Dans l’ancienne colonie britannique, le taux de suicide des 15-24 ans a bondi de 76 % entre 2012 et 2016. Et les tensions actuelles ne font qu’accroître le malaise des jeunes, dont les perspectives sont obstruées par le poids des inégalités et le coût du logement.
Sans horizon, la jeunesse hongkongaise étouffe dans la jungle urbaine
« Nous réclamons le retrait total de la loi d’extradition, la libération des manifestants emprisonnés, la démission de la cheffe de l’exécutif, une enquête sur les exactions de la police. J’échange ma vie pour combler les vœux de deux millions de personnes. S’il vous plaît, tenez bon. »
Deux jours avant la manifestation de lundi qui a réuni des centaines de milliers de personnes, Lo, 21 ans, a écrit ces phrases en idéogrammes rouges sur le mur de l’escalier de son immeuble. Puis elle a sauté du 24e étage.
Ce drame est symptomatique du sentiment général d’« ultime bataille pour la liberté » qui anime les opposants à une loi qui mettrait fin de facto aux droits fondamentaux dont jouit l’ancienne colonie britannique depuis sa rétrocession à la Chine le 1er juillet 1997, il y a tout juste vingt-deux ans.
Le 9 et le 16 juin, un puis deux millions de personnes, soit un quart des 7,4 millions d’habitants, sont descendues dans la rue. Depuis, les étudiants enchaînent avec ferveur meetings, actions éclair, sit-in, et maintiennent la pression sur les autorités.
Car le geste de l’étudiante en musique est aussi révélateur du malaise profond de la jeunesse hongkongaise. « C’est tellement triste. Nous sommes en train de perdre la jeunesse. On se sent tous totalement désespérés, nous perdons confiance dans la société et le gouvernement, ce qui ne devrait pas arriver dans une société moderne », confiait un jeune homme lors d’une veillée organisée dimanche soir.
Selon une étude du Hong Kong Medical Journal publiée en septembre 2018, plus des deux tiers des étudiants ont déjà ressenti des symptômes sévères de dépression, et la moitié d’entre eux souffrent d’anxiété.
Conséquence tragique : alors que le taux de suicide dans la population générale est en baisse, celui des jeunes de 15 à 24 ans a bondi de 76 % entre 2012 et 2016.
Avec une majorité de la population qui vit dans des immeubles de grande hauteur, se jeter dans le vide est une méthode de suicide courante, tout comme la combustion de charbon de bois pour produire du monoxyde de carbone. Le problème est si aigu que, dans les principaux grands magasins, les sacs de charbon ont été retirés des rayons et placés dans une zone surveillée. Et les quais du métro sont protégés par des portes.
Le mal-être juvénile commence tôt. Dès 9 ans, les enfants, soumis à un régime strict de cours et d’activités extrascolaires, atouts indispensables pour entrer dans les meilleures universités, connaissent une chute vertigineuse de leur sentiment de bien-être.
La pression continue à monter ensuite, avec 14 % des enfants des classes populaires déclarant un stress de 10 sur une échelle de 1 à 10.
Ensuite, selon une étude du service social Baptist Oi Kwan de 2018, plus de la moitié des 331 000 lycéens hongkongais montrent des signes de dépression pendant leurs études secondaires.
« Maisons cages »
A la pression scolaire, que l’on retrouve dans d’autres pays d’Asie comme la Corée du Sud ou le Japon, s’ajoutent des facteurs de mal-être typiquement hongkongais.
L’archipel, situé à l’extrémité sud de la Chine, est un des territoires les plus densément peuplés au monde avec 6 357 habitants/km2. La géographie du territoire est, il est vrai, singulière : 40 % des 1 106 kilomètres carrés sont classés en réserve naturelle. Les plages tropicales et les montagnes recouvertes d’une jungle dense côtoient des forêts de tours de 50 étages, parfois posées à quelques mètres les unes des autres.
Les plus riches vivent dans des lofts en haut des gratte-ciel ou dans des maisons perchées sur les flancs des montagnes.
Conséquence des prix du logement qui ont explosé ces dernières années, les plus pauvres s’entassent, eux, dans des appartements exigus et surpeuplés qui ne voient jamais le soleil, dans des « maisons cages » où la famille vit dans des lits superposés, voire dans des « capsules », de simples alcôves dans des espaces communs.
« Un des problèmes les plus aigus de Hongkong est le manque d’espace, explique Paul Yip, directeur du Centre de recherche et de prévention sur le suicide de l’université de Hongkong. Environ 55 % de nos habitations font moins de 46 m2. Mais beaucoup de gens vivent dans des « appartements subdivisés », soit des chambres de 9 m2 environ.
Même à l’extérieur, tout est congestionné, il n’y a pas assez de terrains de sport, pas assez d’espace pour jouer, se faire des amis. Cela affecte la santé mentale des jeunes. » Quand il faut débourser 1 700 euros pour une studette, aucune possibilité de prendre une chambre d’étudiant.
Et même une fois mariés, beaucoup de jeunes adultes doivent rester vivre chez leurs parents, avec leurs frères et sœurs, qui eux-mêmes ont parfois des enfants, ce qui génère des conflits familiaux sévères. Et ce même si la tradition asiatique accepte plus facilement la cohabitation de plusieurs générations. « Hongkong est une société postindustrielle, où en général les enfants quittent le foyer. Or, environ 80 % des jeunes restent jusqu’à 30 ans au domicile familial », précise Eric Florence, directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine à Hongkong.
