Des informations selon lesquelles des combattants du “califat” démantelé en Irak et en Syrie se regroupent en Afghanistan filtrent depuis longtemps. S’ils n’ont pas encore pu créer de nouvel État, c’est essentiellement parce qu’ils doivent compter avec les intérêts d’autres groupes armés – Al-Qaida et les talibans –, ainsi qu’avec la présence de l’armée gouvernementale et du contingent militaire de la coalition occidentale. Cependant les ‘‘djihadistes à l’étendard noir’’ se massent bel et bien aux portes de l’Asie centrale. Certains éléments portent à croire qu’ils pourraient être instrumentalisés contre les intérêts russes. Car nos partenaires américains ont une longue expérience dans la constitution de cellules terroristes que le monde entier doit ensuite combattre.
La création d’une nouvelle version du califat aux portes des républiques de l’Asie centrale n’est plus une éventualité, mais une menace sérieuse. Le directeur du Centre antiterroriste de la CEI [Communauté des États indépendants, organisation rassemblant neuf des anciennes républiques soviétiques], Andreï Novikov, avait annoncé en septembre 2018 que l’État islamique projetait de déployer une base de relais en Asie centrale et de mettre en action ses cellules dormantes dans la région. Ce qui signifie que les terroristes les ont déjà créées.
Se libérer de l’ingérence
Le vice-Premier ministre kirghiz, Jenich Razakov, a également mis en garde : “Ce qui est surtout préoccupant, c’est que les membres des organisations terroristes tentent sans discontinuer de pénétrer en Asie centrale depuis le nord de l’Afghanistan dans le but de déstabiliser la région.” Chavkat Mirzïoev, président de l’Ouzbékistan, pays frontalier de l’Afghanistan, est lui aussi inquiet. Lors de la Conférence internationale de sécurité qui s’est tenue à Tachkent en mars 2018, il a déclaré que de la situation en Afghanistan dépendait la sécurité de toute la région de l’Asie centrale et du Sud. Les diplomates ouzbeks estiment qu’aucun accord de paix ne peut être obtenu en Afghanistan par la voie militaire. Les forces internes au pays doivent pouvoir se libérer de l’ingérence des pays tiers et chercher un compromis entre eux.
Mais il est loin d’être certain que toutes les parties en conflit veuillent précisément la stabilité dans la région. Le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, l’a dit sans détours fin 2018 [lors d’une interview donnée le 18 octobre à Russia Today, Le Figaro et Paris-Match] : de plus en plus de combattants de l’EI rejoignent l’Afghanistan, et les États-Unis pourraient bien y être pour quelque chose.
Nous avons de plus en plus d’éléments qui indiquent que les Américains transportent des djihadistes depuis la Syrie et l’Irak vers l’Afghanistan. Ce sont des faits inquiétants, et nous avons interrogé les institutions internationales compétentes, ainsi que les Américains. Nous sommes inquiets, surtout parce que cela concorde avec les mises en garde de beaucoup d’experts sur le fait que l’Afghanistan pourrait devenir la nouvelle base de Daech”,a-t-il déclaré.
Dix-sept ans de guerre contre les talibans
L’instrumentalisation des combattants de l’État Islamique pour déstabiliser les pays voisins de l’Afghanistan et créer des tensions servirait tout à fait les intérêts américains. La formation même d’un califat unifié déstabiliserait la région et les régimes politiques impliqués dans le conflit. Il n’est pas à exclure que l’échec de la guerre contre les talibans pousse Washington à chercher de nouvelles stratégies détournées.
La guerre contre les talibans, qui dure depuis dix-sept ans, a servi aux Américains de prétexte pour être présents dans ce pays hautement stratégique qu’est l’Afghanistan, et faire ainsi pression sur leurs ennemis : la Russie, la Chine et l’Iran. Dans les faits, la tentative d’écraser les talibans a échoué. Face à quoi Washington, Moscou et Pékin se sont dits prêts à ouvrir des négociations avec les talibans. Mais les États-Unis cherchent une nouvelle stratégie de domination. Surtout depuis que Donald Trump a annoncé son intention de diviser par deux le contingent américain en Afghanistan.
Les entreprises militaires privées proposent déjà leurs services. L’ancien président de la tristement célèbre société Blackwater, Erik Prince, a par exemple déclaré :
“Nous avons 15 000 militaires américains et 30 000 mercenaires sur place, mais nous n’arrivons à rien. Nous avons déjà proposé une approche moins massive et moins conventionnelle, inspirée des méthodes appliquées après le 11 septembre 2001. Il s’agit de faire intervenir un groupe très réduit, mobile et rapide sous la direction de la CIA et d’agir sans les lourdeurs de la stratégie habituelle.”
