Quand Hong Kong a été « rétrocédée » à la République populaire de Chine en 1997, mettant fin à un siècle et demi de colonisation britannique, la Chine s’est engagée à y maintenir la formule « un pays, deux systèmes » (capitaliste et socialiste) et un « haut degré d’autonomie » dans tous les domaines sauf la défense et les affaires étrangères, pour au moins cinquante ans, soit jusqu’en 2047.
Alors qu’on approche du point de mi-parcours (en 2022), Hong Kong vient de connaître un nouvel épisode de manifestations d’une ampleur sans précédent. Celles-ci sont parvenues à faire reculer le gouvernement local sur un projet de loi qui aurait autorisé les extraditions vers la Chine, mettant en péril la sécurité juridique du territoire. La société civile hongkongaise marque ainsi son attachement fort à l’État de droit (rule of law), véritable pierre angulaire de l’identité hongkongaise, aussi bien sur le plan des valeurs que comme fondement de la prospérité de la ville.
Ces deux manifestations (1 million de personnes le 9 juin et 2 millions le 16 juin, sur 7 millions d’habitants) s’inscrivent dans une série de mobilisations qui peuvent servir de fil conducteur à l’histoire récente de Hong Kong. Après la signature de la Déclaration conjointe sino-britannique en 1984, beaucoup de Hongkongais, bien que préférant un théorique mais impossible statu quo, se résignent au retour à la Chine. Ils n’ont jamais été consultés en tant que tels sur leur avenir, même si certains représentants plus ou moins locaux sont inclus dans les délégations britannique et chinoise. Mais aucun élu hongkongais (il y avait à l’époque des élus dans des instances locales) n’a pu officiellement faire entendre le point de vue de la société hongkongaise.
Hong Kong est une colonie un peu à part, puisque la Chine n’a jamais voulu reconnaître ce statut, afin d’éviter toute possibilité d’invoquer un principe d’auto-détermination.
Pourtant, le camp démocrate, qui entretient des liens avec le mouvement anticolonial, s’est rangé derrière la formule « réunification dans la démocratie » qui fait le pari d’une sortie de l’administration coloniale qui peut permettre à Hong Kong de servir d’aiguillon à une évolution de la Chine vers la démocratie. Hong Kong est une colonie un peu à part, puisque la Chine n’a jamais voulu reconnaître ce statut, afin d’éviter toute possibilité d’invoquer un principe d’auto-détermination. Quand le gouvernement travailliste anglais a voulu donner plus d’autonomie au territoire dans les années 1950 en vue d’une possible auto-détermination (comme à Singapour), il s’est heurté à des menaces de Zhou Enlai, alors premier ministre. Plus tard, en 1972, la Chine populaire insiste même pour que Hong Kong soit retiré de la liste des territoires à décoloniser tenue par l’ONU, avant de prendre la place de la République de Chine dans l’organisation.
Quoi qu’il en soit, l’idéal de décolonisation harmonieuse débouchant sur une réunification avec une Chine démocratisée s’effondre lors de la répression sanglante du mouvement pour la démocratie de 1989, qui a suscité à Hong Kong une mobilisation sans précédent. C’est alors, le 21 et le 28 mai 1989, qu’ont lieu les premières manifestations de masse sur le territoire, avec 1 million et 1,5 millions de Hongkongais qui défilent dans les rues, puis le dimanche 4 juin, après le massacre, un sit-in de 1,5 millions de personnes. Cet événement marque le début d’une période trouble, d’angoisse croissante à l’approche de la rétrocession, qui provoque une émigration importante vers d’autres territoires de langue anglaise.
Les premières années après la rétrocession se sont déroulées dans un calme relatif. Mais dès 2003 a lieu une nouvelle mobilisation contre un projet de loi transposant en droit local le crime d’atteinte à la sécurité de l’État. Cette disposition, inscrite à l’article 23 de la loi fondamentale de Hong Kong, promulguée par la Chine en 1990, a été ajoutée in extremis dans la Basic Law après les événements de 1989. L’argument de Pékin est que Hong Kong ne doit pas servir de base pour subvertir le pouvoir chinois. Mais en 2003, 500 000 personnes défilent et font reculer le premier gouvernement post-rétrocession. Le premier chef de l’exécutif, CH. Tung, démissionne moins de deux ans plus tard et le projet de loi est ajourné sine die.
