Khartoum, Soudan. La soirée est bien avancée mais ils sont encore nombreux à occuper l’espace devant le quartier général de l’armée. Plusieurs syndicats sont présents et animent le rassemblement pendant que sur les vastes écrans installés par les manifestants s’affiche le visage d’Ayman Mao, un chanteur hip-hop qui doit se produire le lendemain.
Mêlée à la foule devant la tente de l’association des ingénieurs, nous retrouvons Roaa Ahmed. Elle manifeste contre le régime d’Omar Al-Bachir depuis février et a contribué à la création d’un comité de résistance dans le quartier de Street 60, dans l’est de Khartoum. Âgée de 20 ans, cette étudiante participe régulièrement à ces sit-in depuis qu’ils ont commencé, le 6 avril. Et son comité de résistance prévoit d’autres actions pour obliger les chefs militaires soudanais à rendre le pouvoir à la population civile, explique-t-elle.
“La révolution n’a pas encore triomphé. Nous voulons continuer à y travailler.”
Rooa Ahmed anime un des nombreux comités de résistance de la ville, ces rassemblements informels de citoyens qui se sont organisés à l’échelle des quartiers pour s’opposer au pouvoir du président Al-Bachir. Non-violents, ces groupes expriment pacifiquement leur opposition au pouvoir, par le biais de graffitis et de tracts.
Coordonner les manifestations
Le soulèvement qui a conduit au départ d’Omar Al-Bachir avec le coup d’État militaire du 11 avril a d’abord été organisé par l’Association des professionnels soudanais (APS), un réseau de syndicats indépendants, mais celui-ci manquait de relais sur le terrain. Les gens ont d’abord reçu des messages de l’APS via Facebook ou Twitter, puis ils se constitués en comités pour coordonner les manifestations.
Dès le premier appel à la mobilisation lancé par l’APS dans le quartier de Street 60 au début du mois de février, Roaa Ahmed a décidé de rejoindre le mouvement. Accompagnée d’une amie, elle s’est rendue au point de rendez-vous et a attendu plusieurs heures mais, ce jour-là, les participants n’étaient pas assez nombreux, et la manifestation n’a pas eu lieu.
“Le même jour, j’ai envoyé un message à un groupe d’étudiants de mon université sur Telegram pour leur demander de me répondre en privé s’ils habitaient dans les quartiers d’Arkweet ou d’Al-Mamoura”, explique-t-elle. Ils sont plusieurs à lui répondre, tous impatients de rejoindre le mouvement. Ensemble, ils décident alors d’organiser leur premier rassemblement dans une petite rue du quartier d’Arkweet.
“Je n’étais pas certaine que les gens viendraient, mais ils sont venus – et chacun a ramené au moins deux autres personnes avec lui, poursuit-elle. Pour des questions de sécurité, je ne leur ai envoyé le lieu de rendez-vous que deux heures avant l’heure dite.” Ce jour-là, ils n’étaient que 18 manifestants, mais ce premier rassemblement a encouragé les gens à participer. “La fois suivante, nous étions 32 et il y avait toujours plus de nouveaux visages”, poursuit-elle. Roaa Ahmed renouvelle l’opération pendant tout le mois de février et, chaque fois, le nombre de manifestants grandit. Le 28 février, ils sont tellement nombreux qu’ils débordent sur la route à trois voies qui part en direction du nord, vers Burri.
La résistance à l’échelle locale
Ils sont plusieurs comme Roaa Ahmed à avoir organisé ce genre de groupes lors du récent soulèvement, mais les premiers comités de résistance à Omar Al-Bachir remontent en réalité à 2013, à l’époque où les manifestations contre la fin des subventions pour le gaz et le carburant avaient été brutalement écrasées par les forces de l’ordre. La répression avait fait plus de 200 morts du côté des manifestants et des centaines d’autres avaient été arrêtés.
Après cela, les opposants au régime ont commencé à s’organiser en groupes de quartier, chacun généralement composé de trois à cinq personnes appartenant au même cercle social. Entre 2013 et 2016, bon nombre de ces groupes se sont rassemblés dans une sorte de coalition, le futur Comité de résistance soudanais, pour se soutenir mutuellement et organiser la résistance à l’échelle locale. Sur le terrain, leur action restait néanmoins limitée par crainte de nouvelles représailles des forces de sécurité.
À la fin de 2016, deux événements majeurs ont poussé ces groupes à améliorer leur organisation. En novembre, un groupe de militants a lancé un mouvement de désobéissance civile de trois jours. À peu près à la même époque, les médecins et pharmaciens du pays se sont mis en grève pour dénoncer la détérioration de leurs conditions de travail et la hausse des prix des médicaments.
