L’animalisme est devenu un thème à impact politique depuis quelques décennies et prend de plus en plus de poids, en particulier dans les secteurs jeunes. Sous la bannière de la défense des animaux coexistent des organisations protectionnistes, des écologistes qui privilégient les écosystèmes à la défense des animaux non-humains ou des secteurs de l’animalisme plus essentialistes qui placent la vie des animaux avant tout, se créant un décalage entre ces secteurs de l’animalisme et les écologistes qui n’a pas cessé d’augmenter depuis des années.
Nécessité d’une perspective non individualiste mais collective comme alternative à l’approche consumériste
Dans un contexte comme celui-ci, il est essentiel de discuter comment intégrer cette thématique dans une organisation révolutionnaire. Ce que nous avons appelé « essentialisme » c’est l’orientation qui présente des problèmes plus théoriques et politiques, car elle risque de conduire à des politiques individualistes de deux manières : premièrement, parce que la défense de la vie prend la forme de la défense de chacun des êtres vivants, pas de la collectivité, et ensuite parce qu’il se traduit principalement par des comportements de contrôle et de direction de la consommation. À ce problème s’ajoute un second : il ne fait pas de distinction entre les sujets capables d’autodétermination, donc d’émancipation, et ceux qui en sont dépourvus.
La question des sujets animaux est l’un des fondements de cette problématique, dans la mesure où elle s’accompagne fréquemment d’une dérive essentialiste. Dans le débat sur l’animalisme et les positions possibles, il est toujours question de la valeur de la vie des êtres vivants. A priori, il n’existe en aucun cas une catégorisation des êtres vivants pouvant donner un « ratio » de valeur d’une vie. Il s’agit d’une discussion presque métaphysique qui ne produit presque rien et qui contribue à obscurcir le débat. Parallèlement à cela, le problème du besoin des êtres humains, de se nourrir et de gagner notre vie nous oblige d’une manière ou d’une autre à assumer une relation conflictuelle avec la nature, y compris les êtres vivants. Dans ce cas, l’important est de construire une position qui soit cohérente avec une politique révolutionnaire et de soutenir la vie, ce qui n’est possible qu’en se concentrant sur le collectif et en se fixant un objectif de société véritablement durable, mais aussi avec des connaissances scientifiques et sociales un minimum solvables, ce qui ne remplace aucune sensibilité dans la prise en compte des capacités de chaque espèce et de son impact écologique.
Ajustement à la tradition marxiste
Si nous essayons de traiter de l’animalisme d’un point de vue marxiste, il semble évident que la porte d’entrée est la théorie de la nature. Le concept de nature chez Marx est fondamental car il conditionne à la fois son anthropologie et sa théorie de la création de valeur. Il est important de rappeler que, conformément aux postulats matérialistes, Marx affirme que la nature est un cadre de réalité pour toute activité et une source de production de valeurs d’usage. La « matière naturelle et le travail » sont les éléments qui sous-tendent toute production, au-delà de cela, Marx avance que, dans sa production, l’homme ne peut agir que comme la nature elle-même, c’est-à-dire en changeant simplement la forme des matériaux. Plus encore :
« Ce travail de transformation est constamment soutenu par les forces naturelles. Le travail n’est donc pas la seule source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Le travail en est le père, comme le dit William Petty, et la terre, sa mère » (Marx 1975 : 53).
Dans ce passage, nous pouvons clairement observer l’importance de la nature en tant que réalité objective dans laquelle l’activité humaine est insérée, non seulement en tant que limite externe - qui serait établie par la présence de matière naturelle, mais aussi parce que les êtres humains ne peuvent produire qu’en imitant la nature. Et cette production est un échange, une médiation, comme spécifié ci-dessous, décrivant le travail en tant que processus dans lequel l’homme négocie, régule et contrôle son métabolisme avec la nature dans lequel l’être humain agit comme un pouvoir naturel (Marx 1975 : 215).
Ainsi, les bases les plus élémentaires de la conception du travail sont résolues en termes abstraits, en tant que moyen de satisfaire les besoins matériels. Évidemment, dans ces passages, Marx ne détermine pas ce que doit être le mécanisme concret par lequel la culture doit se développer, c’est-à-dire quelles sont les formes de vie permettant de satisfaire les besoins matériels de la survie, mais les éléments de base sur lesquels ils se construisent.
Le terme métabolisme, qui apparaissait déjà dans la citation précédente, est un autre élément clé pour construire une approche écosocialiste. Avec ce terme, Marx pose la relation que les êtres humains entretiennent, dans la mesure où ils en font partie, avec le reste de la nature. Dans ses premiers écrits, il semble défendre un horizon d’émancipation dans lequel des sociétés, libérées du capitalisme, établissent un rapport d’harmonie avec la nature ; cependant, le Marx mature opère avec une notion d’humains-nature en conflit. En effet, une anthropologie qui n’engendre pas un certain mysticisme doit supposer que les êtres humains ont besoin d’agir sur la nature objective pour obtenir leurs moyens de subsistance. C’est là que la notion de métabolisme société-nature acquiert sa pertinence, dans la mesure où elle désigne les relations établies par les sociétés pour répondre à leurs besoins, relations qui dépendent de la forme acquise par la nature et doivent s’adapter à leurs modèles de développement et de régénération.
