C’était hier. D’avril à juillet 1994, entre 800 000 et 1 million de Tutsi ont été exterminés par leurs voisins hutu au Rwanda. En vingt-cinq ans, études et témoignages se sont additionnés. Des procès se sont tenus. Des historiens sont allés sur place, ont consulté des archives et des rapports d’enquête. De ces travaux et de ceux qu’il a lui-même menés, Florent Piton, chercheur à l’université Paris-Diderot et au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), offre une synthèse impeccable dans Le Génocide des Tutsi au Rwanda.
La rigueur historienne démonte ici les jugements à l’emporte-pièce. Ce serait persister dans l’erreur, rappelle notamment Florent Piton, de considérer l’ultime génocide du XXe siècle comme résultant d’un antagonisme ethnique séculaire. S’il faut chercher des causes à cette tuerie de masse, que caractérise, outre son extrême intensité, une multitude de transgressions (tuer dans les églises, tuer au sein de sa propre famille, laisser des enfants tuer…), elles seraient plutôt à trouver, montre-t-il, du côté d’une racialisation, à l’ère coloniale, des rapports sociaux, et de son instrumentalisation politique à partir de l’indépendance du pays, en 1959.
Le déclencheur des massacres
Des querelles mémorielles se sont cristallisées sur l’identité des commanditaires de l’attentat ayant servi de déclencheur aux massacres. Qui, quel clan a abattu, le 6 avril 1994, l’avion à bord duquel voyageait le président Juvénal Habyarimana ? Les Tutsi, à travers le Front patriotique rwandais (FPR), comme l’ont affirmé les Hutu ? Pour l’heure, « aucune conclusion définitive ne saurait être formulée », résume Florent Piton. Mais les éléments les plus solides, écrit-il, figurent dans l’expertise déposée par les juges d’instruction en 2012 au tribunal de grande instance de Paris, selon laquelle le tir de missile viendrait d’extrémistes hutu ou de l’entourage présidentiel.
Quoi qu’il en soit, pour Florent Piton, l’attentat ne saurait être envisagé comme « l’alpha et l’oméga » du génocide. D’autant qu’il sert régulièrement de prétexte pour renvoyer dos à dos victimes et bourreaux, en réécrivant l’histoire sous couvert d’une dénonciation des crimes du FPR, le parti de l’actuel président Paul Kagame, comme l’ont fait dans différentes publications l’ex-juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière, les journalistes Pierre Péan et Patrick Besson ou Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée au moment des faits.
Ambivalences de l’opération « Turquoise »
Les mêmes minimisent le rôle de l’Etat français avant, pendant et après le génocide, un rôle aujourd’hui bien documenté, eu égard, en particulier, aux ambivalences de l’opération « Turquoise » décidée par François Mitterrand et autorisée le 22 juin 1994 avec l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, un engagement qui visait autant à identifier des « commandos FPR infiltrés » qu’à secourir, tardivement, les rescapés. En outre, la « zone humanitaire sûre » que les soldats français ont mise en place a, de facto, facilité la fuite de nombreux génocidaires.
Force est de constater que ceux qui remettent en cause ces faits avérés, quel que soit leur bord idéologique, disposent toujours de puissants relais dans la presse et sur la Toile. « Leurs analyses, observe Florent Piton, n’ont pourtant rien de scientifique ou d’historique et procèdent au contraire de l’idéologie : on ne saurait donc en faire une thèse digne d’intérêt, sinon pour la déconstruire et rendre compte d’un système de pensée qui prolonge le racisme et l’extermination. » Telle est en filigrane la visée de cet ouvrage de référence.
Macha Séry