Participation de la CIA
Ainsi, si Trump retire vraiment les troupes américaines d’Afghanistan, ces derniers céderont la place aux “oies sauvages” et aux agents de la CIA. Officiellement, l’objectif des négociations avec les talibans est de repousser hors d’Afghanistan, après le départ de l’armée américaine, les autres organisations terroristes (on n’en compte pas moins de 21). Mais les Américains ne quitteront jamais l’Afghanistan, quoi qu’ils disent. Il leur faut donc trouver un instrument de déstabilisation de la région pour servir leurs intérêts. Un rôle qui convient tout à fait aux soldats de Daech.
Les États-Unis ont une longue expérience dans la fabrication d’organisations terroristes pour lutter contre leurs ennemis. On se souvient d’Al-Qaida, apparue à la fin des années 1980, non sans la participation de la CIA dans la lutte contre l’Union soviétique. Cette histoire est bien connue. Mais pas celle de la constitution de l’État Islamique, qui doit encore être étudiée dans les moindres détails. Ainsi, dans la formation de la structure initiale du califat, un rôle déterminant a été joué par plusieurs dizaines d’officiers de l’armée de Saddam Hussein, libérés de prison subitement par les Américains. En 2006 (2009 selon d’autres sources), un prédicateur alors inconnu, et qui deviendra par la suite Abou Bakr Al-Baghdadi, a été relâché du camp de prisonniers américain de Camp Bucca. Al-Baghdadi a probablement été installé à la tête du mouvement (une fonction non opérationnelle) avec le soutien de l’ancien colonel du renseignement irakien Hadji Bakr. C’est lui qui, avec d’autres militaires, a transformé Daech en “organisation parapluie” dotée d’un centre opérationnel unique.
L’État Islamique n’a pas disparu
Après sa défaite en 2018, l’État Islamique n’a pas disparu, il s’est reformé clandestinement. Ayant perdu leurs principaux territoires en Irak et en Syrie, les djihadistes ont entrepris de se déployer ailleurs. De l’Afrique de l’Ouest à l’archipel malais, sont apparues des wilayas (“provinces”) de l’EI. Dans les faits, la lutte contre cette organisation faisait surtout penser à des coups de pelle sur une flaque de boue : peu de résultats, mais beaucoup d’éclaboussures dans tous les sens. Des éclaboussures qui ont aussi atteint l’Afghanistan.
La création de l’EI pourrait avoir fait partie d’une stratégie américaine pour contenir la montée de l’influence iranienne en Irak et dans la région. Cela paraît logique : en 2011, une grande partie des forces américaines s’était retirée d’Irak et il fallait quelqu’un pour les remplacer. L’organisation radicale sunnite s’est révélée l’instrument parfait. Il est fort probable que l’expérience irakienne soit reproduite en Afghanistan, cette fois non plus seulement au détriment de l’Iran, mais aussi de la Russie, de la Chine et des pays d’Asie centrale.
Tout porte à croire que les djihadistes ont l’intention de créer une forme de califat en Afghanistan, qu’ils appellent le Khorasan du Nord [Khorasan est le nom d’une région du nord-est de l’Iran, frontalière de l’Afghanistan. Les Afghans considèrent ce toponyme comme le nom médiéval de leur pays]. S’ils y parviennent, les combattants pourront effectuer des incursions dans les pays d’Asie centrale pour s’y implanter à terme. Ils en ont les moyens. En avril 2016 déjà, le vice-directeur du renseignement militaire russe, Sergueï Afanassiev, estimait que les groupuscules sympathisants de Daech en Asie centrale ne regroupaient pas moins de 4 500 hommes. Parmi eux, citons le mouvement islamiste ouzbek Hizb ut-Tahrir, [le mouvement pakistanais] Lashkar-e-Taiba et [l’organisation basée au Waziristan] l’Union du djihad islamique (toutes trois interdites en Russie). Le nombre de membres de Daech dépasserait quant à lui, d’après le ministère russe des Affaires étrangères, les 10 000 hommes, un chiffre en augmentation constante.
Terreau fertile pour le recrutement
Déjà aujourd’hui, on observe des incidents impliquant des groupuscules proches de Daech en Asie centrale. Le 7 novembre 2018, par exemple, au Tadjikistan, un djihadiste détenu dans la colonie pénitentiaire ITK3, à Khodjent, a provoqué une mutinerie impliquant les autres prisonniers. L’agence de presse de Daech, Amak, affirme que l’acte a été revendiqué par l’EI. Vingt-sept personnes ont péri lors de cette mutinerie. Autre exemple : douze djihadistes ont été arrêtés l’année dernière au Tadjikistan. Ils sont soupçonnés d’avoir préparé une attaque terroriste contre la base militaire russe de Douchanbé [capitale tadjike] et une école russe.