Une campagne de graffitis
“En 2017, nous avons accéléré le mouvement. Nous nous sommes réunis et avons commencé à former des comités de résistance un peu partout dans la ville. Et nous avons mis en place un plan d’action”, raconte Khalid Fahmy, ancien membre de la direction du Comité de résistance. Aujourd’hui, le Comité de résistance soudanais est un corps constitué doté d’un collège de direction élu et de représentants dans de nombreuses villes du pays. Il a une page Facebook comptant près de 60 000 mentions “j’aime” et est également présent sur les pages individuelles de plusieurs villes. Il est signataire de la Déclaration pour la liberté et le changement [du 1er janvier 2019] qui présente la vision de l’APS, d’organisations de la société civile et de plusieurs partis d’opposition pour le Soudan.
Son action sur le terrain a commencé en 2017 avec une campagne de graffitis. Ses membres ont distribué des dizaines de milliers de tracts et pamphlets listant les difficultés des habitants en matière d’accès à l’eau ou concernant les saisies de terres décrétées par le gouvernement. “À l’époque, c’était dangereux de peindre des graffitis. La zone était surveillée pendant trois jours, et après il fallait enterrer les bombes de peinture”, se souvient Fahmy, qui est aujourd’hui guide touristique en Malaisie.
En décembre 2018, ils étaient un peu plus d’une trentaine de comités de résistance actifs à Khartoum, mais une fois que les gens ont commencé à descendre dans la rue, plusieurs cellules dormantes se sont manifesté et ont rejoint les comités établis. “Au fil du temps, nous avons accumulé des réserves de papier, de pneus et de bombes de peinture que nous avons commencé à utiliser pour soutenir d’autres groupes”, explique Fahmy.
Au service de la contestation
Gafaar Abdullhafeez, 30 ans, et Yasir Ghazi, 29 ans, se connaissent depuis leur petite enfance. Tous les deux habitent à Wad Nobawi, un vieux quartier du centre d’Omdourman, une ville voisine de la capitale, sise sur l’autre rive du Nil Blanc. Ses habitants ont participé en masse aux manifestations contre le gouvernement en 2013. Lorsque l’APS lance ses appels à la mobilisation des quartiers en février dernier, Abdullhafeez décide de passer à l’action et forme un comité avec des voisins. Ils se répartissent les tâches et commencent à se coordonner avec les quartiers voisins de Beit Al-Mall et Abou-Rouf.
Leur plan était simple. Si les manifestants rassemblés à Wad Nobawi commençaient à être en difficulté avec les forces de police et de sécurité, les comités des quartiers voisins avaient pour mission de descendre dans la rue pour faire diversion. “Nos trois quartiers formaient un ‘triangle de la terreur’ parce qu’on était coordonnés et qu’on se protégeait les uns les autres”, explique Abdhullhafeez.
Les deux hommes n’appartiennent à aucun parti politique, mais ils étaient mécontents de la situation du pays et approuvaient les revendications de l’APS. Ghazi a quitté son emploi pour mettre toute son énergie au service de la contestation tandis qu’Abdellhafeez n’est retourné au Soudan qu’en décembre après avoir perdu son travail en Arabie Saoudite. Aujourd’hui, il gère un commerce avec un ami, organise des meetings et prépare le calendrier des mobilisations. “J’aurais pu rester et chercher un autre travail, mais je voulais rentrer et je suis arrivé pile au bon moment”, dit-il.
Le quartier ciblé par les forces de sécurité
Leur comité n’était pas coordonné avec la grande coalition des groupes de résistance car ils craignaient que les forces de sécurité ne traquent les leaders de la contestation. “Au début, on ne se fiait qu’à des proches mais après la déclaration de l’état d’urgence [le 22 février décrété par le président déchu Omar Al-Bachir], nous avons commencé à nous organiser pour nous protéger. Comme on se faisait confiance, c’était plus facile de nous organiser”, explique Abdullhafeez.
Les manifestations ne cessant de se multiplier à Wad Nobawi, le quartier a fini par être ciblé par les forces de sécurité. Pendant quatorze jours d’affilée, le quartier a été arrosé de gaz lacrymogène, les soldats n’hésitant pas à les lancer à l’intérieur des maisons. Cela a été une période difficile, les deux hommes s’inquiétaient pour leurs proches habitant dans la zone. Ils décident alors de passer dans la clandestinité, d’utiliser un téléphone de secours et de changer régulièrement d’habitation. Ils craignaient que leurs propres familles ne leur demandent de cesser leurs activités, mais c’est l’inverse qui s’est produit.
“Nos familles et notre communauté au sens large nous ont plus que jamais soutenus, ils nous disaient de continuer parce que si on arrêtait, les choses ne feraient qu’empirer et le régime ne serait que plus brutal, explique Ghazi. Ce gouvernement nous a pris nos amis. Nos frères sont morts en cherchant à traverser la Méditerranée ou ils ont été tués pendant les manifestations de 2013. Nous étions décidés à mourir comme eux ou à leur rendre justice.”
Aljazeera English
Reem Abbas
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