Die Welt : M. Raickman, à quoi ressemble aujourd’hui la situation dans les deux camps de Zintan et Garian [au sud de Tripoli], que vous avez visités pour la première fois il y a quelques semaines ?
Julien Raickman : Ce à quoi nous avons été confrontés lors de notre première visite à Zintan est inconcevable – et nous parlons là de camps officiels [et pas des camps tenus par des miliciens, où les conditions sont encore pires]. Six cents personnes y étaient entassées dans un hangar. Elles disposaient en tout de trois toilettes, beaucoup devaient uriner dans des seaux. Là où les gens dorment, le sol est jonché d’excréments.
Comment ont réagi les gens en vous voyant arriver ?
Les réfugiés de Somalie, d’Érythrée et d’Éthiopie nous ont raconté que c’était la première fois en sept mois que les gardiens ouvraient la porte du hangar. Depuis des semaines, certains ne se nourrissaient que de pâtes, deux fois par jour, rien d’autre. Mais le pire, c’est la situation médicale.
Les gens sont-ils malades ?
Des cas de tuberculose se sont déclarés. Depuis septembre, dans les deux camps, 22 personnes sont mortes. Ça fait deux morts par mois. C’est surtout dans le camp de Garian que la situation est catastrophique : là, derrière de hautes clôtures, il y a 29 personnes gravement malades qui devraient être transférées d’urgence dans des établissements médicaux du Haut-Commissariat pour les réfugiés, l’UNHCR. Mais à cause de la guerre, c’est pour l’instant impossible en Libye.
Concrètement, quel est l’impact de la guerre sur la situation des migrants ?
Le camp de Garian est situé à proximité du front, pendant un temps, il s’est même retrouvé au milieu des combats. C’est vraiment dangereux de se déplacer en voiture dans les rues. Et il y a un autre problème : même sans conflit armé, nous ne pourrions pas pour l’instant transférer ces malades dans le camp d’évacuation et de déplacement de l’UNHCR au Niger voisin, parce qu’il est déjà plein à craquer. Les pays d’Europe ont promis d’accueillir les gens qui s’y trouvent – il est temps qu’ils le fassent, et en grand nombre ! En fait, ils contribuent indirectement à aggraver encore la situation en Libye.
La classe politique européenne est-elle informée de ce qui se passe actuellement en Libye ?
Une fois encore, soyons clairs : la Libye est un pays en guerre. Nous devons sortir ces gens du pays. De mon point de vue, il y a trois choses importantes. Premièrement : les gouvernements européens doivent enfin tenir leurs promesses et accueillir les réfugiés des camps. Deuxièmement : il faut nettement augmenter le nombre de places accordées aux réfugiés venus directement de Libye. Troisièmement : nous devons cesser de contribuer à ce que les gens qui ont tenté de traverser la Méditerranée soient rejetés dans cet enfer. Nous pourrions faire tant de choses, on ne parle pas de centaines de milliers de personnes, mais de quelques centaines, qui se trouvent dans une situation d’extrême urgence.
Vous dénoncez le soutien accordé par l’Europe aux gardes-côtes libyens. Qu’est-ce qui vous dérange exactement ?
À l’origine, les gardes-côtes n’étaient censés être responsables que de leurs eaux territoriales. Avec le soutien de l’Europe, cette zone a été étendue à 150 kilomètres. Cet espace gigantesque n’est contrôlé que par la marine libyenne, qui est totalement dépassée. De surcroît, on ne peut même pas parler d’opérations de sauvetage. Les migrants qu’ils récupèrent, ils les ramènent directement dans ces camps, qui sont insupportables. L’Europe contribue clairement à protéger ses frontières, et fort peu à apporter aide et assistance.
Que pensez-vous de l’interpellation de Carola Rackete, la capitaine allemande du Sea-Watch 3 ?
Sans être au courant des détails de l’affaire, cette femme n’a pas fait que sauver des gens de la noyade en haute mer. Elle a également évité qu’ils soient renvoyés dans l’enfer libyen. Cette capitaine mérite d’être applaudie. Qu’au lieu de cela elle ait été arrêtée [après avoir bravé l’interdiction d’accoster à Lampedusa] prouve bien le cynisme et le dysfonctionnement de la politique européenne envers les réfugiés.
Ibrahim Naber
Julien Raickman
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