« Privilégiés favorisés »
« Les prix prohibitifs du logement sont une source majeure de tension dans la société, confirme Linda Chelan Li, professeure de sciences politiques à l’université de Hongkong. Cela est dû en grande partie à une offre insuffisante de terrains et au manque de logements sociaux abordables. C’est la conséquence d’une accumulation de politiques sociales inadaptées au cours de la dernière décennie. »
Le système immobilier hongkongais, aux mains de quelques familles richissimes et de groupes du BTP chinois, se trouve dans une impasse. Les listes d’attente pour les logements sociaux sont infinies, et même le parc immobilier subventionné commence à être inabordable pour la classe moyenne. Ce qui énerve le plus les habitants, c’est que le système perdure avec la bénédiction du gouvernement local, qui tire 30 % de ses recettes fiscales de l’immobilier.
« Le système hongkongais favorise les privilégiés, ceux qui sont déjà propriétaires et qui, en moyenne, sont des gens assez vieux. Le logement est excessivement cher.
Une blague circule qui dit que les gens ne peuvent même pas s’offrir un motel pour faire l’amour », se désole un jeune homme qui occupait dimanche soir les environs du LegCo, le Parlement local.
Faute de logement décent, avoir une vie sexuelle est devenu un casse-tête. Les couples louent des chambres d’hôtel à l’heure, squattent les dortoirs de la fac. Lors des manifestations, tous les jeunes rencontrés témoignent de leur colère, voire de leur désespoir face à cette situation et à la hausse galopante des inégalités.
Les habitants qui possèdent plus de 20 millions d’euros accaparent à eux seuls 47 % des richesses du territoire.
D’un côté, des places de parking se vendent 250 000 euros, et des appartements sur l’île de Hongkong trouvent preneurs à 140 000 euros le mètre carré.
De l’autre côté, la pauvreté touche 1,38 million de personnes, soit un cinquième de la population. Et le taux de pauvreté des étudiants et des jeunes diplômés qui travaillent pour rembourser leurs études est en constante augmentation.
« Plusieurs recherches montrent que, au cours des dix dernières années mais surtout depuis le mouvement des parapluies, en 2014, le niveau d’insatisfaction est devenu encore plus élevé parmi les jeunes, en particulier ceux qui ont fait des études supérieures, reprend Eric Florence.
Environ 80 % des 18-30 ans se disent insatisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Hongkong est une des villes les plus chères au monde, et la situation s’aggrave. Les revenus des plus diplômés stagnent depuis 2003, voire diminuent en valeur relative. Après des études supérieures, nombreux sont ceux qui ne peuvent qu’espérer gagner 1 350 à 2 000 euros.
C’est largement insuffisant. Il y a un décalage énorme entre la pression sociale, l’obligation de réussite individuelle et la réalité. L’ascenseur social est bloqué et une partie importante de la jeunesse ne peut plus se projeter dans l’avenir. »
Une des seules choses auxquelles se raccroche la jeunesse hongkongaise est la liberté dont elle jouit comparativement aux jeunes Chinois du continent. Sur l’archipel, pas de censure des réseaux sociaux, l’expression et la presse sont libres, on a le droit de manifester.
La proposition de loi qui autoriserait l’extradition des Hongkongais vers la Chine continentale, et donc les mettrait à la merci d’une justice arbitraire, corrompue et aux ordres du pouvoir politique, a logiquement mis le feu aux poudres.
« Les gens se réveillent, constate Candice, 24 ans, professeure de sport. Si la loi passe, tout va devenir dangereux. On ne pourra plus dire ce que l’on pense. On devra faire attention à tout. Comme le gouvernement ne nous écoute pas, ces manifestations sont notre dernière chance pour sauvegarder notre identité et notre liberté, tout ce qui fait la spécificité de Hongkong. »
Répression violente
La poursuite du mouvement est une occasion unique pour des jeunes à fleur de peau de vivre intensément et loin des contraintes habituelles depuis la fin des examens, dans de joyeuses assemblées populaires où garçons et filles se mélangent.
Avant même les événements de ce lundi, la répression violente d’une manifestation pacifique autour du LegCo, le 12 juin, qui avait fait 80 blessés, a provoqué un traumatisme. Lors de la manifestation pour le G20, mercredi, des adolescents étaient en larmes lorsque la foule chantait Ecoutez la voix du peuple, hymne du mouvement tiré de la comédie musicale des Misérables.
Dans ce contexte, le suicide de Lo, samedi, fait craindre une multiplication d’actes désespérés.
« Nous avons fait appel à tous les médias et aux organisateurs des manifestations pour demander de ne pas montrer l’acte de Lo comme un acte héroïque, pour que sa mort ne soit pas récupérée et qu’on n’en fasse pas une martyre politique », alerte Paul Yip.
Dimanche, une autre jeune fille s’est jetée d’un immeuble. Aucun site d’information n’en a parlé. Mais elle était dans tous les esprits des manifestants.
Laurence Defranoux Envoyée spéciale à Hongkong