Elle raconte que l’idée d’écrire une Histoire des Blancs lui est venue en lisant le New York Times, chez elle, à Princeton. Une photo montrait Grozny, la capitale tchétchène, rasée par les Russes. « Une question m’est alors venue : pourquoi appelle-t-on les Blancs américains les « Caucasiens » ? Ça n’a aucun sens. Autour de moi personne n’avait de réponse. Tous me disaient s’être déjà posé la question sans jamais oser demander… Un non-dit. » On est en 2000 et Nell Irvin Painter (photo), historienne afroaméricaine jusqu’alors spécialisée dans l’histoire des Etats-Unis, se lance dans une longue recherche qui s’achèvera dix ans plus tard avec la parution, outre-Atlantique, de son livre The History of White People. Il vient d’être traduit et paraît ces jours-ci en France, aux éditions Max Milo.
« La plus belle race d’hommes, la géorgienne »
Sa quête la mène d’abord à Göttingen, en Allemagne, sur les traces du médecin Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), l’inventeur de la notion de « race caucasienne ». Ses caractéristiques : « La couleur blanche, les joues rosées, les cheveux bruns ou blonds, la tête presque sphérique », écrit le savant dans De l’unité du genre humain et de ses variétés. L’homme classe dans cette catégorie « tous les Européens, à l’exception des Lapons et des Finnois », et l’étend aux habitants du Gange et de l’Afrique du Nord. « J’ai donné à cette variété le nom du mont Caucase, parce que c’est dans son voisinage que se trouve la plus belle race d’hommes, la géorgienne », conclut Blumenbach.
Nell Irvin Painter poursuit ensuite le fil de ses recherches en France, dans les salons de Mme de Stael qui publie en 1810 un livre à succès, De l’Allemagne. L’ouvrage popularise en France la manie qu’ont les savants allemands (ils ne seront bientôt plus les seuls) à classer les Européens entre différentes « races ». Mme de Stael en voit trois : la latine, la germanique et la slave. L’enquête de Painter la porte encore vers l’Angleterre de l’écrivain Thomas Carlyle, dont la théorie de la « race saxonne » traversera l’Atlantique et exerça une grande influence sur le poète et philosophe américain Emerson (1803-1882). Celui-ci, père de la philosophie américaine, abolitionniste convaincu, est aussi l’un de ceux qui a lié pour longtemps la figure de « l’Américain idéal » à celui de l’Anglais, parangon de beauté et de virilité. Son idéologie « anglo-saxoniste » marquera, selon Nell Irvin Painter, la conception de la « blanchité » américaine jusqu’au XXe siècle.
Car pour le reste, l’histoire que retrace Nell Irvin Painter dans son livre est bien celle des Blancs d’Amérique. « Painter montre la construction endémique, aux Etats-Unis, de la question raciale, analyse l’historienne Sylvie Laurent, qui a coordonné le livre De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013). Dès la fondation des Etats-Unis, les Américains se sont construits comme une nation blanche. Sa généalogie de la « race blanche » est un travail passionnant, même s’il n’est pas transposable à la situation française. »
En France, parler de « Blancs » (plus encore qu’évoquer les « Noirs ») reste très polémique. Notamment parce que parler de « race » (une notion construite de toutes pièces et qui n’a rien de biologique), comme de couleur de peau, pourrait finir par leur donner une réalité qu’elles n’ont pas. Sans doute aussi parce qu’il est difficile pour un groupe majoritaire, les personnes perçues comme blanches, d’accepter qu’elles bénéficient de privilèges sans même s’en rendre compte… Les récents passages de Nell Irvin Painter à la radio ou à la télévision ont suscité des mails outrés d’auditeurs. « C’est touchant, ironise l’historienne américaine, lors d’un passage à Paris. Mais cette crispation face à ces questions passera. » Déjà, des chercheurs, comme Maxime Cervulle à l’université Paris-VIII, revendique la notion émergente de « blanchité » : « Alors que le terme « blancheur » renvoie à une simple propriété chromatique, parler de blanchité, c’est parler de la façon dont le fait de se dire ou d’être perçu comme blanc a été investi d’un rapport de pouvoir : l’idéologie raciste qui continue d’associer la blancheur de la peau à la pureté, la neutralité ou l’universalité. »
