Militant d’une organisation maoïste pendant sa jeunesse, Hrant Dink se revendiquait encore ouvertement du socialisme et du Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP) - même s’il n’en était pas membre -, pour lequel il appela à voter dans les pages de son journal. Mais Dink était surtout connu en tant que représentant laïc de la communauté arménienne, souvent en conflit avec le patriarcat et la diaspora, et pour son combat pour l’ouverture d’un dialogue démocratique sur la question du génocide arménien.
L’hebdomadaire bilingue turc-arménien Agos, qu’il animait, fut le principal vecteur des problèmes et des revendications de la communauté arménienne. Mais, dépassant le cadre de la politique identitaire, il intervint aussi dans les problèmes de démocratisation de la société turque - de l’interdiction du port du voile à la question kurde - et il prit la défense des victimes des mesures antidémocratiques. Il était en faveur d’un dialogue intercommunautaire et, tout en luttant ouvertement pour la reconnaissance du génocide arménien de 1915, il avait dénoncé la proposition de loi française visant à pénaliser sa négation.
La véritable médiatisation de Dink commença avec les différents procès ouverts contre lui et sa condamnation à six mois de prison avec sursis pour « insulte à l’identité nationale turque », qui relevait d’une lecture mal intentionnée d’un de ses articles exprimant en fait une critique de la turcophobie régnante dans la diaspora arménienne. Mais il utilisait le terme de « génocide » et était donc poursuivi au titre de l’article 301 du code pénal menaçant tous ceux qui défendent la mémoire du génocide arménien. À cause de ses écrits sur le génocide, Dink devint rapidement la bête noire des cercles nationalistes et militaristes, comme en témoignent les nombreuses menaces de mort qu’il recevait.
Le meurtrier, âgé de 17 ans, est suspecté d’être affilié à un parti islamo-fasciste. Il dit avoir agi individuellement, mais sous l’influence de ses amis - dont l’un fut emprisonné pour avoir commis un attentat à la bombe devant un Mc Donald et tué six personnes - et de sites Internet anti-Arméniens. Dans les heures qui suivirent sa mort, plus de 15 000 manifestants se rendirent devant les locaux d’Agos en criant : « Nous sommes tous Hrant, nous sommes tous arméniens ! » Toute la classe politique et les médias de tous horizons politiques s’empressèrent de blâmer son assassinat, soulignant que « les balles tirées sur Hrant Dink avaient, en fait, comme cible la Turquie ».
Les commentaires sur les commanditaires de l’assassinat et leurs mobiles varient en fonction de la polarisation politique actuelle. Ainsi les libéraux indiquent que ce meurtre a pour objectif de « salir l’image de la Turquie et d’entraver son intégration dans l’Union européenne ». En revanche, pour les cercles nationalistes, qui, sur la scène politique turque, s’étendent d’une certaine extrême gauche à la mouvance fasciste, cet attentat aurait été planifié par des « forces étrangères » afin d’assurer la reconnaissance du génocide arménien par le Congrès des États-Unis.
Pour la gauche socialiste et révolutionnaire, cet assassinat s’ajoute à la longue liste de journalistes, intellectuels, militants de gauche et progressistes tués, souvent avec la complicité d’organisations paramilitaires et mafieuses. Il est clair que la plus grande responsabilité de ce crime incombe, avant tout, à ceux qui, du Premier ministre aux médias, du ministre de la Justice à la majorité des partis politiques, se sont rangés derrière un discours nationaliste et ont tout fait pour entretenir le climat d’intolérance et de racisme qui règne depuis déjà plusieurs années dans la société turque.
De notre correspondant à Istanbul