Le scrutin organisé jeudi 18 avril à Srinagar, capitale du Cachemire indien, avait des allures de jour de deuil. Magasins fermés, rues désertes… Seuls les bureaux de vote étaient ouverts, facilement repérables aux petits groupes de soldats postés devant. Tandis qu’ailleurs en Inde, le vote est célébré comme un symbole de la démocratie, ici, c’est tout le contraire : il est interprété comme un geste d’allégeance à New Delhi et à la souveraineté indienne dont de nombreux Cachemiris veulent se défaire. Le taux de participation a été de 14 % à Srinagar, l’un des plus bas dans le pays.
La commission électorale avait pourtant redoublé d’efforts pour attirer le maximum d’électeurs, notamment l’aménagement de « bureaux de vote roses » avec uniquement des femmes comme assesseures. Courte barbe et sac en bandoulière estampillé du logo de la commission électorale, Gulzar est le responsable du bureau de vote dans une école du quartier de Nowhatta.
« Un travail pour mon fils »
Il a passé les huit derniers jours à se rendre au domicile de chaque électeur pour leur distribuer l’attestation de leur inscription sur les listes électorales. Des efforts inimaginables ailleurs en Inde. « 80 % des gens m’ont fermé la porte au nez », explique-t-il. Mais il ne leur en veut pas, car lui-même a décidé de ne pas voter : « Ce serait capituler face à l’Inde, qu’ils aillent plutôt en enfer. »
Gulzar s’est retrouvé responsable du bureau de vote malgré lui, en tant qu’employé municipal. A ses côtés, Mohammad, blouson de cuir noir et barbe de trois jours, a bien été obligé de voter, car il est l’observateur, au bureau de vote, de l’un des partis en lice : « Une journée de travail à 1 500 roupies [19 euros], ça ne se refuse pas, même si j’aurais préféré m’abstenir. » Gulzar fulmine en l’écoutant : « Si la participation est élevée, alors l’Inde va se vanter en disant que le Cachemire plébiscite la démocratie indienne. »
Dans le bureau de vote vide, les deux hommes continuent de discourir jusqu’à se mettre d’accord sur un point : « Le taux de participation sera le plus bas possible, inchallah. » Vendredi, ils iront tous les deux à la grande mosquée de Srinagar protester contre l’« occupation indienne ». Soudain, un groupe de femmes arrive, le visage enroulé dans des foulards pour cacher leur identité dans une région où un électeur risque les représailles des séparatistes. Elles ne sont pas les seules. Lorsque des photographes de presse arrivent à leur tour au bureau de vote, la quasi-totalité des assesseurs s’envole comme des moineaux.
C’est la première fois de sa vie que Mughli vote, et pas vraiment pour des raisons politiques : « Un parti m’a promis un travail pour mon fils si je votais pour lui. » Un peu plus loin, dans le quartier de Lal Chowk, les électeurs, pour la plupart des commerçants aisés, n’ont pas besoin de se déplacer pour obtenir un hypothétique emploi dans l’administration. Ici, le bureau de vote est quasi désert : « On attend vingt électeurs aujourd’hui sur une liste qui en comprend 380, c’est-à-dire le nombre de cadres des différents partis qui vivent dans le quartier. »
« La non-violence ? »
A Srinagar, Shehla Rashid a voté pour la première fois de sa vie. Cette ancienne leader étudiante à l’université Jawaharlal-Nehru, à Delhi, où elle fut à la tête de l’opposition aux extrémistes hindous, a décidé de se lancer en politique. On la retrouve dans le petit bureau de son nouveau parti, le Jammu and Kashmir People’s Movement, lancé avec Shah Faesal, un ancien haut fonctionnaire du gouvernement régional du Cachemire. Le jeune parti, qui va présenter ses premiers candidats lors des élections régionales, dans quelques mois, veut redonner du crédit à la politique auprès des jeunes qui n’ont connu dans leur vie qu’un conflit armé qui a fait au moins 80 000 morts et disparus ces trente dernières années.