« La question raciale, indissociable de la question sociale »
Aux Etats-Unis, les whiteness studies se sont développées dès les années 80 et 90. Des départements d’université ou des maisons d’édition y sont consacrés. « Les années Reagan ont accouché de ce nouveau champ d’études, explique l’historien Pap Ndiaye, spécialiste des Etats-Unis et auteur de la Condition noire (Calmann-Lévy, 2008). Reagan s’est fait le porte-parole des Blancs « abandonnés » par le Parti démocrate… Un discours qu’on retrouve aujourd’hui avec Trump. Des historiens ont voulu étudier ce backlash conservateur. » L’historien David Roediger est l’un des premiers à travailler sur l’invention de la « race » blanche. En 1991, il publie The Wages of Whiteness. « Il a montré que la blanchité n’était pas un universel fixe et sans histoire. Et qu’on pouvait donc faire l’histoire des Blancs », note Pap Ndiaye. Roediger, marqué par le marxisme, relit la culture ouvrière au prisme de la « race ». « La question raciale est indissociable de la question sociale, confirme Pap Ndiaye. Les immigrés italiens aux Etats-unis ont été animalisés et victimes d’un racisme incroyable. Ils ne se sont « blanchis » qu’au fil de leur ascension sociale. Quand on est tout en bas de l’échelle, on n’est jamais totalement blanc. Les hiérarchies de races sont aussi des hiérarchies de classes. » Au fil des années, les whiteness studies ont diversifié leur approche s’ouvrant largement à la dimension du genre, et dépassant les frontières américaines pour tenter d’écrire une histoire transnationale des « races ».
Pourtant, selon l’américaniste Sylvie Laurent, « les recherches sont sans doute aujourd’hui plus stimulantes parmi les working class studies ou les gender studies, que dans les départements de whiteness studies des universités ». « Au fond, dit-elle aussi, les chercheurs des whiteness studies se sont toujours appuyés sur les grands penseurs noirs, ceux qui ont été exclus du groupe des Blancs : le sociologue et militant pour les droits civiques W.E.B. DuBois (1868-1963) ou James Baldwin, qui a été un grand théoricien du « pourquoi les Blancs se pensent blancs ». Aujourd’hui encore, ce n’est pas un hasard si cette vaste Histoire des Blancs est écrite par une femme noire, Nell Irvin Painter. »
« Embrasser une histoire beaucoup plus large »
Née en 1942, celle-ci a été parmi les premières femmes noires a devenir professeure d’histoire dans les facs américaines - elle a enseigné à Princeton. Elle a consacré un livre à la migration de Noirs vers le Kansas après la guerre de Sécession et a écrit une biographie reconnue de la féministe et abolitionniste Sojourner Truth. « Cette Histoire des Blancs je l’ai écrite en tant qu’historienne, pas en tant qu’afroaméricaine. Je suis noire, c’est un fait, mais « it’s not my job » », prévient-elle. Painter n’est pas issue des départements de whiteness studies et revendique un regard différent de celui de la plupart de ses collègues. « A travers leurs recherches, ils ont retracé leur généalogie : leurs grands-pères étaient juifs d’Europe de l’Est ou italiens… Ils commencent donc leur histoire des Blancs à la fin du XIXe siècle, le moment où leurs aïeux ont débarqué du bateau. Je voulais au contraire embrasser une histoire beaucoup plus large. »
A tel point que Nell Irvin Painter fait démarrer son livre… dans l’Antiquité. Manière de démontrer à quel point le concept de « race » est récent. « Contrairement à ce que croient des gens très éduqués encore aujourd’hui, les Anciens ne pensaient pas en terme de race », insiste Nell Irvin Painter. Les Grecs distinguaient les hommes en fonction de leur lieu d’origine ou du climat de leur région. Les Romains pensaient en terme de degrés de civilisation. Les Blancs ne sont donc pas les illustres et exclusifs descendants des démocrates grecs. « C’est le XIXe siècle qui a « racialisé » l’Antiquité, précise l’historienne. Des historiens de l’art, comme Johann Joachim Winckelmann notamment, s’en sont servis pour glorifier les Européens blancs, cette fois dans une perspective esthétique : « Nous n’avons pas seulement le génie de gouverner les autres, nous avons également toujours été les plus beaux. » Un tableau exposé au Boston Museum représente ainsi des Grecs beaux et blonds, dont même les montures sont blondes ! »
