Azul était persuadé qu’il n’en reviendrait pas vivant. Que son chemin s’arrêterait sous les bombes, dans les décombres de Marawi, sur l’île de Mindanao, où l’organisation Etat islamique (EI) avait voulu établir le siège de son « califat » sud-est asiatique, calqué sur les modèles irakien et syrien. Il aura fallu à l’armée cinq mois d’intenses combats, de mai à octobre 2017, pour reprendre la plus grande ville à majorité musulmane des Philippines. « Je ne parviens pas à passer à autre chose, j’y pense tout le temps », confie ce fermier de 29 ans, père de quatre enfants.
Azul avait rejoint l’EI, nouvelle incarnation de l’ennemi de Manille dans le conflit sans fin qui se joue à Mindanao. Sur cette île, deuxième du pays en surface et en population, s’entrechoquent deux plaques culturelles : la majorité chrétienne, qui détient le pouvoir dans l’archipel, et la communauté musulmane, qui s’étend jusqu’à l’Indonésie et la Malaisie voisines. Après l’arrivée de Magellan en 1521, les colons espagnols ne sont jamais parvenus, en presque quatre siècles de présence aux Philippines, à soumettre les sultanats du sud de l’archipel. Aujourd’hui encore, lorsqu’une guérilla sécessionniste dépose les armes pour s’engager dans un processus de négociation avec Manille, une autre la dénonce aussitôt et perpétue l’affrontement.
Franchise « EI » et cachet international
La franchise « EI » apposée à certains groupes rebelles à partir de 2014, leur a donné un cachet international, représentant un attrait nouveau pour les jeunes de Mindanao comme Azul. Depuis l’adolescence, il appartenait à la principale guérilla musulmane locale, le Front Moro islamique de libération (FMIL). Sur les terres verdoyantes enlaçant les eaux paisibles du lac Lanao, beaucoup de paysans sont ainsi aptes à se transformer en combattants armés.
Dans la jungle, non seulement le FMIL s’opposait à l’armée régulière quand celle-ci tentait des incursions, mais il louait aussi ses services aux puissantes familles locales lorsque s’ouvraient des guerres de clans, notamment à l’approche des périodes électorales. La direction du mouvement a fini par accepter le compromis, négociant avec le gouvernement philippin une plus grande autonomie et un contrôle accru sur les ressources de la région. L’accord a été entériné par référendum en janvier. Il doit mener, en 2022, à l’élection d’un Parlement local.
L’Asie, terrain d’expansion de l’organisation Etat islamique
Ce renoncement aux armes n’a pas plu à tout le monde. Dénonçant la corruption et la compromission politique au sein du FMIL, ainsi que son éloignement des préceptes de l’islam, des recruteurs ont sillonné la région. Azul a été approché à plusieurs reprises par ces hommes, dès 2016. Ils lui ont proposé 20 000 pesos (340 euros) pour rejoindre leurs rangs. Ils ne se revendiquaient pas d’une force locale aux initiales obscures, mais d’une bannière mondialisée : « Al-Dawla Al-Islamiya » – « l’Etat islamique ». Après deux semaines de réflexion, Azul s’est engagé à leurs côtés.
Il a suivi des entraînements jusqu’à ce jour de printemps 2017 où on lui a dit que l’heure était venue de participer activement à l’établissement du « califat ». Rien qui s’apparente alors aux combats dans les forêts, auxquels Azul était familier. Cette fois, les groupes philippins ayant prêté allégeance à l’EI avaient uni leurs forces pour s’emparer de la ville de Marawi et y laisser flotter durablement le drapeau noir.
Il y avait là les pirates d’Abou Sayyaf, venus des îles reculées de Jolo et de Basilan, connus pour les détournements de porte-conteneurs, kidnappings et décapitations, et dont le chef, Isnilon Totoni Hapilon, était devenu l’« émir » de l’EI en Asie du Sud-Est. Etaient aussi présents les frères Maute et leurs hommes, issus d’un clan puissant opposé à la famille qui tenait la mairie de Marawi. S’y ajoutaient des combattants du Caucase, du Proche-Orient et de Malaisie. Ils voulaient croire que l’ensemble des musulmans philippins embrasseraient ce califat asiatique.
