Pour Michel Bonnin, « il y a de nombreux tabous, comme la Grande Famine et la Révolution culturelle, mais le plus grand de tous est le 4 juin ».
L’historien de la Chine rappelle dans Le Monde qu’après avoir maintenu sa version des faits, celle d’une « émeute contre-révolutionnaire » manipulée par les Américains, tout en niant les centaines de victimes, le régime chinois a fait machine arrière. « Lorsque le mensonge est trop gros, il peut se retourner contre son auteur, si bien que Deng Xiaoping a rapidement opté pour la censure totale et l’oubli imposé. »
Une censure qui s’applique aujourd’hui à Internet et aux réseaux sociaux : tous les termes, les images et vidéos liées à la date du 4 juin sont systématiquement bloqués. Pour l’historien, cette date constitue un tournant : « le massacre a mis fin à la période optimiste et résolument tournée vers l’avenir des années 1980, alors que le souvenir de la catastrophique Révolution culturelle poussait le pays vers la réforme et l’ouverture. » Un tournant opéré en dépit de l’opposition au massacre de nombreux militaires et membres du Parti, vers une nouvelle légitimité du régime par la combinaison du nationalisme autoritaire et de l’économie de marché.
Et même si le 4 juin n’est pas la seule cible du contrôle, il en reste « le symbole, et dans une large mesure la cause, car c’est la crainte d’un autre mouvement démocratique qui est à l’origine de la mise en place de l’énorme appareil de protection de la stabilité, qui coûte aujourd’hui à la Chine plus que le budget de la défense. » Un système tentaculaire, mobilisant toutes les ressources du Big data et des réseaux sociaux, de la reconnaissance visuelle ou de l’empreinte vocale, en vue d’attribuer un « crédit social », et que le juriste Teng Biao désigne dans les même pages Idées du Monde comme une forme de « totalitarisme technologique ».
Non sans relever la complicité des Occidentaux, en particulier les entreprises de l’économie numérique : Cisco, Microsoft, Intel, Apple et autres. « Yahoo ! a livré des informations sur ses clients à la police chinoise, entraînant leur condamnation. »
Des « intellectuels spécifiques »
Teng Biao, avocat et professeur de droit en Chine, exilé aux Etats-Unis depuis 2014 après avoir été arrêté et torturé, est une figure majeure du Mouvement de défense des droits, animé par les avocats et juristes chinois à partir des années 2000. Ce mouvement illustre la nouvelle forme de résistance des intellectuels chinois après le mouvement étudiant de 1989. Le sinologue Sebastian Veg la définit comme plus « concrète » : « leur domaine d’intervention est spécifique ». Ce sont les intellectuels _minjian, u_n mot qui signifie « parmi le peuple » :
Les historiens amateurs, qui reconstruisent un savoir sur le passé ; les documentaristes, qui enquêtent sur la société actuelle ; les avocats, qui cherchent à constituer un savoir citoyen, un savoir sur la politique ; et les journalistes ou blogueurs, qui contribuent à une nouvelle culture publique.
Dans les années 90, avant que l’État ne parvienne à verrouiller internet, un autre avocat, Yu Jianrong, a relayé sur son compte Weibo – l’équivalent chinois de Twitter – fort de plusieurs millions d’abonnés, les doléances des « pétitionnaires », ces Chinois déboutés du système judiciaire et qui se rendent à Pékin pour faire valoir leurs droits. Il a accumulé plus de 20 000 dossiers et milité pour une réforme du système, au moyen de rapports et d’interventions sur Internet.
Ces intellectuels ne sont pas dans une confrontation avec le pouvoir politique, mais mettent en avant des cas de victimes de décisions prises par le pouvoir.
Tiananmen, le tournant autoritaire
Dans une enquête très documentée et vivante, publiée au Seuil sous le titre La Chine sous contrôle Tiananmen 1989-2019, François Bougon confirme l’importance de l’événement dans le tournant politique et culturel opéré par la Chine contemporaine.
Le correspondant de l’AFP de 2005 à 2010 l’a observé en direct : dans ce pays à la culture plurimillénaire où le confucianisme refait surface, la résilience du pouvoir communiste n’est pas étonnante. « Tiananmen est le terreau – et le secret de famille – de la dictature qui se déploie sous nos yeux. » En axant sa politique de réforme sur le développement économique, Deng Xiaoping traçait la nouvelle ligne que ses successeurs, jusqu’à Xi Jiping suivront à la lettre.
Ce dernier en rajoute une couche sur la reprise en main idéologique : « il renoue dans ses discours avec des lieux-communs empruntés à l’imaginaire du parti des années 1950 ». De retour d’une balade sur l’Agora à Athènes, premier espace public européen « que tout éloigne de cette place Tiananmen sous contrôle », François Bougon constate que le pouvoir autoritaire chinois impose sa présence, pas seulement par l’achat du port du Pirée qui décharge les conteneurs de marchandises à destination du marché européen. Une exposition vante les inventions de l’Empire du Milieu – la boussole ou l’imprimerie… « Une histoire nationaliste sans recul, sans égard pour les autres cultures. »