« Le conflit est ici le problème principal, il affecte notre vie quotidienne : du travail à l’éducation en passant par le développement, explique Shehla Rashid. Contrairement à Delhi qui prétend que la guerre au Cachemire n’est pas un problème interne à l’Inde, nous voulons qu’un référendum d’autodétermination soit organisé par l’ONU. »
Dans l’une des zones les plus militarisées au monde, la jeune dirigeante politique refuse toutefois de condamner, sans le soutenir, le combat des militants armés qui a gagné en popularité ces dernières années : « La violence est parfois nécessaire, l’Etat l’utilise contre nous quotidiennement, des jeunes sont blessés, aveuglés, portent des séquelles psychologiques toute leur vie et vous voudriez que l’on réponde par la non-violence ? Un mouvement gandhien n’a pas sa place ici. »
A Srinagar, en cette journée de scrutin, on se demande si le vote est un aveu de complicité vis-à-vis de l’« occupation indienne » ou s’il permet au contraire de représenter au mieux les intérêts du Cachemire. « Nous ne voulons plus des violations des droits de l’homme, des lois qui donnent l’impunité aux forces armées, nous ne voulons pas seulement parler des problèmes d’eau ou de route, nous voulons la liberté à l’université, la liberté d’étudier l’histoire de notre région et, pour toutes ces raisons, il faut une représentation politique », plaide Shehla Rashid.
Mais certains craignent que l’irruption de ce nouveau parti émiette le paysage politique dans la vallée du Cachemire, dominé par les partis du Jammu and Kashmir National Conference (JKNC) et du Jammu and Kashmir Peoples Democratic Party (JKPDP), au risque d’affaiblir son poids dans un Etat qui comprend aussi le Jammu, à majorité hindoue, et où le parti nationaliste hindou du BJP est très puissant.
Sur le campus de l’université de Srinagar, on rumine sa colère et ses doutes. « Refuser de voter, c’est s’aliéner davantage. Nous sommes la seule région indienne à majorité musulmane, si nous disparaissons, l’Inde ne ressemblera qu’à une nation hindoue », témoigne un étudiant. Une opinion isolée, surtout depuis l’attaque-suicide contre un convoi militaire qui a tué quarante soldats indiens, mi-février, provoquant un conflit entre l’Inde et le Pakistan. Vendredi, New Delhi a suspendu le commerce frontalier dans le Cachemire avec le Pakistan, affirmant que celui-ci permet de faire passer en fraude des armes et de la drogue.
« De l’encre sur l’index »
« Depuis [l’attaque-suicide], les Indiens nous traitent de terroristes », s’agace un étudiant en pharmacie. Son cousin, qui vit à Delhi, ne donne plus là-bas son vrai prénom, Moin, à connotation musulmane, mais celui de Mohan, courant chez les hindous. Il a aussi retiré du muret de sa maison la plaque qui porte son nom de famille. Alors que l’attentat a eu lieu sur l’autoroute qui relie Srinagar au reste du pays, celle-ci est fermée à la circulation deux jours par semaine pour permettre le mouvement des troupes indiennes. Cette fermeture asphyxie Srinagar.
La rage et le désespoir se lisent dans ses yeux d’Aafreen (nom d’emprunt), étudiante en journalisme : « Vous voulez savoir pourquoi je ne voterai jamais ? Parce que j’ai vu mon grand-père et mon père, roués de coups par des soldats pour ne pas avoir voté. Ils avaient tellement peur qu’à chaque scrutin ils se mettaient de l’encre sur l’index pour faire croire qu’ils étaient allés au bureau de vote. »
La seule politique qui existe à ses yeux est la résistance sous toutes ses formes, y compris armée. Peu lui importe de voir un jour ou non la « liberté » : « Notre vie sur terre n’est qu’un petit bout de notre existence, la grande, la belle, celle où on est libre, elle est dans l’au-delà. C’est le Coran qui le dit. »
Julien Bouissou (Srinagar (Inde), envoyé spécial)