« C’est ma propre communauté que j’ai détruite »
Le 23 mai 2017, les djihadistes lancent la bataille de Marawi. Azul reçoit un fusil d’assaut M-16 et est posté dans une rue menant au centre-ville, dont il doit bloquer l’accès à l’armée. « On tirait toute la journée et [l’armée philippine] nous bombardait ; je n’avais jamais connu une telle intensité de combats, se souvient le jeune homme. J’oscillais entre la rage et la peur. »
Il y a eu des prises d’otages, dont un curé et ses ouailles enlevés en pleine messe, mais aussi des musulmans qui n’avaient pas pu fuir ou qui, pensant que les affrontements ne dureraient que quelques jours, n’avaient pas voulu abandonner leurs biens. Ils se sont retrouvés entre deux feux. « Je ne m’attendais pas à un siège !, poursuit Azul. De nombreux civils se sont fait tuer. Ils n’avaient rien à voir dans cette histoire, mais, pour l’EI, c’étaient des boucliers humains. »
L’armée, manquant d’expérience en guérilla urbaine, a vite été dépassée. Les soldats avançaient dans les rues sans gilets pare-balles, tombant sous les coups des djihadistes philippins, auxquels s’étaient joints quelques dizaines d’étrangers fraîchement redéployés du front syrien. Dans cette région en perpétuel conflit, les familles ont des caves abritant parfois des stocks de munitions. L’EI a pu vider leurs stocks. Le début des combats était aussi celui de la période de ramadan, et les familles avaient aussi amassé des vivres destinés à la rupture du jeûne. De quoi tenir un siège.
« Il ne faut pas négliger les capacités de réorganisation de l’Etat islamique »
Un jour, des éclats d’obus transpercent les jambes d’Azul, qui ne peut plus que ramper. Pendant plusieurs semaines, il se traîne sur le sol, tirant sans trêve. C’est sa blessure et le spectacle des cadavres de civils, dont certains probablement tués par lui, qui l’amène à douter de sa mission. Au bout de quarante-cinq jours, il est de nouveau capable de marcher, péniblement. Avec une poignée de déserteurs, il s’embarque sur un rafiot, fuyant la ville par le lac, sous le feu cette fois des djihadistes qui, quelques minutes plus tôt, avaient été ses camarades.
Pas question de rentrer à la maison pour autant. Un ami l’a prévenu : dans son village, situé à 30 kilomètres de là, on lui en veut énormément d’avoir contribué à la destruction de Marawi. « C’est ma propre communauté que j’ai détruite », se lamente le tireur repenti de l’EI. Après avoir passé des mois dans la jungle, dormant sur des sacs en plastique, il est finalement arrivé chez lui début 2018, dans la commune de Piagapo, à la faveur d’un programme de déradicalisation et de réinsertion organisé par l’armée, qui lui a versé 25 000 pesos (430 euros) contre son engagement à renoncer au djihad.
Tas de ruines et vies en suspens
Au printemps 2019, le centre de Marawi n’est toujours qu’un tas de ruines : des mosquées aux minarets effondrés, des maisons éventrées marquées de graffitis « I love ISIS ». La végétation tropicale grimpe déjà le long des murs criblés d’impacts de balles. Les habitants n’y sont revenus qu’une fois, pour constater que tout ce qu’ils possédaient avait été détruit ou pillé. Ils s’impatientent dans des camps de déplacés, au sortir de la ville, sous des tentes de fortune. Leurs vies en suspens. Ils dépendent de la distribution des rations alimentaires, alors qu’ils avaient eu un métier. Ils sont ruinés, alors qu’ils avaient rêvé d’envoyer leurs enfants à l’université.
Célèbre pour son ton vulgaire et provocateur, Rodrigo Duterte, le président de la République des Philippines est aussi connu pour ses solutions faciles – notamment l’exécution arbitraire des toxicomanes présumés, pour lutter contre la drogue. Avant même la reprise de Marawi par son armée, il avait promis une reconstruction express de la ville.
Aujourd’hui, personne n’y croit plus. Les gravats n’ont pas bougé, des engins explosifs restent à localiser et à déminer, le cadastre est source de conflits, et les financements ne sont pas arrivés. Le chef de l’Etat avait d’abord envisagé de confier le chantier à une société chinoise. Pékin, qui ne s’est jamais ému du bilan sanglant de M. Duterte, promettait de financer et de rebâtir pour lui, mais la population locale s’y est opposée, certaine d’être exclue d’une reconstruction bâclée. « La question est de savoir si je leur reconstruirai les mêmes bâtiments qu’ils ont perdus. Je ne crois pas que j’y sois prêt », a-t-il déclaré, mardi 23 avril, pointant une « catastrophe de cause humaine [qui] devait arriver du fait de leurs activités là-bas ».