Cette série de mobilisations montre comment s’est instauré un régime d’équilibre instable entre un gouvernement local sous l’étroit contrôle de Pékin et une société civile extrêmement développée et bien organisée, avec une forte culture associative et mobilisationnelle. À certains moments-clés, elle intervient directement dans le débat politique, faute de pouvoir se faire entendre dans les urnes.
Parmi les promesses complexes faites en préparation de 1997 figure en effet la démocratisation du territoire. Les Britanniques avaient toujours soigneusement évité d’introduire la démocratie à Hong Kong : les premiers députés élus au conseil législatif au suffrage indirect datent de 1985, et les premières élections au suffrage direct de 1991. Chris Patten, le dernier gouverneur (1992-1997) a tenté d’accélérer la démocratisation en réponse aux craintes suscitées par 1989, mais les réformes entreprises en 1995 (une majorité de députés élus, assouplissement de la loi sur les troubles à l’ordre public) ont été décriées par les autorités chinoises et annulées après 1997. La démocratisation complète du conseil législatif (40 députés élus sur 70 aujourd’hui) et l’élection du Chef de l’exécutif au suffrage universel, pourtant inscrits comme objectif ultime dans la loi fondamentale, ont fait l’objet de réinterprétations restrictives par l’Assemblée nationale populaire à Pékin, gardien ultime de la constitution hongkongaise.
À nouveau, en 2014, le gouvernement chinois cherche à se débarrasser de son obligation constitutionnelle de démocratiser le mode d’élection du Chef de l’exécutif et propose une élection au suffrage universel parmi deux ou trois candidats choisis par un comité contrôlé par Pékin. En réponse est déclenché le mouvement des parapluies, qui occupe pendant 79 jours les artères principales autour des bureaux administratifs du territoire. Si la mobilisation ne parvient pas à obtenir un mode d’élection plus démocratique, elle permet au moins le rejet du projet conçu par Pékin.
Ces dernières années, Pékin est intervenu plusieurs fois dans le cadre légal pour édicter des « interprétations » de la loi fondamentale, à effet rétroactif.
Les libertés fondamentales bénéficient d’une protection constitutionnelle plus forte, avec l’inclusion de références aux diverses conventions de l’ONU dans la loi fondamentale de Hong Kong. Au cœur du dispositif, la justice hongkongaise, autonome du pouvoir politique, continue à opérer selon les principes de common law, et dans presque tous les cas, peut statuer en dernière instance. La Cour finale d’appel, tribunal suprême du territoire, comprend des juges non-permanents détachés depuis d’autres territoires avec un système de common law.
Au cours des dernières années, ces dispositions ont toutefois commencé à être écornées. Non que Pékin ou le gouvernement hongkongais fassent directement pression sur les juges. Mais Pékin est intervenu plusieurs fois dans le cadre légal pour édicter des « interprétations » de la loi fondamentale, à effet rétroactif. L’une d’entre-elles a servi en 2016 à disqualifier 6 députés élus au suffrage universel, au prétexte que leurs serments au conseil législatif, non conformes, mettaient en doute la souveraineté chinoise sur le territoire. Le parquet de Hong Kong, directement soumis à la hiérarchie du ministère de la justice local, a pris une position de plus en plus dure, faisant systématiquement appel de toutes les peines non carcérales prononcées par les juges dans les procès liés au mouvement des parapluies de 2014. Suite à l’apparition d’un petit groupe d’indépendantistes en 2016, leur parti politique a été interdit et un journaliste étranger s’est vu refuser un nouveau visa après avoir modéré un débat avec leur représentant.