La situation paraît plus grave encore lorsque l’on sait que les rangs de l’EIcomptaient beaucoup de ressortissants d’Asie centrale qui rentrent aujourd’hui chez eux. De retour à la maison, ils ne trouvent que misère et chômage, un terreau fertile pour le recrutement des adeptes. Par ailleurs, contrôler les déplacements d’un tel nombre de terroristes est impossible. La frontière qui sépare l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan de l’Afghanistan fait plus de 2 200 kilomètres d’un relief peu commode.
Des talibans peu unifiés
Les talibans parviendront-ils à endiguer le développement de l’EI en Afghanistan, même s’ils signent un accord de paix avec les Américains ? C’est loin d’être garanti. Le fait est que les talibans forment eux-mêmes une organisation peu unifiée. Elle est composée d’au moins trois courants principaux. On peut schématiquement les classer ainsi : les conservateurs – qui sont contre tous, leur priorité étant le départ des troupes américaines ; le courant propakistanais – contrôlé par le renseignement pakistanais ; et les réformistes – favorables à une alliance avec l’État Islamique, car ils considèrent que les talibans ont besoin de se renouveler et ne répondent plus au nouveau contexte. Voilà pourquoi on ne peut plus parler d’une possible consolidation d’un front anti-Daech dans la région.
Il apparaît donc que la Russie, si elle veut lutter contre le califat, n’a aujourd’hui d’autre choix que de mener un dialogue diplomatique fourni et multilatéral avec toutes les parties en conflit, en Asie centrale comme en Afghanistan. Un soutien militaire ponctuel sera probablement nécessaire, ainsi que l’implication de l’OTSC[Organisation du traité de sécurité collective. Elle regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan]. Quant aux Américains, il est inutile de discuter avec eux. Si la formation d’un nouvel État islamique aux frontières de la Russie leur semble prometteuse, aucun exemple historique et aucune objection morale ne pourra les arrêter.
Constantin Strigounov
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Le Pentagone affirme combattre Daech
“Pendant que les États-Unis envisagent de se retirer d’Afghanistan, la Russie cherche à y revenir”, indique Foreign Policy. Moscou a une longue et douloureuse histoire dans le pays, que l’URSS avait envahi en 1979 pour défendre le régime communiste, avant de combattre pendant dix ans les moudjahidin soutenus par les États-Unis. Il n’empêche :
“Ces derniers temps, écrit le magazine américain, la Russie a tâché discrètement de regagner de l’influence, nouant des liens plus étroits avec les talibans et le Pakistan, autre acteur clé de la région, indique Seth Jones, du Center for Strategic and International Studies [un think tank de Washington]. En plus de fournir des armes et de l’argent aux talibans, Moscou mène aussi une guerre de propagande contre les États-Unis, répandant dans la presse russe de fausses informations, selon lesquelles Washington soutiendrait l’État islamique, précise Jones.”
Début 2018, déjà, l’armée américaine avait répondu aux déclarations russes accusant Washington de minimiser la présence de l’organisation État islamique (EI) dans le pays, rapportait à l’époque Voice of America. Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov affirmait que des combattants d’Irak et de Syrie rejoignaient les rangs de Daech en Afghanistan, et parlait de “vols d’hélicoptères non identifiés, auxquels l’Otan est sans doute liée d’une façon ou d’une autre, dans les zones tenues par les insurgés”.
L’EIK, une menace pour les États-Unis
L’armée américaine répète de son côté qu’elle combat bien l’EI en Afghanistan, en coopération avec les forces du gouvernement afghan. La branche afghane de Daech, connue sous le nom d’“État islamique au Khorassan” (EIK), est une menace aux yeux du Pentagone : elle serait susceptible de mener des attentats aux États-Unis. Toutefois, un responsable confie au New York Times que les forces américaines ont limité leurs frappes contre cette organisation, car ses nombreuses attaques contre les talibans pousseraient ces derniers à négocier un accord de paix avec les États-Unis. Des discussions entre Washington et les talibans ont eu lieu ces derniers mois au Qatar, avec en perspective un retrait des 14 000 soldats américains aujourd’hui en Afghanistan.
Si ce processus devait aboutir, l’EIK, qui compte déjà selon l’ONU 2 500 combattants, pourrait en tirer profit. L’État islamique au Khorassan espère accueillir en son sein des talibans hostiles à la paix, affirme un livre que lui a consacré le chercheur Antonio Giustozzi, objet d’une recension dans Foreign Affairs. Ce spécialiste de l’Afghanistan a passé deux ans à interroger des membres d’organisations djihadistes dans la région. L’EIK, qui serait financée par des donateurs du Koweït, du Qatar et d’Arabie Saoudite, ainsi que par ces États eux-mêmes, “entend absorber les talibans puis mener le combat contre ses ennemis extérieurs, l’Iran avant tout”, résume la revue américaine.
Constantin Strigounov
Expert (RU)
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