qui poussaient des charrettes, des voitures surchargées qui raclaient le sol. Le « gouvernement intérimaire » qui avait orchestré jusqu’au bout les massacres et mené la guerre jusqu’à la défaite finale, avait plié bagage depuis longtemps, en direction du Zaïre. On disait que même le corps d’Habyarimana avait été emporté et déposé à la brasserie de Gisenyi puis, de l’autre côté de la frontière, dans une chambre froide, malgré l’opposition d’un Mobutu superstitieux…
La fuite de tout un peuple
C’était la fuite de tout un peuple. Récusant la victoire du FPR, craignant la vengeance des Tutsis, les Hutus, sous l’autorité de leurs bourgmestres, de leurs curés et de leurs notables, marchaient vers la frontière. A Cyangugu, des militaires français armés jusqu’aux dents réglaient la circulation. « La frontière, c’est par là, une fois passé le pont vous allez tout droit, direction Bukavu. » La foule, sans hésiter, s’engageait sur le vieux pont Bailey et franchissait la rivière Ruzizi qui avait charrié tant de cadavres. Tout le monde se mélangeait, les civils, les familles, les militaires en déroute, les artificiers qui poussaient leurs batteries, les Interhahamwe [milices formées, dès 1992, par le président Juvénal Habyarimana ; le terme signifie : « personnes qui s’entendent fort »- Réd.] qui portaient leur machette à l’épaule.
La fuite absorbait l’attention de tous et notre voiture noire passait inaperçue. Mais devant l’hôpital de Cyangugu, je laissai le chauffeur pour un bref instant. Les malades qui pouvaient marcher se redressaient et partaient eux aussi vers la frontière, en pyjama. Les autres étaient abandonnés. Un jeune médecin français protestait. Il refusait de laisser les blessés et un officier en uniforme l’apostrophait durement, le traitant d’idiot : « Tu as vraiment cru que nous étions dans une opération humanitaire ? »
« On remonte. On fonce »
Tout à coup, j’ai songé au jeune taximan et je me suis précipitée vers la voiture. De grands gaillards l’entouraient, obligeaient le garçon à baisser la vitre. On lui criait au visage : « Mais c’est un Tutsi ! » Comme des militaires français n’étaient pas loin, les hommes ne frappaient pas. Pas encore. Je me suis précipitée dans la voiture et j’ai crié : « On remonte. On fonce. On ne s’arrête devant rien ni personne. » Et nous avons foncé jusqu’à Butare, remontant les interminables colonnes d’un peuple en fuite.
Vers Bukavu et vers Goma, deux millions de Hutus ont ainsi traversé la frontière du Zaïre. Les tueurs sont devenus des réfugiés. Les assassins se sont transformés en victimes. Des innocents étaient parmi eux, et même des Tutsis pris dans le mouvement. De l’autre côté de la frontière, les humanitaires attendaient et à Goma, le choléra a fait 30’000 morts et capté l’attention des caméras. Les Français invitaient des journalistes et ces derniers décrivaient l’exode en termes bibliques.
Peu à peu, les camps de réfugiés se sont organisés et les prochaines guerres se sont annoncées. Au Congo, cette fois. Le viol, la haine, la brutalité avaient traversé la frontière. Depuis 1994, la roue de l’histoire n’a jamais cessé de tourner.
Colette Braeckman