Il est donc difficile de nier que la Chine, sans complètement faire fi des accords qu’elle a signés, cherche à en donner l’interprétation la plus restrictive possible. Certains responsables chinois ont même déclaré que, suite à la rétrocession, la déclaration conjointe sino-britannique de 1984 (pourtant déposée comme traité à l’ONU) était devenue caduque, un simple « document historique ». Dans un livre blanc sur « La pratique d’un pays deux systèmes » publié en 2014, juste avant le mouvement des parapluies, les autorités chinoises ont forgé un nouveau concept, la « souveraineté exhaustive » (compréhensive jurisdiction) de la Chine à Hong Kong, en vertu de laquelle la souveraineté et le principe d’« un pays » doivent toujours prendre le pas sur l’autonomie et « deux systèmes ».
Il est vrai que la Chine a beaucoup changé depuis les années 1980 et même les années 1990. Si à l’époque, la plupart des observateurs plaçaient de grands espoirs dans sa démocratisation progressive, elle est aujourd’hui devenue une dictature « résiliente » qui va jusqu’à promouvoir activement un modèle de gouvernement alternatif à celui des démocraties libérales. L’économie socialiste a disparu au profit du capitalisme, même s’il reste sous le contrôle du Parti communiste. En ce sens, le « système » de la Chine s’est adapté à celui de Hong Kong, sans pour autant se démocratiser.
La formule « un pays, deux systèmes », était à l’origine envisagée pour faciliter un retour de Taiwan dans le giron de Pékin, pour lequel Hong Kong devait servir de modèle. Mais avec la démocratisation de Taiwan et la prise de distance de la population locale avec la « République de Chine » (toujours le nom officiel de Taiwan, hérité du Parti nationaliste qui s’est installé sur l’île en 1945, puis s’y est complètement replié en 1949), cette formule ne jouit aujourd’hui plus d’aucun soutien à Taiwan. Le cas de Hong Kong fait ainsi figure de repoussoir à tout rapprochement avec Pékin pour la population taïwanaise, qui s’est rassemblée autour d’une nouvelle identité démocratique et où la culture chinoise n’est plus qu’une référence parmi d’autres.
Les élites d’affaires de Hong Kong ont fait le choix de Pékin, mais la société civile sert de contrepoids politique.
Mais Hong Kong a également beaucoup changé au cours de cette période. Société coloniale en partie « dépolitisée » dans les années 1970 et 1980, où l’identité locale commence à se constituer surtout autour d’un mode de vie, d’une culture de consommation et d’une industrie des loisirs en cantonais (musique Cantopop, cinéma, séries tv), Hong Kong est devenue à partir de 1989, et plus encore après 1997, une société civile extrêmement organisée et mobilisée. Avec le mouvement des parapluies, une nouvelle identité hongkongaise est apparue, qui n’est pas simplement celle de la culture de consommation mêlée à une identification avec la Chine culturelle éternelle (détachée de tout régime politique).
L’identification locale repose désormais sur une forte identité civique, reliée à la démocratie et à l’État de droit, qui remet en cause l’identité culturelle panchinoise quand celle-ci ne s’accorde pas avec les idéaux civiques des Hongkongais. La communauté hongkongaise quasi-démocratique est plus signifiante pour la plupart des jeunes nés à partir des années 1990 que les traditions chinoises que Hong Kong avait su préserver du communisme qui sévissait en Chine continentale.
Ainsi s’est mis en place un équilibre instable depuis 2014. Pékin cherche à affaiblir l’autonomie de Hong Kong, sans doute avant tout pour des raisons internes, équivalentes à celles qui justifient la répression des dissidents, des bloggeurs ou des religions souterraines. La démocratisation institutionnelle est bloquée. Les élites d’affaires locales ont fait le choix de Pékin après avoir loyalement servi l’administration britannique. Mais la société civile, de plus en plus développée et de mieux en mieux organisée, sert de contrepoids politique à Pékin, et de garant en dernière instance des libertés politiques fondamentales qui constituent le cœur de l’identité hongkongaise.
Sebastian Veg
HISTORIEN, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’EHESS