L’humanité a donc passé le plus clair de son temps à se passer des « races ». « Celles-ci sont nées au XVIIIe siècle dans les travaux de savants qui cataloguaient le monde entier : les plantes, les oiseaux, les rochers, les abeilles… et bientôt les êtres humains, dit encore l’historienne Nell Irvin Painter. Leur visée n’était pas raciste, mais chauviniste plutôt. Ethnocentriste. »
Il est une autre idée - fausse - qui a pour longtemps suggéré une différence d’essence entre les Blancs et les Noirs, « creusant définitivement un abîme entre eux », écrit Painter. Etre noir, ce serait avoir été esclave ; être blanc, serait donc ne jamais l’avoir été. Or des Blancs, rappelle-t-elle, furent longtemps esclaves ou serfs : les Vikings ont massivement déplacé les peuples européens, et au XIe siècle, au moins un dixième de la population britannique a été réduit en esclavage. « Partout où il y a des gens pauvres, il y a de l’esclavage. Si nous le relions aujourd’hui aux Noirs, c’est parce que la traite africaine a coïncidé avec le moment où ont émergé les théories racialistes. Avant, il n’y avait pas le « langage racial » pour « légitimer » ce phénomène. C’est important de le dire : cela montre que l’esclavage n’est pas un problème racial, c’est un problème de droits humains. »
« Discours embrouillés et changeants »
Dernière idée que cette Histoire des Blancs met en charpie : il n’y a jamais eu une « race » blanche bien définie. Construction sociale et imaginaire comme toutes les races, la « blanchité » n’a jamais été stable, mais au contraire le fruit de « discours embrouillés et changeants », explique Nell Irvin Painter. Au XIXe siècle, les Saxons étaient censés être des Blancs supérieurs aux Celtes (ce qui expliquera en partie le racisme des Américains descendants des Anglais envers les Irlandais). « L’histoire des Blancs américains n’a pas de sens si on ne parle pas des vagues successives d’immigration aux Etats-Unis. » Progressivement, les Irlandais, les Italiens, les Juifs d’Europe de l’Est, les Grecs… intégreront et construiront l’identité américaine. C’est ce que Painter appelle les « élargissements » successifs de la figure de « l’Américain ». L’ère Obama, en est la dernière étape. « Qu’on ait la peau noire ou brune, pourvu qu’on soit riche, puissant ou beau, on a désormais accès aux atouts et privilèges de la blanchité », conclut Nell Irvin Painter.
L’élection de Trump a représenté un point de bascule pour l’identité blanche, estime encore l’historienne : « Avant Trump, les Blancs se considéraient comme des individus. Les « races », les « communautés », c’était les autres : les Noirs, les Mexicains… Mais pendant sa campagne, le slogan « Make America great again » a été clairement entendu comme « Make America white again ». Et les Blancs, même ceux qui n’étaient pas des suprémacistes, se sont découverts blancs. »
Au fil de ses recherches, Painter a trouvé, bien sûr, l’origine du mot « caucasien ». Dans son cabinet d’anthropologue, Johann Friedrich Blumenbach, le savant de Göttingen, conservait des crânes. Il estimait que le plus « parfait » d’entre eux était celui d’une jeune fille géorgienne, une « caucasienne », qui fut violée et mourut d’une maladie vénérienne. Le terme « caucasien », qui devait devenir au fil des siècles le mot de ralliement de « Blancs » qui, dans le monde entier, se sentiront supérieurs, venait en fait d’une petite esclave sexuelle.
Sonya Faure
• « Whiteness studies » : il était une fois les Blancs…, Libération, 24 février 2019 à 18:16 :
https://www.liberation.fr/debats/2019/02/24/whiteness-studies-il-etait-une-fois-les-blancs_1711379
Histoire des blancs : Nous sommes tou.te.s des racisé.e.s !