Voici donc venue l’heure du pourrissement… Il nourrit la frustration dans une région minée par le ressentiment envers le pouvoir de Manille, où les armes circulent et où les recruteurs rôdent. Les enseignantes des écoles du centre-ville essaient de faire cours dans les camps, mais de moins en moins d’enfants vont en classe. Leurs parents ont besoin d’aide pour aller chercher de l’eau, et ils craignent que ces jeunes ne soient tentés de rejoindre les combattants dans la jungle s’ils sont laissés sans surveillance.
L’institutrice Anisah Macalawan demande souvent à ses élèves comment ils réagiraient si quelqu’un cherchait à les recruter. « Beaucoup disent qu’ils refuseront, mais j’ai peur quand même, soupire-t-elle. Je vois bien la situation. Personne ne peut prédire s’ils n’auront pas basculé dans un an. » Comme ses collègues, ses valises sont prêtes, au cas où les combats reprendraient.
Prendre l’argent de l’EI « ou crever de faim »
Rohaina Maganang, elle, implore qu’on l’aide à trouver un job, n’importe lequel, en Asie ou en Europe. Dans sa vie précédente, cette femme habitait une maison de deux étages avec ses trois enfants, aujourd’hui âgés de 26, 24 et 23 ans, et ses petits-enfants. Elle avait été une commerçante de renom dans la région et se rendait souvent à Hongkong et à Canton pour acquérir des tissus et de fausses perles qu’elle revendait ensuite sur le sol philippin. Elle a perdu à la fois son capital et son toit. « Nous nous accrochons à nos enfants, mais nous n’avons même plus de riz ou de sucre. C’est poussés par le désespoir que nos jeunes partent rejoindre les insurgés », lance-t-elle.
Durant le siège de Marawi, les combattants de l’EI ont eu le temps de piller les banques et les coffres des riches de la ville. Ce butin leur permet aujourd’hui de faire monter les enchères. Il se dit dans le camp où elle est déplacée qu’une famille touche 200 000 pesos quand un de ses fils rejoint le djihad : l’équivalent de 3 400 euros, soit dix fois la somme qu’avait reçue Azul en 2016. « Ici, il n’y a plus que deux options : prendre les 200 000 de l’EI ou crever de faim ! », lance Mme Maganang en sanglots.
L’étiquette « Etat islamique » a conforté la majorité chrétienne dans sa perception d’un Sud musulman violent et incontrôlable, qui coûte la vie à des soldats philippins – ainsi que l’illustrent les vidéos de militaires décapités circulant sur les réseaux sociaux. Il a aussi renforcé les préjugés contre les habitants de cette région.
Rasheed Lumabang, qui a connu une adolescence prospère, mais a fêté ses 18 ans dans un camp de déplacés, n’a pas renoncé à son rêve de devenir officier dans la marine marchande. Avec la destruction de sa ville et sa nouvelle existence confinée sous une tente, son projet a « seulement pris du retard », espère-t-il. Début 2018, après le siège et la destruction de Marawi, il a rejoint la capitale, Manille, pour chercher un emploi sur les chantiers et soutenir financièrement sa famille. Il a postulé chez Stonerich, une importante société de BTP. Quand ses interlocuteurs ont compris qu’il était un musulman du Sud, ils lui ont demandé : « Es-tu un terroriste ? Es-tu de l’EI ? »
De retour au camp, il fait des lessives pour les habitants des quartiers situés sur les hauteurs de la ville, qui ont été épargnés. Sa mère, Fatima Lumabang, veille sur lui avec la plus grande attention. Durant la première semaine de combats, elle n’avait pas réussi à le joindre et avait redouté qu’il ait été embrigadé par les djihadistes. Cette peur ne la quitte plus.