La nature objective
Dans ce schéma théorique, la nature apparaît scindée en deux perspectives : la nature subjective et la nature objective, cette dernière faisant référence à la réalité naturelle dans la mesure où elle est vécue et perçue par les sujets humains en tant que cadre de vie des communautés, ainsi qu’autant qu’objet sur lequel se développe leur activité. C’est dans ce cadre, qu’il faut faire tenir une théorie sur la condition animale. Marx lui-même ne l’a pas développée, pas plus qu’il n’a développé une théorie que l’on pourrait qualifier d’écologiste alors même qu’il en a jeté les bases solides, mais il est possible de tirer quelques conclusions de ses approches.
La première et la plus évidente est que, pour Marx, les animaux ne font pas l’objet d’une considération particulière : dans la nature objective, aucune distinction n’est faite entre l’une ou l’autre classe d’entités, quelle qu’elle soit. Mais il y a deux points permettant de construire une position propre : premièrement, la question du conflit inhérent aux relations entre la société humaine et la nature, dans laquelle s’inscrivent les positions maximalistes de défense des animaux. D’autre part, la possibilité – reprise dans la théorie marxiste - de contrôler non pas la nature, mais la relation que nous établissons avec elle. D’une certaine manière, cela peut être énoncé de la manière suivante : nous ne pouvons pas ignorer notre besoin de fonctionner en tant que sujet historique agissant sur son environnement matériel, mais nous pouvons contrôler et diriger nos interactions avec cet environnement.
L’exploitation en tant que caractéristique dynamique du capitalisme
Puisque la nature est une source de valeurs d’usage et que ces valeurs, dans le capital, sont remplacées par des valeurs d’échange - mais seulement par le fonctionnement du capital, qui convertit la valeur en marchandise et la marchandise en fétiche - on peut conclure que l’exploitation de la nature objective découle naturellement de la dynamique de l’exploitation du capitalisme. C’est ici que se trouve le point d’union entre la critique de l’exploitation, traditionnellement faite par le marxisme soit la critique de l’exploitation de la force de travail, et la critique de l’exploitation animale. Ces deux réalités, qui correspondent à la nature objective et subjective, sont soumises à la même dynamique d’exploitation. Cela n’implique pas qu’il s’agisse de deux phénomènes comparables, car il existe des éléments différenciateurs mais l’origine de l’exploitation est la même.
Il y a aussi, ici, un parallèle avec le phénomène du capitalisme vert, qui pétend introduire des changements dans la dynamique de marché pour qu’il assume la réalité écologique et rende des comptes, et qui se heurte à un un obstacle évident : le capital ne répond qu’à la logique de l’accumulation et par conséquent, ne peut pas tenir compte d’objectifs tels que l’antispécisme ou l’ajustement écologique. Des modifications mineures peuvent être proposées afin de protéger certains aspects, mais dans le dernier cas, l’exploitation pour obtenir du profit est la caractéristique centrale du capitalisme. En d’autres termes, le capitalisme ne peut accepter une transformation qui mette l’exploitation de côté, car il cesserait alors d’être le capitalisme. S’il existe une option pour trouver des systèmes sociaux remettant en cause l’exploitation des êtres vivants, cette option passe par la suppression du capitalisme.
Marchandisation et spécisme
Ce sont donc les dynamiques d’exploitation du capital qui déterminent les formes d’utilisation des animaux, humains et non humains, bien que sous des formes différentes. Nous avons rappelé auparavant que, pour Marx, la création de richesses dépend de la nature autant que du travail, mais il est important de poser ici une question illustrée par le fameux passage des abeilles, qui, selon Marx, fait honte à l’homme pour sa perfection, mais ce qui différencie les créations humaines de l’activité des animaux non-humains, c’est que ces derniers peuvent développer dans leur esprit le projet qu’ils souhaitent réaliser ; ils peuvent le concevoir et le décider. Cela peut être interprété de deux façons : la capacité supérieure des êtres humains à imaginer, construire et décider les place dans une situation de force pour laquelle ils sont responsables, à un degré plus ou moins grand, des formes sociales d’exploitation ; et dans le sens contraitre, cette capacité supérieure fait que la soumission imposée par la vente du travail est plus grave, dans la mesure où elle subordonne la liberté plus complète que leur capacité intellectuelle supérieure leur donne.
