À la vielle des élections européennes, l’arène du débat politique est ouverte. Nous nous plaçons dans celle-ci pour alimenter la réflexion autour de cette nouvelle Europe dont nous rêvons. Pour nous, elle existe déjà dans nos rues grâce aux mouvements des femmes, aux gilets jaunes, aux mobilisations pour le climat, à celles pour le droit au logement, à la ville, à la santé, à l’éducation et aux droits sociaux, grâce aussi aux personnes avec ou sans papiers qui se battent pour leurs droits légitimes d’habiter le territoire européen, à celles et ceux qui luttent contre le fascisme et aux nombreuses voix qui se dressent contre la financiarisation du monde.
Le New Deal de DiEM 25 (Democracy in Europe Movement), largement initié par Y. Varoufakis (ancien ministre des finances grec dans le premier gouvernement de Syriza) ne nous convient pas. Si nous voulons un projet cohérent pour l’Europe il faut le construire avec le peuple, pour le peuple. La colère continuera de gronder dans nos rues si les dettes illégitimes continuent de constituer un tel fardeau, si les banques continuent d’abuser de leur pouvoir, si la croissance économique et l’atteinte d’objectifs budgétaires contraignants continuent d’être imposés sous peine de réprimandes. L’Europe de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne, de la Banque européenne d’investissement, de l’Eurogroupe, etc., a été construite pour le grand capital européen et le restera tant que les fondations n’auront pas été changées radicalement. Il est donc contradictoire de prétendre à une Europe démocratique dans un cadre qui a été conçu par essence à l’avantage de certains. DiEM 25 propose de garder ce cadre pour le transformer – cette contradiction est de toute évidence insurmontable.
Prétendre à un programme clair et réaliste en le chargeant d’illusions, voilà ce qu’est pour nous le programme de DiEM 25 pour l’Europe. « Favoriser la productivité des secteurs verts dans tous les pays » lit-on dans le New Deal. Les conditions d’une transition écologique cohérente ne peuvent pas se penser dans le cadre capitaliste actuel. Nous sommes restées trop longtemps témoins d’une aggravation perpétuelle de la crise écologique et n’avons pas le temps de négocier avec les banquiers, avec les grandes entreprises ou même avec les fonds d’investissement et leurs alliés, qui en sont par ailleurs largement responsables, nous n’avons pas besoin d’un Deal. Nous avons besoin d’arrêter cette production exponentielle généré par le capitalisme, et de rompre avec la croissance insensée dès maintenant.
Nous avons besoin d’annuler les dettes illégitimes, pas de les restructurer. Nous voulons un contrôle citoyen des finances publiques, passant par la réalisation d’audits citoyens des dettes publiques à tous les niveaux. Varoufakis n’a pas apporté un soutien réel aux travaux de la Commission d’audit pour la Vérité sur la dette grecque en 2015 alors qu’il était Ministre des finances du premier gouvernement Syriza et que cette Commission avait été initiée par Zoé Konstantopoulou, présidente du parlement grec. L’audit de la dette publique grecque signifiait pour lui la sortie de la Grèce de la zone euro, ce qu’il voulait absolument éviter même si cela impliquait le remboursement de dettes illégitimes et odieuses. Et pourtant ce New Deal proposé par le mouvement DiEM 25, qu’il a initié, nous promet l’ouverture des « boîtes noires » du pouvoir. Une des boîtes qui pèsent le plus lourd sur les épaules des peuples d’Europe (et bien au-delà) est celle de la dette publique qu’ils paient de leurs poches. Prétendre dévoiler les rouages du système néolibéral européen sans réaliser un audit des dettes publiques est incohérent. Surtout qu’à l’échelle européenne, l’argument du Grexit contre l’audit des dettes publiques ne tient plus. Ne pas l’intégrer dans un programme européen qui plaide pour une plus grande solidarité des composantes de l’Union européenne est une erreur. Les dettes publiques génèrent des rapports de forces inégalitaires entre les pays de la zone euro (en plus de rapports de forces au sein des pays eux-mêmes), il est donc nécessaire de les auditer avec participation citoyenne.
Ancien ministre des Finances du pays le plus endetté de la zone euro (en rapport dette/PIB), Varoufakis aime parler des dettes publiques. Le New Deal qu’il a rédigé avec les membres de DiEM 25 propose la réduction « des taux d’intérêts applicables aux États membres pour leur dette publique autorisée (soit 60% de leur PIB, selon les critères dits de Maastricht) au niveau des taux directeurs de la BCE, avec la garantie de cette dernière (mais sans rachat de dette de sa part) ». Cela exclut de fait une remise en question du système dette. En effet, le plan proposé ne permet pas véritablement de réduire la dette publique de la zone euro dans son ensemble, mais de réduire les intérêts de celle-ci. Ainsi, le débat sur la légalité et la légitimité des dettes publiques européennes est encore une fois écarté comme ça a été le cas en Grèce en 2015 avec l’accord de Varoufakis. L’histoire semble se répéter à une autre échelle. De plus, une négociation de restructuration telle que proposée dans le programme européen de DiEM 25 ne permet pas d’envisager un abandon des conditionnalités imposées par les créanciers. Si une telle restructuration arrivait, la situation injuste et illégitime actuelle du rapport débiteur – créancier ne serait pas remise en cause. L’argument qui consiste à dire que les mesures d’austérité seront rendues obsolètes par une restructuration de la dette (qui ne la remet pas véritablement en cause) est fausse et illusoire.
