Photo François Dvorak.
Le mouvement climatique est extrêmement diversifié en Belgique. La nouvelle phase dans laquelle nous sommes entré.e.s a démarré en septembre avec plusieurs rassemblements organisés par Rise For Climate dans le quartier européen. C’est l’hiver dernier que la volonté a été de faire la plus grande manifestation pour le climat de l’histoire du pays, à l’entame du sommet international COP24 à Katowice. Pari réussi puisque cette mobilisation a rassemblé plus de 70.000 personnes. Dans la même période, la jeune Suédoise Greta Thunberg lançait un appel international à suivre son exemple et à lancer partout des grèves lycéennes pour le climat. Son action, qui a eu un écho international, s’est répandue dans plusieurs pays (des pays “riches” pour la plupart). Les premiers rassemblements spontanés ont eu lieu chez nous en décembre également avec des centaines d’élèves de plusieurs écoles bruxelloises qui se sont rassemblé.e.s à plusieurs reprises à Bruxelles et devant la Commission européenne.
Le jeudi 10 janvier, à l’appel d’Anuna De Wever et Kyra Gantois sur Facebook, 3000 élèves essentiellement néerlandophones lancent le coup d’envoi de grèves massives pour le climat en Belgique. Le mouvement, dont le leadership se nomme Youth For Climate, s’élargit dès la deuxième semaine au côté francophone du pays. Cela fait déjà 13 semaines que des jeunes marchent chaque jeudi pour le climat. Un mouvement d’une ténacité et d’une ampleur historique. La troisième semaine, ce sont plus de 40.000 jeunes qui ont marché à Bruxelles. Des groupes de soutien s’organisent aussi dans le mouvement étudiant du supérieur (Students For Climate) et dans le monde du travail (Workers For Climate), bien qu’ils n’atteignent pas une échelle de masse. Des centaines de scientifiques lancent un appel de soutien. La ministre flamande de l’environnement, Joke Schauvliege (CD&V) est poussée à la démission après avoir répandu des mensonges complotistes sur la nature du mouvement. Parallèlement à cela, le collectif citoyen Rise For Climate, rejoint par des secteurs très institutionnalisés (par exemple : la Coalition climat) et par les jeunes, parvient à rassembler plus de 90.000 personnes dans les rues de Bruxelles le 27 janvier. Dans la jeunesse, côté francophone, un nouveau collectif se crée, « Génération climat », qui défend une vision plus radicale et combative de la lutte climatique.
Du côté des ministères de l’enseignement, les responsables politiques ont réalisé qu’il était moins risqué de tenter d’accompagner, voire de coopter, le mouvement, plutôt que de jouer la carte de la répression directe. Ainsi, dans de nombreuses écoles, chaque classe va être autorisée de manière tournante à participer aux manifestations, et ce sous l’encadrement de professeur.e.s au sein d’un projet pédagogique, pour diminuer à la fois le nombre de grévistes et leur combativité en faisant rentrer le mouvement dans les clous de l’ordre scolaire.
Le 15 mars, ce sont à nouveau 45.000 personnes qui ont défilé dans les rues de Belgique en réponse à l’appel international pour une grève climatique. À cette occasion, plusieurs secteurs syndicaux de la FGTB et de la CSC avaient appelé leurs militant.e.s à se mobiliser. Des arrêts de travail ont eu lieu, et deux blocs visibles des deux syndicats se sont retrouvés aux côtés des jeunes. On est bien sûr loin d’une vague de grèves par en-bas, mais c’est un pas important qui a été franchi dans la jonction entre la jeunesse et le mouvement syndical. Cette action a été suivie dans 112 pays avec plus de 1,5 millions de grévistes dans le monde. Une première grève internationale historique pour le climat, qui a été suivie d’un appel pour une nouvelle grève internationale le 24 mai.
Le mouvement s’est cristallisé autour de la revendication d’une « Loi Climat », préparée par des experts, qui visait à mettre en place une série d’objectifs, de méthodes et garde-fous généraux pour orienter l’ensemble des politiques gouvernementales à travers la prise en compte de l’enjeu climatique. Cette loi était insuffisante, nous nous sommes déjà exprimés sur ce sujet [1], mais elle a déterminé le tempo des mobilisations et de l’urgence, pour la faire passer avant la période de relative inaction gouvernementale pré- et post-élections.