HISTOIRE DES BLANCS de Nell Irvin Painter (éd. Max Milo, 2018)
Historienne américaine (Princeton), Nell Irvin Painter livre une somme remarquable qui met à mal les idées reçues sur les catégories raciales, et notamment les idéologies racialistes, indigénistes, ou décoloniales qui ont envahi actuellement les sciences humaines du Vieux Monde. Ecrire une « Histoire des blancs », et soumettre à l‘examen de la raison critique la notion de « blanchité », qui paraît tellement aller de soi (y compris à la plupart des Trissotins de « l’intersectionnalité »), voilà un point de vue aussi radical qu’éclairant.
Eh oui, de l’Antiquité à nos jours, plusieurs millénaires ont laborieusement construit « la fabrique du Blanc ». Le racialisme aux Etats-Unis, très largement méconnu sauf en ce qui concerne la distinction Blancs/Noirs (on est prié de dire « Africains-Américains »), occupe évidemment une place centrale dans les développements de l’ouvrage. Mais les interactions entre les idéologies du Vieux Continent et celles de l’illusoire « melting pot » étatsunien (tarte à la crème de nos manuels d’histoire et de géographie) ne sont en rien éludées. L’anthropologie occidentale des XIXe et XXe siècles a contribué massivement (jusqu’aux années 1970-80, mais ça continue en sourdine) à inventer de prétendus fondements scientifiques à de vulgaires préjugés sociaux : rien de nouveau depuis que les Grecs du VIe siècle avant notre ère « décrivaient » ceux qu’ils appelaient « les « Scythes » (nom générique donné à une catégorie de « barbares » -non Grecs- de l’Eurasie).
Pourquoi alors la quatrième de couverture de l’édition française se croit-elle obligée d’indiquer que l’auteur est « africaine-américaine », en contradiction totale avec le contenu de l’ouvrage ? C’est ignorer grossièrement la démarche des sciences humaines : la critique du racialisme serait-elle réservée à qui n’est pas « blanc » -concept totalement construit, montre le livre- ? C’est de surcroît ravaler l’historienne à son origine raciale, ce qu’elle-même déplore explicitement (p. 371), se félicitant au contraire que « les questions sur [sa] race semblent avoir très largement disparu, et [que]la curiosité se porte désormais sur [son] projet. »
Cet ouvrage de 28 chapitres, soit plus de 370 pages sans compter les notes dans sa version française (assez correctement traduite), est dense, très érudit, de lecture ardue -mais le savoir est à ce prix. Il montre d’abord les débuts de la construction de la « blanchité », de l’Antiquité à sa lecture sélective au XIXe siècle (les marbres grecs, devenus blancs, étaient peints à l’origine : ils n’en ont pas moins servi de « modèle de la beauté » au service du racialisme blanc). La « traite des blancs », du moins de ceux considérés comme « moins blancs » par des dominants « plus blancs que blancs », dura de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle -l’aurions-nous oublié ? « Couleur de peau », « caractère dégénéré », « tempérament » supposés des peuples réduits en servitude : les « différences » n’étaient construites que pour justifier l’esclavage. Au contraire, c’est la fin de la servitude qui a permis l’élargissement de la notion de blanc à des ethnies auxquelles elle était refusée : on se rappelle que le mot anglais « slave » vient de « Slaves », peuples incontestablement blancs à nos yeux d’aujourd’hui, mais grands fournisseurs d’esclave de l’Antiquité au Moyen-Age… puis de main d’œuvre méprisée dans le Nouveau Monde industriel.
Les constructions anthropologiques et sociologiques par couches successives de la « blanchité » sont détaillées remarquablement, et le lecteur français y découvrira beaucoup de noms inconnus –tel l’Allemand Blumenbach, inventeur en 1775 du mythe des « caucasiens »(1). Mais Mme de Staël, Tocqueville, et bien sûr les idéologues racistes français comme Gobineau ou Vacher de Lapouge, sont cités. La « craniométrie » (mesure de l’angle facial et des proportions du crâne) a servi de justification à de nombreuses et parfois contradictoires taxonomies (classements) des « races ». Plus récemment, la biologie a été appelée à la rescousse, pour définir trois, quatre, ou cinq races humaines. Elucubrations évidemment démenties par la génétique moderne : non seulement les races n’existent pas, mais aucun « phénotype » (apparence extérieure) n’est immuable, puisque l’environnement joue un rôle déterminant : rappelons-nous qu’homo sapiens fut à l’origine noir, et devint blanc en Eurasie !