« Ils peuvent recruter des jeunes de 13 ans »
Quelques tentes plus loin, Muhaifa Rambang, 25 ans, a entendu la rumeur : il se murmure que des hommes de l’EI se seraient infiltrés dans le bourg voisin, à une quinzaine de kilomètres de là. Rien n’est certain, mais la crainte d’un retour de la violence est une indication du traumatisme. « Ils peuvent recruter des jeunes de 15 ans, parfois de 13, affirme Muhaifa. Ils leur disent qu’ils iront étudier dans une madrasa à l’étranger. En réalité, ils les emmènent s’entraîner dans des villages reculés. Autour de moi, je conseille aux jeunes de refuser de discuter avec eux. »
Le professeur Benito Thalib est de ceux qui tentent de convaincre leur communauté de ne pas céder à la tentation de la violence, malgré l’impatience. Il enseigne l’histoire des musulmans des Philippines et le droit islamique à l’université d’Etat de Mindanao. Mais il ne cache pas son inquiétude, car rien ne bouge. « Si les gens ne récupèrent pas leurs maisons, nul ne peut prédire ce qu’il adviendra », prévient le professeur. La colère populaire, explique-t-il, s’enracine dans une longue histoire de demandes d’autonomie insatisfaites et de discriminations.
La lenteur des délais est un bon argument pour les recruteurs de l’EI. « Ils s’en servent pour leur propagande. Ils disent : “Regardez l’état de Marawi. Le gouvernement ne fait absolument rien pour vous !’’ », constate le colonel Romeo Brawner. Cet homme distingué de 51 ans, passé par les académies militaires américaines, est chargé de mener la guerre contre l’EI dans le Sud philippin. « Nous nous rendons auprès de la communauté, nous expliquons que les insurgés cherchent à les endoctriner avec une idéologie néfaste venue de l’étranger », raconte-t-il. La force des recruteurs réside aussi dans leur richesse : « Outre le pillage de Marawi, ils poursuivent leurs extorsions. » La région est connue pour ses enlèvements de riches Philippins et d’étrangers.
La bataille a au moins permis à l’armée philippine de réaliser à quel point elle était démunie face à une menace d’un type nouveau, djihadiste, qui a porté le conflit au cœur de la ville, alors que les soldats philippins n’étaient préparés qu’au combat dans les collines, les forêts et les mangroves de Mindanao. « Nous n’avions pas de doctrine de guerre en zone urbaine, ni d’équipement, ni l’entraînement nécessaire. L’EI avait des snipers bien positionnés ; c’était difficile, dit le colonel Brawner. Nous corrigeons cela, nos analystes affirment que la prochaine grande bataille que devra livrer notre armée sera semblable à celle de Marawi, peut-être dans une autre ville. »
La traque des djihadistes et la colère des habitants
Sur le terrain, le colonel Brawner doit faire face à deux fronts difficiles, qui se nourrissent l’un l’autre : la traque des djihadistes et la colère des habitants. Cette dernière s’est d’abord portée contre l’EI, pour avoir déclenché le combat dans leurs rues, mais elle s’est rapidement retournée contre le gouvernement, l’armée et même les Etats-Unis, dont les avions de reconnaissance P-3C Orion ont aidé à guider les bombardiers philippins vétustes et aux largages imprécis. Washington a ensuite livré six drones de surveillance, utilisés à Mindanao. La présence de quelques dizaines de membres des forces spéciales américaines venues aider à planifier les opérations au sol n’est pas non plus un secret. De là à les considérer comme un prolongement des guerres menées par Washington en terre d’islam, il n’y a qu’un pas que beaucoup d’habitants n’hésitent pas à franchir.
De ces deux fronts, ces deux batailles à mener en parallèle, on ne voit pas la fin. Lorsqu’un feu semble près de s’éteindre, un autre s’embrase. Le 27 janvier, une double explosion a retenti dans la cathédrale de l’île de Jolo, repaire des pirates d’Abou Sayyaf, qui ont prêté allégeance à Al-Qaida avant de se tourner vers l’EI. L’assaut, peut-être un attentat-suicide, a fait 22 morts. Le 4 avril, l’explosion d’une bombe a blessé 17 personnes dans un restaurant de la commune d’Isulan.
La brigade du colonel Brawner continue de se battre. En janvier, des informations lui ont permis de localiser le groupe de djihadistes replié dans les collines brumeuses, autour du lac Lanao. L’assaut a été lancé contre un camp cerné de tranchées, abritant un parcours d’obstacles servant à former les jeunes recrues. Encore une fois, les soldats se sont heurtés aux capacités opérationnelles de l’ennemi djihadiste.
« Nous avons réussi à tuer cinq combattants », dit Brawner. Trois fuyards ont été interceptés, cinq se sont rendus. Le reste du groupe, qui aurait compté une trentaine de djihadistes avant l’attaque, a pu s’échapper. Y compris leur chef, Abou Dar, considéré comme l’émir de l’EI aux Philippines. Mi-mars, ce dernier a été abattu par l’armée dans le village de Tubaran.