À côté des manifestations de masse, un pôle plus radical et « activiste » a émergé aussi autour d’Act For Climate Justice (AFCJ), “un appel à actions directes et de désobéissance civile lancé par une série de groupes et d’activistes climatiques.” AFCJ a notamment été à l’initiative du blocage de la BNP Paribas Fortis le 18 mars pour dénoncer l’investissement des banques dans les énergies fossiles et a également participé à organiser l’action d’occupation de la Rue de la Loi (qui s’est terminée Place du Trône) pour mettre la pression sur le gouvernement afin de faire passer la Loi Climat.
Ces toutes dernières semaines et de façon assez prévisible, les manifestations du jeudi ont continué avec une baisse progressive du nombre de jeunes mobilisé.e.s. Le 31 mars, Rise for Climate appelait à de nouvelles manifestations. Nous étions 8.000 dans les rues de Bruxelles et 7.000 à Liège. Environ 200 gilets jaunes venus de Belgique, de France et des Pays-Bas, ont participé à la manifestation pour lier les luttes climatiques à celles pour une justice sociale. Au sein de leur cortège se trouvait un petit nombre de black blocs. Enfin, jeudi 4 avril, la dernière des manifestations du jeudi n’a attiré que 500 personnes à Bruxelles (mais aussi 700 écoliers dans le Hainaut). D’autres dates sont prévues jusqu’au point de mire du 24 mai, deux jours avant les élections.
Suite à toutes ces mobilisations, on ne peut pas parler de victoire spectaculaire et il est légitime d’avoir un arrière-goût d’insatisfaction, mais les lignes ont bougé. Le bilan du mouvement est globalement positif. Alors que la N-VA espérait que les thèmes centraux de la campagne électorale de mai baignent dans le racisme anti-migrants, le sécuritaire et le communautaire, ce mouvement massif des jeunes, parti de Flandre, a réussi à imposer le sujet central de cette campagne : le climat. Schild en Vrienden qui paradait dans sa marche brune à Bruxelles le 16 décembre a perdu, pour l’instant, son momentum. Pire, Dries Van Langenhove, leur porte-parole, a été dégagé manu militari des manifestations climatiques. Le mouvement, on l’a dit, a fait preuve d’une ténacité exemplaire sur plus de quatre mois de mobilisations de masse. Il s’est manifesté sous de nombreuses formes et tactiques, il a suscité des milliers de discussions sur la probable catastrophe climatique. Toute une génération de jeunes a connu sa première expérience sociale et politique bien plus tôt que nombre de générations précédentes, faite de désobéissance à l’autorité scolaire et parentale, de grève scolaire, d’écriture de slogans, de réappropriation de thèmes politiques, de manifestations etc. D’ici très peu de temps, ces jeunes entreront dans les études supérieures et/ou sur le marché du travail. Quoiqu’il advienne ensuite, iels auront appris à ne pas se laisser faire et à remettre en cause l’autorité et la routine de l’ordre établi.
Les grands partis, tout comme les organisations syndicales, ont été surpris et dépassés par ce mouvement de la jeunesse : de la N-VA méprisante et prônant un prétendu « éco-réalisme » qui n’est ni écologique ni réaliste, à la démission de la ministre Schauvliege et au MR qui a changé quatre fois de discours sur le sujet (« envoyons des coachs climat », « la Loi climat c’est moi », « mais nous sommes contre » se transformant en « nous sommes pour » suite à l’occupation rue de la Loi/Trône), en passant par les centrales des deux syndicats qui oscillaient entre soutien enthousiaste (par exemple la CNE, la LBC et la Centrale Générale FGTB) et haussement d’épaules (…des centrales de l’enseignement !) par rapport à la grève du 15 mars.
La grève historique pour le climat suivait elle-même une grève des femmes historique dans le pays. Dans les deux cas, même si le nombre de salarié.e.s en grève n’est pas encore élevé, ce sont des précédents, des balises importantes qui reposent d’emblée la question du rôle historique du mouvement des travailleur.se.s dans la réponse à la lutte contre les oppressions et à la lutte contre la destruction de notre seul lieu de vie, la Terre.
Plus généralement, le mouvement climatique, dont le moteur est la jeunesse, a sorti le pays de sa torpeur de fin de législature et de la démoralisation qui gagnait de plus en plus les mouvements sociaux. Il a aussi relancé toute une série de questions stratégiques sur lesquelles nous reviendrons demain, dans la seconde partie de ce texte.