Pour nous en tenir aux « races blanches », le modèle parfait en Angleterre et surtout aux Etats-Unis est « saxon », voire « teutonique », dolichocéphale (à crâne allongé), et parangon de « beauté » et de virilité. A l’inverse, les « celtes » (Irlandais, « Gaulois ») brachycéphales (à crâne court, ou rond), et surtout les « méditerranéens » (Italiens, Grecs) représentent des races inférieures. Le nazisme est l’héritier direct de cette anthropologie raciste et eugéniste, souvent d’origine européenne, mais adaptée et rebricolée en Amérique.
Aux Etats-Unis, l’idéal « saxon »(2) trouve son incarnation dans les WASP (« blancs anglo-saxons protestants »), descendants supposés des Pères-pèlerins du Mayflower (1620). Le reste des blancs comporte « trop de guano » (Emerson, 1851). L’histoire des Etats-Unis est ainsi revisitée par Nell Painter : sur un fond constant de racisme anti-Noir connu, prospère un « racisme inter-blancs », au rythme des vagues successives d’immigration. Certes, chaque « type inférieur » blanc fut tour à tour assimilé à « l’américanité », mais à quel prix ! Au cours de la décennie 1890, « plus de 1200 hommes et femmes », aussi bien noirs que blancs, furent lynchées.
La différence religieuse joua un rôle non négligeable, puisque les blancs catholiques (Irlandais, Polonais, ou Italiens) étaient tous considérés comme « de race inférieure », de même que les Juifs, au moins jusqu’à la fin du XIXe. L’auteur décrit ainsi une « haine anticatholique », plus meurtrière que celle liée à la couleur de la peau(3). Tous ces « sous-hommes » eurent en commun de venir alimenter « par le bas » la classe ouvrière américaine, concurrence favorable à la baisse salariale : d’où le racisme d’un syndicat comme l’IWW –Industrial Workers of the World. Nell Painter souligne tout au long du livre comment la « lutte des races » (ou des religions) reste un travestissement de la « lutte des classes ».
Les « pauvres blancs » du Sud partagent ainsi avec les Noirs, depuis les origines, le triste privilège d’être la cible du racisme : ils sont stigmatisés comme « dégénérés »(4). La stérilisation forcée des « dégénérés » de tout le pays fut menée officiellement de 1907 au milieu des années 1970. Cette politique héréditariste et eugéniste s’appuyait sur les « tests d’intelligence » pour désigner ses victimes. Les nouveaux immigrants y furent soumis à partir des années 1890… Méfiez-vous donc des tests de QI !
Première vague d’immigration massive non anglo-saxonne et catholique, les Irlandais subirent des violences constantes de 1840 à 1890 : pogroms meurtriers, incendies d’églises catholiques. La presse les caricaturait sous forme de singes, ou de personnages affreusement laids (contraires donc à la « beauté blanche »), et même équivalents aux Noirs. Mais ils finirent par être admis à la « blanchité » (avec les Allemands) à l’arrivée des autres vagues d’immigration (deuxième moitié du XIXe). Les Italiens, à partir des années 1880, furent les victimes suivantes du racisme xénophobe, auquel ils payèrent probablement le plus lourd tribut. Sacco et Vanzetti, exécutés en 1927 pour des meurtres supposés, avaient le double tort d’être italiens et anarchistes : la lutte des classes n’est jamais loin. Quant aux Slaves, aux Hongrois, aux Juifs de Russie et de Pologne, c’étaient également des « populations fétides et stagnantes en Europe », vouées aux travaux les plus pénibles et aux salaires les plus bas : le racialisme était au service du conservatisme social.