Nous entrons avec cela dans la question du spécisme. Si nous avons déjà dit qu’il n’y avait aucune possibilité de discerner qualitativement les formes de vie, nous pourrions peut-être trouver une caractérisation plus ajustée de manière fonctionnelle. La différenciation que nous avons faite dans le paragraphe précédent sur la capacité de réaliser une projection intellectuelle qui caractérise l’être humain a été partiellement modulée par la recherche scientifique contemporaine mais, d’une manière générale, confirmée. Deux caractéristiques apparaissent systématiquement dans les études sur la cognition humaine et animale ; l’une d’entre elles est l’empathie, la seconde est la capacité de pensée abstraite. En ce qui concerne l’empathie et en laissant de côté les déformations ayant plus ou moins trait à la littérature de développement personnel, on peut la décrire comme la capacité d’un sujet à comprendre les états mentaux d’autres sujets, cela peut sembler élémentaire, mais en réalité, c’est une capacité qui était traditionnellement attribuée exclusivement à l’être humain. Récemment, des études telles que celle de Frans de Waal - mais également d’autres auteurs prestigieux tels que Tomasello ou Ferrari - ont démontré qu’il existait des formes d’empathie évolutive chez les animaux tels que les primates supérieurs et certains autres mammifères supérieurs. Cette capacité est liée à la reconnaissance de soi, à l’élaboration de jugements, d’aspirations sociales ou de normes, elle est donc d’une importance fondamentale. En ce qui concerne la capacité de pensée abstraite, elle s’applique avant tout aux pratiques cognitives permettant de reconnaître d’autres sujets à différents moments de la vie, de reconnaître des espaces ou de se projeter dans le futur. La capacité de décider, d’élaborer des stratégies complexes et des plans élaborés se construit sur ces deux caractéristiques – les chimpanzés et bonobos sont capables de stratégies simples, à condition qu’elles soient répétitives et n’impliquent pas beaucoup de sujets. Nous pouvons tirer de cela des conclusions intéressantes sur la relation des sociétés animales humaines et non humaines. Outre des réflexions très spéculatives, les sujets humains et non humains se distinguent par leur capacité à diriger leurs propres vies. Bien que nous ne devrions pas soutenir la vision de la science et de la philosophie traditionnelle sur la dépendance totale vis-à-vis des instincts, il est vrai que les animaux ne peuvent pas prendre de décisions complexes ni décider de leur propre avenir. Nous ne pouvons donc pas les considérer comme des sujets politiques. Cependant, à partir de là, on ne peut ni ne doit dévier vers une défense du spécisme. Dans certaines limites, les animaux humains et non humains partagent une histoire évolutive et il serait ridicule de prétendre qu’il existe entre eux un fossé absolu : les animaux humains peuvent vivre une vie agréable ou des souffrances et, par conséquent, rien ne justifie une exploitation aveugle produisant de la douleur. D’autre part, la condition animale des êtres humains et leur dépendance vis-à-vis de la nature dans l’obtention de moyens de subsistance reste un élément inévitable de la discussion. Un antispécisme valorisant la vie de tous les animaux en acceptant le conflit latent entre les différentes formes de vie semble être l’option la plus solide.
La prise en compte des animaux non humains
Jorge Riechmann a défendu la capacité de ressentir la douleur des animaux (Un monde vulnérable, éd. Cataract) et a évoqué la formule « ne pas endommager ce qui peut être endommagé ». Cette formule nous place dans l’alternative de la survie de tous les êtres. Ci-dessus, nous avons montré la relation entre tous les êtres dans l’exploitation capitaliste, et nous pensons avoir démontré l’illégitimité de l’utilisation de toute vie à des fins mercantiles. Parallèlement, nous avons rappelé la condition de l’être humain en tant qu’être dépendant de la nature, mais il est évident que ceci n’exige pas l’exploitation animale systématique que le capital impose actuellement, en traitant toute forme de vie en tant qu’objets de reproduction commerciale. Les êtres humains n’ont pas besoin de consommer de la viande issue d’élevage et peuvent remplacer leur apport en protéines par d’autres aliments. Cependant, l’élimination la consommation d’aliments d’origine animale peut difficilement être compensée sans intrants chimiques, ce qui force à des productions écologiquement agressives qui nuisent à l’être humain et provoquent la mort ... d’animaux non humains. L’équilibre est difficile à établir, mais il semble clair que l’intuition de Marx sur le conflit des sociétés humaines et de la nature persiste. Ce qui est important, c’est d’apporter aux êtres humains les capacités cognitives – et morales, et politiques- pour contrôler les dommages causés au sein de cette relation conflictuelle. Après tout, cela serait un contrôle du métabolisme de la société de la nature.
Diminution de la consommation, centralité de la vie, prise en charge et renversement de la marchandisation de la vie
Le déclin de la consommation et l’élimination de pratiques alimentaires particulièrement nocives pour l’être humain ne constituent pas un horizon réalisable sans un contrôle collectif de l’activité humaine. Sans sous-estimer les pratiques de consommation, qui ont une valeur morale évidente, seule une transformation sociale et politique peut permettre un ajustement adéquat des écosystèmes contre la mort gratuite d’animaux non humains, la souffrance générale et la crise écologique.
Cela est d’autant plus juste dans la situation actuelle, de crise écologique et de mise à mort généralisée d’animaux dans des conditions innommables. L’augmentation de la production et de la consommation qui a entraîné l’expansion du capital a clairement établi que la croissance indéfinie de la production de biens matériels n’entraîne aucun bénéfice pour l’émancipation des sociétés, ni ne peut être maintenu dans le cadre écologique ni des vies non humaines. Une forme de société qui contrôle ses relations avec la nature non humaine et avec sa propre organisation sociale doit passer par le dépassement du capitalisme.
Alvarez Galan