Ces premiers mois de la nouvelle vague de luttes climatiques ont permis de faire émerger une série d’enjeux et de problèmes importants. Ceux-ci doivent, sinon être tranchés tout de suite, au moins être assumés et débattus publiquement dans les différentes composantes du mouvement, entre elles et plus largement dans les mouvements sociaux et la gauche radicale.
LES PARADOXES DE L’URGENCE CLIMATIQUE
Premièrement, le mouvement souffre d’un problème de décalage entre le moment où les mesures doivent être prises pour éviter la catastrophe et le moment où nous ressentons le plus les premiers effets concrets de cette catastrophe climatique, en tout cas dans les pays riches du Nord. La canicule globale de l’été dernier a pu servir d’alerte. Mais cette canicule, c’est de la « rigolade » à côté de ce qui arrivera si des mesures extrêmement radicales ne sont pas prises à court terme, dans les 10 ans. Ce décalage peut amener à toute une série d’attitudes potentiellement dangereuses : la relativisation voire le déni du problème, y compris dans notre camp social (où des priorités de survie économique immédiates – la fin du mois – prennent logiquement le dessus), ou à l’inverse une panique paralysante et défaitiste qui amène à des variantes de repli sur soi et son petit monde, y compris dans ses versions « communautés résilientes » (du style « préparons notre lopin de terre pour l’effondrement »), ou encore à faire appel à « toutes les bonnes volontés, au-delà des clivages politiques ».
Face à ces trois impasses, nous défendons la nécessité de tirer collectivement sur le frein d’urgence, par l’action de masse démocratique de toutes celles et ceux qui n’ont pas d’intérêt dans le maintien du système capitaliste. Autrement dit, la crise climatique et la crise sociale globale, « la fin du monde et la fin du mois », ne pourront connaître à terme que deux issues : des révolutions démocratiques écologiques et sociales ou la régression dans une barbarie cataclysmique. C’est ce double horizon qui nous guide et nous donne des points de repère immédiats en termes de mots d’ordre et de revendications.
Les manifestations climatiques, notamment Youth For Climate et Rise For Climate, restent ainsi de manière dominante dans une posture “demandeuse”, d’attente envers les gouvernements capitalistes, y compris de façon radicale (« act now »). Certain.e.s leaders entretiennent la croyance qu’il faudrait « convaincre » les gouvernements de faire « ce qu’il faut », par exemple d’adopter une loi Climat. Pourtant, nos gouvernements sont bien au courant du danger climatique : simplement, leur loyauté et leur priorité immédiate reste de protéger la croissance du PIB et les profits des patrons. Même le projet de loi Climat, pourtant insuffisant, était déjà trop contraignant pour la bourgeoisie, de ce point de vue. Nous devons donc rejeter catégoriquement l’idée que « le climat n’est pas une question politique ».
DÉMOCRATISER ET POLITISER LE MOUVEMENT
Cet attentisme vis-à-vis des gouvernements est aggravé par un autre problème, l’absence d’alternatives programmatiques de fond issues du mouvement. On a ainsi pu voir le philosophe médiatique David Van Reybrouck exhorter Anuna De Wever à ne surtout demander aucune mesure concrète « pour ne pas rentrer dans des débats », par exemple sur des « détails » comme l’opposition entre énergies renouvelables et nucléaire (!).
Les formidables actions de masse de ces derniers mois ont démontré que nous avions la force du nombre et une détermination à lutter. C’est très important. Mais aucun des pôles du mouvement climatique n’ont pas, jusqu’ici, mis en avant un programme de rupture. Le capitalisme « vert » est impossible : un système basé sur l’accumulation sans fin, la compétition et la marchandisation généralisées, le productivisme et le consumérisme, un système qui a connu ses heures de gloire en brûlant des énergies fossiles, ne peut en aucun cas résoudre la crise qu’il a fait advenir. Le mouvement climatique doit assumer cette contradiction fondamentale et chercher des solutions qui ne peuvent être qu’en rupture avec ce système capitaliste.
