Mais où sont passées les banlieues ? Cela fait des mois que le monde politico-médiatique français se focalise sur la colère des habitants de la province profonde, majoritairement blancs, qui ont du mal à boucler les fins de mois. La colère des habitants des banlieues, en grande partie originaires d’autres pays (souvent du Maghreb et d’Afrique noire), est sortie des radars. Pourtant, les banlieues sont encore là. Les tours de béton de Bobigny aussi, lavées par les pluies glaciales et inattendues de ce mois de mai. Ici, à quelques minutes du métro, quelqu’un a fêté hier le retour du fils prodigue.
Jordan Bardella, 23 ans, est entré sous les applaudissements dans la salle du Cargo, plantée au milieu d’un imbroglio de routes et d’immeubles sans grâce, de l’autre côté du boulevard Lénine. “Je suis de retour à la maison”, lâche la tête de liste du Rassemblement national (RN) aux prochaines élections européennes. Grand, beau, maîtrisant ses conjugaisons [allusion au vice-président du Conseil italien Luigi di Maio, connu pour ses difficultés avec le subjonctif], il est né et a grandi à quelques kilomètres d’ici, à Drancy.
“Ma famille ne suivait pas la politique. Si je me suis engagé, c’est parce que j’ai assisté très tôt à une injustice sociale : à la fin du mois, ma mère n’avait plus que 15 euros en poche. Je me disais : quelque chose ne fonctionne pas dans ce pays.”
Originaire du Piémont [nord de l’Italie], la mère de Bardella est arrivée à Paris dans les années 1960, alors qu’elle n’était qu’une petite fille. Elle a élevé seule ses enfants, tandis que pour gagner sa vie, elle gardait ceux des autres. Jordan a grandi dans des HLM, et c’est là qu’il a commencé à distribuer ses premiers tracts pour ce qui était à l’époque le Front national.
La “désillusion” des banlieues
Depuis quelques jours, le RN, qui a progressé dans les sondages, est au coude-à-coude avec la République en Marche. Les deux mouvements arrivent légèrement en dessous de la barre des 20 % ; alors, pour tenter de remporter la bataille, Marine Le Pen a jugé pertinent d’envoyer Jordan en mission chez lui. Mais les banlieues peuvent-elles voter l’extrême droite ? Sur le papier, la chose semble impossible. Mais certains collaborateurs de la patronne du RN lui ont parlé de ce qui s’était produit dans le centre et le sud de l’Italie, là où les gens ont commencé à voter pour la Ligue de Matteo Salvini [alors que la Ligue était à l’origine un parti qui militait pour la sécession du Nord de l’Italie, plus riche que le Sud].
Hier Bardella a insisté sur la désillusion qui règne dans ces territoires de la banlieue parisienne. Bobigny, 52 000 habitants, autrefois terre industrielle et ouvrière, est devenue un ghetto. Ses habitants sont en grande partie d’origine immigrée. Le taux de chômage y atteint 23,8 % (contre 12 % à Paris, selon les données de l’INSEE de 2015) et 37 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le tout, à 17 km des Champs-Élysées seulement.
Un vide politique s’est créé
Dirigée par les communistes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 2014, la mairie de Bobigny est depuis cette date aux mains de Stéphane De Paoli, du petit parti de centre-droit UDI. La métamorphose politique s’est donc déjà amorcée. Aux dernières présidentielles pourtant, Marine Le Pen n’y a obtenu au premier tour que la moitié de son score national. Jean-Luc Mélenchon, de la gauche radicale, y a pour sa part raflé 43,2 % des voix. Mais la France insoumise est aujourd’hui en pleine déconfiture et les socialistes vont encore plus mal (ils se sont effondrés dans les sondages et ne sont aujourd’hui plus crédités que de 5 % des suffrages). Quant à Macron, il n’a jamais réussi à percer dans les banlieues. Bref, un vide politique s’est créé.
“Même les citoyens issus de l’immigration, qui se sont intégrés en France et qui ne veulent plus vivre dans l’insécurité de ces quartiers, peuvent voter pour notre parti,soufflait hier Bardella. Nous voulons réunir tous les Français autour d’une idée, celle de nation.” Nicolas Lameire, 24 ans, est venu l’écouter. Il habite la ville voisine de Drancy – “où Jordan aussi est né”. À côté de lui, son père, autrefois socialiste. “Je l’ai convaincu de voter RN, souligne le fils. Nous en avons marre des dealers, de la violence et de l’islam radical.” Les deux hommes n’ont pas d’origines étrangères et, autour d’eux, rares sont les Maghrébins et les Africains. Selon Nicolas, “ils n’osent pas, ils ont encore peur de ce parti, ils ne le connaissent pas. Mais s’ils ne votent pasRN, ils n’iront pas du tout voter. C’est la désillusion qui l’emportera.”
Leonardo Martinelli
La Stampa
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