Les questions économiques sont loin d’être les seules doléances du peuple soudanais, descendu dans la rue pour s’opposer à la présidence d’Omar Al-Bachir : au pouvoir depuis 1989, il voulait se représenter en 2020. La contestation englobe la corruption généralisée, la répression politique et une guerre interminable. Mais l’aggravation du contexte économique dans ce pays est amère à de nombreux égards.
En 2011, après la division du pays pour former le Soudan et le Soudan du Sud, après la perte de 75 % des réserves pétrolières du Soudan, le régime d’Omar Al-Bachir a redoublé d’efforts pour tenter d’améliorer ses relations avec les États-Unis et ses alliés régionaux, notamment l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Cette politique semble avoir porté ses fruits ces dernières années, comme en témoignent les investissements considérables des pays du Golfe dans l’agriculture et les transferts de fonds vers la Banque centrale soudanaise, mais aussi la levée partielle en 2017 des sanctions imposées par les États-Unis.
Chute vertigineuse de la monnaie nationale
Faisant valoir l’amélioration de la coopération dans la lutte contre le terrorisme, les États-Unis ont levé leur embargo commercial en 2018, mis fin au gel des actifs d’État et annulé les restrictions empêchant les banques soudanaises d’accéder aux marchés financiers internationaux et les banques étrangères de travailler avec le Soudan. En novembre 2018, les États-Unis et les autorités soudanaises ont ouvert des négociations en vue de retirer le Soudan de la liste américaine des États commanditaires du terrorisme, sur laquelle le pays figurait depuis 1993, quatre ans seulement après l’arrivée d’Al-Bachir au pouvoir.
Paradoxalement, l’amélioration des relations entre le Soudan et les États-Unis, et ses alliés du Golfe, n’a pas permis de redresser l’économie soudanaise. Au contraire, la monnaie nationale a entamé une chute vertigineuse à compter de 2017, au moment de la levée de sanctions – passant de 8 à 50 livres soudanaise pour 1 dollar selon le taux de change officiel. Sur le marché noir, la dégringolade de la monnaie est pire encore. Durant l’été 2018, l’inflation a très souvent dépassé 60 %.
Le gouvernement a tenté de remédier à la situation en dévaluant la monnaie en octobre, mais cela n’a pas permis de maîtriser l’inflation, et les autorités ont recouru à des mesures extraordinaires, notamment un approvisionnement restreint en livres soudanaises, qui a entraîné de longues files d’attente devant les banques, où les clients doivent patienter pendant des heures sans même avoir la certitude de pouvoir retirer leur épargne.
Pénurie de pain sur le marché
Les manifestations qui ont éclaté en décembre 2018 ne sont pas sorties de nulle part. Des protestations de grande ampleur ont commencé en janvier 2018 pour s’opposer à la hausse du prix de l’essence, des médicaments et des produits de base, et se sont poursuivies de manière intermittente tout au long de l’année. Pendant la fête traditionnelle de l’Eïd Al-Adha, en août, de graves pénuries de pain ont frappé plusieurs régions du pays. À mesure que les manifestations se sont propagées dans des zones telles que l’État d’Al-Jazirah, Al-Bachir aurait déclaré – en voyant la population faire la queue devant de petites boulangeries sur la route entre Khartoum et Wad Madani – que personne ne l’avait informé de la pénurie et que ses ministres agiraient sans délai.
Malgré tout, les remarques les plus révélatrices ont sans doute été prononcées en août dernier par le PDG du Dal Group, Osama Daoud Abdellatif, dont l’entreprise est le premier importateur de blé et fabricant de farine au Soudan : “C’est au gouvernement de nourrir le peuple et c’est à [mon] entreprise de gagner de l’argent”,a-t-il déclaré en réponse à l’État, pour qui une baisse des importations était responsable de la pénurie de pain sur le marché, comme la presse locale l’a expliqué. Le litige était né de l’effondrement de la livre soudanaise par rapport au dollar américain, mais aussi de l’intention du gouvernement soudanais d’empêcher le Dal Group d’acheter des dollars à un taux préférentiel auprès de la Banque centrale soudanaise.
Aujourd’hui, alors que le Soudan compte d’immenses étendues cultivables – certains estiment à plus de 800 000 hectares la surface des terres arables disponibles (même si ces chiffres sont à prendre avec précaution), le Soudan importe en moyenne 2,7 millions de tonnes de blé chaque année. Cette céréale est devenue une denrée alimentaire de première nécessité pour une population de plus en plus citadine. Ce blé – dont Osama Daoud affirme qu’il est plus simple et moins cher de le faire venir par son entreprise d’Australie jusqu’à Port-Soudan que de Port-Soudan jusqu’à Khartoum – doit être payé en dollars. Et les dollars coûtent de plus en plus cher.
Les mines d’or sont la dernière tendance
L’une des ironies les plus cruelles du régime [militaire et islamiste] Al-Ingaz mis en place en 1989 est que ses représentants ne cachaient pas leur volonté de faire renaître le Soudan en tant que nation de la civilisation arabo-musulmane. Au faîte de leurs ambitions, dans les années 1990, ils parlaient même de redéfinir les relations internationales au Moyen-Orient, alors qu’ils n’ont jamais développé une politique économique cohérente. Pire, alors que certains membres du régime s’efforçaient de remettre en question le système d’alliances créé par les États-Unis, qui passait par l’Égypte, l’Arabie saoudite et même l’Éthiopie, d’autres ne faisaient qu’aggraver la dépendance du Soudan au billet vert. Alors qu’il était frappé par un nombre croissant de sanctions – rendant le dollar toujours plus onéreux –, le régime soudanais n’a fait qu’accentuer sa dépendance à la devise américaine. La production agricole a été délaissée au profit de l’exploitation pétrolière – une denrée qui se négocie en dollars sur le marché international. Le secteur agricole existant a continué à se développer, mais dans le but d’exporter, ce qui explique pourquoi le pays doit aujourd’hui importer d’immenses quantités de blé. L’industrie laitière, elle, est embryonnaire et doit encore importer des choses aussi basiques que du bétail. Depuis la partition de 2011, la situation n’a fait qu’empirer, alors que le gouvernement, cherchant désespérément à faire entrer des devises, a choisi de céder de vastes morceaux de territoire à des investisseurs étrangers. Les mines d’or sont apparemment la dernière tendance [après la perte de la rente pétrolière du Soudan du Sud, le Soudan trouve un palliatif dans l’exploitation de l’or et arrive à occuper en 2017 la troisième place des producteurs d’or en Afrique. Toutefois les conflits armés, la corruption et la contrebande empêchent le pays de bénéficier de cette ressource, dans la mesure où le produit des ventes ne rentre que partiellement dans les caisses de l’État.]
Le Soudan paie très cher sa réintégration dans les marchés internationaux. Pour pouvoir de nouveau obtenir des crédits auprès de prêteurs internationaux, le Soudan a d’abord plus de 50 milliards de dollars de dettes à régler auprès de créanciers publics et privés qui commencent déjà à faire la queue. Acculés, les responsables soudanais ne seront certainement pas en position de négocier. Une première étape consisterait néanmoins à redonner la priorité à la consommation et à la production nationales plutôt que de s’enferrer dans une course aux devises qui fait tomber les gouvernements les uns après les autres depuis l’indépendance.
Alden Young
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Alden Young
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