Ce qui nous amène à un autre point de tension : le rapport du mouvement climatique avec l’Etat et la classe capitaliste en tant que tels. Le mouvement climatique, mais également des partis comme Ecolo, une partie du secteur associatif ou même des syndicalistes restent globalement peu clairs sur deux questions : qui est le sujet collectif capable de répondre à l’urgence climatique et quel est son adversaire, ou plutôt son ennemi ? Pour la première question, balayons de suite un mythe réactionnaire : le climat n’est pas un « truc de bobos ». Alors certes, en Belgique, les leaders de Youth For Climate ont pris des positions politiques que nous devons contester. Certes, la composition sociale du mouvement des jeunes, bien que massif, reste trop blanche et de classe moyenne (notons que la proportion de jeunes racisé.e.s et des milieux populaires était plus grande lors des manifestations de 30.000 à 40.000 personnes). Mais la ligne de front de la lutte climatique mondiale est une ligne de classe, de genre, de race. Celles qui mènent la lutte à l’échelle planétaire sont des personnes issues des classes populaires, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique Latine, ce sont des femmes, des jeunes, des grévistes du transport ferroviaire, les paysan.ne.s du Sud global, les migrant.e.s climatiques. Celles qui meurent et mourront de la catastrophe climatique les premières sont issues des même classes populaires du Sud et du Nord…il suffit d’observer qui meurt lors des canicules et des sécheresses.
La conséquence de tout cela est qu’il n’y a pas besoin d’un prétendu « complot du capitalisme vert » pour que ce mouvement grandisse. Les discours de Greta Thunberg, quand bien même prononcés à Davos et à la Commission européenne, sont plus radicaux que ceux de nombre de dirigeants de partis de centre-gauche ou des syndicats, en termes de changement de système :
« Notre civilisation est sacrifiée pour permettre à un très petit nombre de personnes de continuer à gagner énormément d’argent. Notre biosphère est sacrifiée pour que les riches des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. »
Greta Thunberg
Les limites des porte-paroles de Youth For Climate, les farces du style Sign for my future, et au-delà, sont le produit des décennies de recul de la conscience de classe sous les coups de boutoir du néolibéralisme et des défaites de la classe travailleuse. Ce n’est donc pas une excuse pour refuser de soutenir le mouvement, au contraire : la gauche radicale doit s’y impliquer et rappeler que la crise climatique est le produit de rapports d’exploitation, de domination, de pouvoir dans la société. L’angle mort partagé par le mouvement climatique et le mouvement syndical est le suivant : ce que beaucoup ne voient pas encore, c’est que le sujet collectif du mouvement, sa force, ce sont les travailleur.se.s, la jeunesse, les agriculteur.trice.s et les populations locales elles-mêmes qui seules peuvent réellement prendre en mains la transformation sociale et écologique nécessaire. Et l’ennemi, c’est le capitalisme productiviste, hétéro-patriarcal et racialisé.
Nous arrivons à un nouvel obstacle très important pour le mouvement : l’absence d’une structuration démocratique, d’une véritable auto-organisation par en bas. D’abord, la Belgique n’a pas de grande tradition de syndicats lycéens combatifs et nous avons très peu d’exemples historiques de luttes massives de la jeunesse (hors mouvement étudiant) depuis des décennies. Ensuite, aucune organisation de gauche combative n’a de large implantation dans cette couche de la société. Enfin, l’unanimisme superficiel autour du climat et la manie typiquement belge de la « concertation » ont ainsi motivé gouvernements et directions d’école a tenter de coopter le mouvement et de reprendre le contrôle par en-haut. Depuis des mois, peu d’espaces ont donc été ouverts au débat et à la construction d’un programme de revendications dans le mouvement. Act For Climate Justice, en coopération avec Acteurs des temps présents et Climat et Justice sociale, avait entamé ce processus avec deux assemblées populaires, sans suites pour le moment. D’autres petites assemblées avaient été tentées dans la foulée de manifestations et autour de Occupy For Climate. Mais globalement, le mouvement reste porté par de très petits collectifs informels, non-élu.e.s, non-mandaté.e.s, non-contrôlables par la base, utilisant les réseaux sociaux pour communiquer avec une masse beaucoup plus importante de jeunes et d’activistes. A côté de ceux-ci, des associations et ONG qui par définition fonctionnent de manière verticale, comme de petites institutions ou entreprises, et ne sont pas indépendantes de l’Etat.