Abou Dar – Owaydah Marohombsar de son vrai nom – aurait accédé au rang d’émir après la mort de son prédécesseur, tué aux derniers jours de la bataille de Marawi. En juillet 2018, son épouse a été arrêtée, tandis que son beau-frère, Najib Pundog, présenté comme le maître artificier au sein de l’EI, a été abattu dans un raid des forces spéciales à General Santos City, une ville à majorité chrétienne.
Sa présence, estime la sécurité philippine, était liée au recrutement de jeunes dans la ville. Il était venu deux jours plus tôt, pour revoir ses proches, « mû par un mauvais pressentiment », préfère croire l’une de ses sœurs, qui a accepté, pour la première fois, de raconter la destinée de sa famille prise dans la poussée de l’EI en Asie du Sud-Est, à condition que son prénom n’apparaisse pas. Son jeune frère Najib est présenté comme l’expert en explosifs de l’EI ; sa sœur aînée est mariée à l’émir Abou Dar ; un deuxième frère est mort avec sa femme et son fils après avoir passé deux mois dans les bombardements de Marawi.
« C’était un jeune comme un autre »
« Je ne suis pas ici pour défendre les actions de Najib », précise-t-elle. Cette femme de 33 ans, enseignante en philosophie islamique et occidentale, se sait observée de près. Elle est sous le coup d’une enquête pour obstruction à la justice pour n’avoir pas dénoncé son frère au cours des deux jours où il était dans la maison familiale. « Si jamais le renseignement venait à penser que j’ai de la sympathie pour les terroristes, j’aurais encore plus de problèmes. Je ne partageais en rien sa vision. Je suis une professeure. Mais c’était aussi ma famille », se justifie-t-elle.
La frustration politique des musulmans du Sud philippin, explique-t-elle, s’est doublée d’une radicalisation de la jeunesse. « Au début, raconte-t-elle, mon frère n’était pas si religieux que ça. Il jouait de la guitare, c’était un jeune comme un autre. » En 2011, à l’université, leur sœur Nafisa rencontre Abou Dar. C’est lui, pense-t-elle, qui a entraîné Najib dans le sillon djihadiste. A l’époque, Abou Dar, qui aurait étudié au Moyen-Orient et s’est peut-être entraîné en Afghanistan, n’habitait plus à Marawi, mais dans la commune de Butig, autour de laquelle l’EI établissait un camp sous protection du puissant clan des Maute. Bientôt, Najib et Abou Dar se sont définis comme « moudjahidin » : « C’étaient des fondamentalistes. Ils voulaient établir une charia stricte, alors que nous sommes tenus par la Constitution des Philippines ».
Najib et Abou Dar n’auraient pas attendu la fin de la bataille de Marawi pour fuir la ville. Leur mission : recruter avec les fonds pillés dans les maisons et les banques. « Najib est peut-être parti deux ou trois semaines avant la fin ; il s’est replié dans les montagnes. C’est ce qu’il m’a dit », raconte sa sœur. A l’été, il s’était présenté discrètement à la porte des siens, qui avaient été forcés de quitter Marawi détruite, fuyant aussi l’opprobre pesant sur la famille en raison de la responsabilité de Najib dans cette destruction.
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Il avait passé deux jours avec eux, jusqu’à cette nuit de juillet où les Forces spéciales ont pénétré dans l’appartement. La sœur était dans sa chambre. « J’ai entendu des coups de feu et cru que toute ma famille allait y passer, il y avait douze enfants dans la maison. » Elle a serré son fils de 6 ans dans ses bras, revêtu son voile et imploré les agents d’épargner les innocents. Le corps de son frère gisait dans le salon.
Si elle accepte de parler, c’est pour alerter sur le risque qu’encourent les jeunes musulmans de Mindanao en suivant la voie de son frère Najib, celle de l’organisation Etat Islamique : « Si vous écoutez ce que disent les jeunes, si vous lisez ce qu’ils écrivent sur Facebook, vous verrez quel est le sentiment de mon peuple. Ils sont vraiment furieux ! Ils pensent qu’on leur a pris leur propriété et détruit leurs maisons. Il est très possible que de cette colère naissent de nouveaux problèmes et de nouveaux groupes combattants. »
Harold Thibault
Marawi, envoyé spécial