La crainte du « suicide de la race » (Théodore Rossevelt, président des USA de 1901 à 1909), qui n’est pas sans rapport avec les idéologies actuelles du « grand remplacement », visait essentiellement les immigrants blancs. Le racisme fondé sur la couleur maintenait de toute façon Noirs, Indiens et Asiatiques hors de la société dite « américaine ».
On ne saurait oublier l’antisémitisme, qui s’épanouit dans les années 1920, autour de personnalités comme Henry Ford (des automobiles), ou Charles Lindbergh (l’aviateur). C’est la deuxième guerre mondiale qui lui retira tout caractère présentable, puisque l’ennemi nazi en avait fait sa politique systématique. Néanmoins, les victimes du maccarthysme des années 50 furent souvent des Juifs progressistes ou communistes.
De même, la guerre permit l’inclusion des latino-américains (en 2000, ils constituaient la principale « minorité ethnique » des USA, devant les Africains-Américains). Mais au lendemain du conflit mondial (qui avait quand même vu la rafle et l’incarcération dans des camps de 110 000 Japonais vivant aux USA), la « blanchité » s’était tellement élargie que le problème majeur de la ségrégation des Africains-Américains apparut dans toute sa réalité. Le nationalisme noir (Malcolm X, les Black Panthers), en essentialisant « les blancs » dans une même haine politique, acheva de fédérer les différentes variantes de blanchité. « Le modèle blanc contre noir suffisait désormais comme schéma racial américain » (page 356). Mais ce n’était pas fini.
L’auteure décrit comment, à partir du milieu des années 1960, les références officielles aux « races » cèdent la place à « l’ethnicité », orientant la société Etatsunienne vers un multiculturalisme apparent. Son dernier chapitre fait litière, avec bonheur, des idéologies « racialistes » et de leurs prétentions scientifiques : très sérieusement documenté et actualisé, il mériterait à lui seul d’être cité in extenso.
Il reste que le racisme imprègne toujours profondément les mentalités américaines, et qu’il continue à sévir, sous une forme réellement « systémique », comme en témoignent les meurtres fréquents de citoyens Africains-Américains par la police. Manifestement, ni le multiculturalisme ni les inégalités compensatrices (positive action) n’apportent de solution. Sans prétendre donner au monde notre laïcité en exemple, nous sommes au moins fondés à rejeter comme hypocrites les leçons que le droit anglo-saxon (voir les conclusions contre la France du Comité des droits de l’homme de l’ONU) prétend donner à notre République laïque au nom des « droits humains ».
Que les » découpeurs de société en races » des nos campus français tentent de récupérer le travail de Nell Irvin Painter pour s’en prendre à l’universalisme républicain (qui ne serait que « le masque de l’homme blanc »(5)) révèle leurs limites intellectuelles . L’auteure insiste au contraire sur la spécificité américaine, qu’on ne saurait transposer telle quelle, et sur le rôle fondamental des rapports sociaux de domination, notamment de classe. Une belle leçon… à condition de savoir lire !
Charles Arambourou
Notes
1. Comble de l’ironie : les Tchétchènes du Caucase sont considérés aujourd’hui comme des « noirs » par les Russes !
2. Le bricolage fantaisiste de mythologies germaniques et nordiques qui servit à fabriquer l’imaginaire-type « saxon » a perduré dans le genre heroic fantasy, l’univers de Tolkien ou de Games of Thrones.
3. La mise au jour actuelle des abus sexuels –réels- dans l’Eglise catholique vient redonner vie à un vieux fantasme anticatholique remontant aux années 1830, objet de toute une littérature : la dépravation sexuelle des prêtres.
4. Voir, en 1972 encore, le film Délivrance de John Boorman
5. A propos de masque, prétendre interdire à des acteurs blancs de porter des masques noirs (représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne) ne relèverait-il pas de la « discrimination à l’emploi à raison de l’appartenance à la race » blanche ? Le « racisme anti-blanc » n’est-il qu’un mythe ?
• Ufal, 23 mai 2019 :
https://www.ufal.org/laicite/histoire-des-blancs-de-nell-irvin-painter-ed-max-milo-2018/?utm