Or sans structure démocratique et transparente, le pouvoir se concentre sur des figures médiatiques ou de façon invisible au sein des réseaux d’activistes : il n’en devient que plus autoritaire. Sans espace démocratique, le mouvement ne peut vivre ni se radicaliser à la base, à une échelle massive car il n’est pas possible non plus de débattre, de choisir, tester et valider des revendications et actions, ni de choisir et remplacer si nécessaire les porte-paroles et coordinateur/trices du mouvement, de bas en haut. Concrètement, toutes les personnes actives dans le mouvement doivent pouvoir avoir leur mot à dire et comprendre comment les décisions sont prises. Cette démocratie passe par des assemblées générales ouvertes ainsi que des coordinations et porte-paroles élu.e.s et révocables. Aucune coordination informelle d’associations et d’activistes ne pourra suffire. L’ouverture, l’inclusivité et la transparence des différentes structures qui organisent les actions doivent devenir des priorités si nous voulons franchir un saut qualitatif. C’est l’oxygène et le futur du mouvement.
LES CLÉS DU RAPPORT DE FORCES : LA DÉSOBÉISSANCE ET LA GRÈVE
Les manifestations sont avant tout une démonstration de force, celle du nombre. Cette force a été massive et déterminée. C’est tout à fait nécessaire dans la construction d’un mouvement de masse. Pour autant, un plus haut degré de conflictualité est inévitable. L’humour et la dérision ont toute leur place dans nos actions, mais la colère est plus que légitime quand on parle du risque de destruction de l’humanité. La différence entre légalité et légitimité est revenue au cœur du mouvement avec Occupy for Climate. Les possibilités légales de manifester sont des conquêtes démocratiques qui ont été concédées aux classes populaires suite à des luttes très dures qui ne respectaient pas les lois en place. Aujourd’hui comme hier, la désobéissance, les occupations, les blocages, la protection d’espaces naturels menacés de destruction, les ZAD,… sont des actions légitimes pour sensibiliser la population comme pour s’attaquer directement aux responsables de la destruction de la planète.
Dans les manifestations elles-mêmes, comme dans le mouvement en général, différents niveaux de radicalité s’expriment. Par exemple, le 31 mars, le groupe des gilets jaunes et le petit black bloc se sont détachés du cortège, rue de la Loi. Là, quelques black blocs ont attaqué des bâtiments d’institutions de l’UE et ont sorti un policier infiltré. La police a arrêté administrativement 70 personnes dans l’indifférence quasi générale (nos slogans “Police partout ! justice nulle part !” ont été peu repris), saluée de façon inadmissible par des organisateur/trices qui se sont désolidarisé.e.s des personnes arrêtées. D’un autre côté, défiler masqué, casser des vitrines dans le cadre d’une manifestation familiale et peu combative avait peu de chances d’élargir le mouvement. Vouloir provoquer artificiellement la confrontation avec la police en espérant radicaliser l’ensemble du mouvement c’était risquer l’effet contraire : démobiliser les secteurs les moins radicaux et/ou les désolidariser des plus combatifs.
Mais quelques vitrines brisées, c’est absolument incomparable avec les crimes et destructions massives commises par les grandes entreprises et les institutions à leur service, qui mettent en danger la survie même de l’humanité. La solidarité face à la répression d’Etat, sans taire les divergences tactiques, est pour nous une position de principe. Au-delà de ce principe de base, ce genre d’action de type « avant-gardiste » ne peut se substituer au mouvement dans son ensemble et à l’intérêt commun de faire grandir celui-ci. Il est plus utile de démontrer que la violence réelle, contre nos vies, vient d’en haut, plutôt que de faire un spectacle-cadeau à nos adversaires de l’Etat en fétichisant quelques vitrines. À chaque étape du mouvement, il est donc nécessaire de débattre démocratiquement des moyens d’action d’un point de vue tactique et stratégique, en prenant en compte la colère légitime de secteurs du mouvement. À ce stade-ci, la répression policière reste très faible contre le mouvement climatique et l’auto-défense de ce mouvement n’est pas à l’ordre du jour. Mais la violence extrême du harcèlement (du sexisme jusqu’aux menaces de mort) subi par Anuna De Wever ou Greta Thunberg laisse envisager ce qui pourrait se passer si le mouvement tient et se radicalise. Il suffit de voir que la question de la (non-)violence se pose de façon radicalement différente à Notre-Dame-des-Landes, sur les Champs Elysées, pour les indigènes d’Amazonie, pour les habitant.e.s noir.e.s de la Nouvelle-Orléans dévastée par l’ouragan Katrina, ou encore pour les paysans sans-terre.