L’austérité est pourtant une des cibles du mouvement DiEM 25, selon ses déclarations. Le non-respect des droits humains a été une évidence pour toutes et tous dans le cadre des programmes austéritaires imposés par l’Union européenne et le FMI. La stratégie qui est proposée dans le New Deal pour les défendre est en revanche loin d’être claire. Ce que nous propose le mouvement DiEM 25 est un « organe de surveillance indépendant chargé d’enquêter sur les violations des droits humains ». Mais les peuples d’Europe n’ont pas attendu cet organe de surveillance pour se mobiliser et s’organiser collectivement afin de dénoncer toute sorte de violation qu’ils ont subie et continuent de subir. Des études ont été menées et publiées mais seulement partiellement diffusées par les médias complices de la classe dominante européenne. La surveillance est là, et pourtant rien ne change. Il nous faut une Europe qui se construise autour des revendications qui s’expriment mais ne sont pas assez entendues ; pour cela il est nécessaire d’envisager un renversement des rapports de force, pas de Deal possible là non plus. Il ne s’agit donc pas de surveiller, mais de refonder. C’est la base même du projet européen auquel nous aspirons qui devra se construire autour des droits fondamentaux de ses habitantes et habitants.
L’activité des banques ne devra pas être simplement règlementée comme le propose DiEM 25 : les banques devront être socialisées afin de ne plus obéir à une logique de profit mais d’être soumises à un contrôle citoyen.
Dans son livre Conversations entre adultes (Les Liens qui Libèrent, 2017), Varoufakis dévoile les coulisses de son implication dans la politique grecque jusqu’en juillet 2015. Son récit montre qu’il a complètement ignoré le mandat que le peuple grec avait donné à Syriza. Il a défendu une restructuration de la dette sans envisager une seconde de questionner sa légalité et sa légitimité, il a refusé d’apporter un soutien concret à la réalisation d’un audit de la dette publique et d’utiliser ses résultats dans le bras de fer entre la Grèce et ses créanciers. Il a voulu que la Grèce s’engage à dégager un excédent primaire tout en prétendant vouloir relancer l’activité économique du pays alors qu’au contraire il aurait fallu une politique de déficit public pendant plusieurs années. Il a défendu la réduction des impôts des sociétés et des privatisations stratégiques alors que le peuple grec avait mandaté Syriza pour le contraire. Enfin, il a voulu que les banques grecques soient gérées par les institutions européennes (qu’il veut aujourd’hui – quatre ans après – réformer) alors que les pouvoirs publics grecs en étaient l’actionnaire principal après les avoir recapitalisées avec de l’argent public. Sa proposition ne pouvait que renforcer l’hégémonie des créanciers plutôt que l’ébranler.
Malgré ces incohérences évidentes Yanis Varoufakis est devenu une star du monde politique et de la gauche européenne. Avec son livre, Conversations entre adultes, qui compte un nombre impressionnant de pronoms personnels de la première personne du singulier, il a trouvé public sensible à ses aventures. Costa Gavras, le célèbre réalisateur franco-grec lui fait même honneur avec une adaptation cinématographique de son livre qui sortira prochainement en salle. Mais Varoufakis est loin de n’être qu’une star. En 2015, il aura chamboulé toutes les cartes, celles de Syriza, celles des créanciers de la Grèce, mais aussi celles du peuple grec, ce qui a fortement contribué au résultat que l’on connaît : la capitulation de Tsipras et la déception de toute la gauche radicale européenne. Aujourd’hui Varoufakis se présente aux élections européennes et après avoir chamboulé les cartes qui se jouaient sur le terrain grec, ce sont celles de l’Union européenne qu’il veut faire tomber d’un souffle en se présentant comme candidat en tête de liste d’un parti créé pour l’occasion en Allemagne. Au cœur de la construction européenne, Varoufakis et son DiEM 25 espèrent changer radicalement les choses grâce au New Deal après avoir échoué à l’échelle nationale en Grèce.
Pour celles et ceux qui sont convaincues que cette stratégie est de nouveau vouée à l’échec, il s’agit de s’organiser pour contribuer à la délégitimation de l’Union européenne et à la fondation d’une Europe des peuples basée sur la solidarité, l’égalité sociale et la préservation des écosystèmes dans lesquels s’inscrivent les êtres humains. C’est le but d’initiatives comme celle du réseau ReCommonsEurope.
Eva Betavatzi
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