Le manière la plus directe de désobéir et de perturber l’ordre établi, c’est de paralyser l’activité là où on attend de nous de faire tourner la machine : par la grève, qu’elle soit lycéenne, étudiante, des femmes*, ou plus classiquement sur un lieu de travail salarié. Les grèves ont été les moments forts du mouvement et les actions qui ont le mieux fait bouger les lignes dans la société. Les grèves scolaires et du travail pour le climat ont fait partie d’une remobilisation plus large des mouvements sociaux par ce moyen, avec la grève nationale de 24h des syndicats du 13 février, qui a notamment fermé l’espace aérien belge…belle manière de faire d’une pierre, deux coups, contre le patronat et contre les émissions de CO2 et la grève des femmes* du 8 mars. En Belgique, plus de 3 millions de personnes sont syndiquées : le monde du travail organisé garde une force de frappe inégalée quand elle est mobilisée à fond. Nous avons ouvert une première brèche le 15 mars avec le débrayage et la grève soutenue dans plusieurs entreprises et secteurs des deux syndicats. Nous devons l’approfondir avec la grève du 24 mai. La jeunesse et les activistes ont tout à gagner à aller chercher la jonction avec les salarié.e.s qui ont le pouvoir de bloquer non pas un centre commercial, mais des milliers d’entreprises dans le pays. Là aussi, le mouvement syndical a besoin d’assemblées démocratiques sur les lieux de travail, en débattant de motions soumises au vote des militant.e.s afin de passer à l’action et de mettre la pression sur les directions syndicales pour que la lutte climatique devienne une réelle priorité.
ARTICULER LES LUTTES ET CONVERGER…CONCRÈTEMENT
« Mais là non plus le mouvement n’est pas déclenché à partir d’un centre, selon un plan conçu à l’avance : il se déclenche en divers points pour des motifs divers et sous des formes différentes pour confluer ensuite. »
Rosa Luxembourg, Grèves de masse, partis et syndicat
Nous le disions tout récemment, « il s’agit aussi de travailler patiemment à faire converger les luttes sociales-syndicales, féministes, paysannes, antiracistes, décoloniales et indigènes à la base, par-delà les frontières. »…Pour cela, il faut déjà sortir d’une posture de soutien extérieur « d’adultes » envers la jeunesse. C’était par exemple l’attitude de Rise For Climate qui n’avait que très peu mobilisé pour les actions de la jeunesse et n’avaient pas appelé à faire grève pour le climat. D’autres collectifs comme Workers for Climate ont eu une approche similaire. Avec les grands-parents, les étudiant.e.s du supérieur (peu nombreux.se.s), les scientifiques et les agriculteur/trices, ce sont de nombreuses petites ou plus grandes délégations de soutien qui ont participé aux marches du jeudi. Même si ça reste encore plutôt symbolique, c’est déjà significatif.
Ce sont les moments de jonction, dans la grève et la désobéissance (grève du 15 mars, Occupy For Climate) qui sont les plus riches politiquement pour le mouvement. Ils ont amené des débats très importants sur ce que veut dire « faire converger » les luttes. Cette convergence nécessite que chaque lutte se construise d’abord par elle-même. Elle ne peut ensuite se réaliser qu’activement, par un double mouvement de réappropriation des enjeux des différentes luttes : des questions climatiques et écologiques par les autres mouvements sociaux, et des questions sociales (y compris féministes et antiracistes) par le mouvement climatique et écologique. Il s’agit d’avoir le réflexe d’inclure systématiquement les revendications qui répondent aux intérêts immédiats des classes populaires et à l’urgence écologique et font le lien entre les différentes questions.
Plusieurs militant.e.s au sein du mouvement syndical, féministe et antiraciste ont déjà montré l’intérêt de s’approprier le mouvement climatique, en apportant leurs propres réponses et méthodes. Ce n’est qu’en intégrant et en articulant les différentes revendications, par le débat démocratique (ce qui nous ramène aux points précédents), en respectant l’autonomie relative de chaque lutte, que l’on peut y parvenir. Les luttes comportent chacune leur propre dynamique, leur propre rythme, leurs propres impensés. Dans les différents mouvements d’émancipation, des batailles internes ont lieu aussi. Par exemple, la manifestation annuelle antiraciste du 24 mars assez institutionnelle dans sa préparation (bien qu’il y avait plus d’organisations de racisées que précédemment) n’a pas connu une grande participation en l’absence d’un mouvement antiraciste dynamique et combatif de masse. Il y avait en plus un momentum ailleurs autour des derniers jours pour tenter de faire passer la Loi Climat. Occupy For Climate, organisé notamment avec le soutien d’organisations impliquées dans la plateforme pour la manifestation antiraciste, a donc éclipsé médiatiquement celle-ci, sans faire de lien explicite entre les problématiques… L’inverse de ce qu’il aurait fallu faire. La réponse est venue de militant.e.s antiracistes et féministes qui sont intervenu.e.s à Occupy for Climate, notamment pour relooker la statue du roi massacreur Léopold II et pour faire le lien entre antiracisme, anticolonialisme et justice climatique. Le Collecti.e.f 8 maars a également lancé une groupe spécifique sur l’articulation entre féminisme et écologie mais également sur les liens avec les luttes antiracistes, syndicales, LGBTQIA+, …. C’est en acceptant d’être bousculé.e.s par d’autres mouvements et en se bousculant les un.e.s les autres, avec toujours à l’esprit la volonté d’avancer ensemble, sans chercher à instaurer une concurrence toxique, que tout le mouvement peut progresser et se politiser [2].
La clé est donc d’articuler fermement la justice sociale (au sens large, y compris pour les femmes*, les personnes racisées, les personnes LGBTQI) et la justice climatique : la prise en compte de ces différentes dimensions amène inévitablement à la conclusion de la nécessité d’une rupture avec le capitalisme. Plus difficile, il reste beaucoup de chemin pour détacher le mouvement social-syndical de son alliance avec le productivisme : la revendication centrale pour y arriver est celle de la réduction collective du temps de travail et de la transformation du mode de production sous contrôle des travailleur.se.s avec maintien de leurs droits. Enfin, le mouvement climatique doit chercher des cibles concrètes et un ancrage local : contre les grands projets inutiles (élargissement du Ring, centre commercial, etc.), contre le racisme environnemental (qui met les personnes racisées et précaires près des incinérateurs), pour la reconversion des secteurs polluants en partenariat avec les travailleur.se.s concerné.e.s, etc. En résumé, chercher à s’élargir vers les classes populaires, les précaires et le monde du travail : la justice climatique est un terrain de la lutte des classes…Le mouvement ouvrier et syndical est amené à ouvrir la discussion sur son rôle et ses tâches dans le changement radical de société qu’il va falloir mettre en place…faute de quoi il risque d’être décrédibilisé.
Les élections sont une occasion pour les partis institutionnels de reprendre la main. Le mouvement climatique doit chercher des moyens de continuer la lutte en permanence, sans trêve électorale, sans s’arrêter aux limites institutionnelles et politiques, y compris s’il n’y a pas de gouvernement en place pendant les mois à venir ou si les Verts montent au pouvoir. Les jeunes continuent leurs mobilisations hebdomadaires. Les manifestations du 28 avril (sans-papiers), du 12 mai (Rights Now) et du 24 mai (nouvelle grève pour le climat) seront autant d’occasions de faire vivre ces débats stratégiques dans le mouvement.
Et la lutte des classes traverse le mouvement climatique… L’urgence stratégique est de délimiter dans le mouvement un pôle combatif, démocratique et radicalement indépendant des institutions gouvernementales et du patronat. La catastrophe climatique nous ramène à cette question : « qui doit diriger la société ? » La jeunesse, les travailleur.se.s et nos besoins sociaux sur une planète habitable ? Ou la loi du profit ? Notre camp social est le seul à pouvoir aller jusqu’au bout des mesures indispensables à tous niveaux. Le temps presse. Le mouvement va continuer, parce que le réchauffement climatique continue. Les membres de la Gauche anticapitaliste continueront à y participer activement, comme nous le faisons depuis près de 15 ans. Nous continuerons à y défendre la démocratisation du mouvement et à y proposer des alternatives anticapitalistes en rupture avec ce système qui détruit nos vies et notre planète. Tant qu’il le faudra. « There is no Planet B. »
Mauro Gasparini et Axel Farkas