« Où va le travail ? ». « On fait le point sur la Saint-Valentin ? Du croustillant à nous annoncer ? » Autour de Nathalie Forestier, dans une petite salle ouverte sur un vaste open space, sept salariés de Just Eat consultent leur ordinateur portable. Au menu de la réunion : la « fête des amoureux », organisée dans l’entreprise jeudi 14 février. A moins d’une semaine de l’événement, quelques détails restent à régler.
« On a réservé une manucure et un barbier de 14 heures à 18 heures, répond une salariée.
— Très bien. Et question déco ?, rebondit Nathalie.
— On peut commander des ballons gonflables et des Post-It en forme de cœur », suggère une autre.
— Parfait. Du love, du love, du love », s’enthousiasme Nathalie.
Nathalie Forestier est « chief happiness officer » (CHO) chez Just Eat (ex-Allo Resto). Salariée depuis une douzaine d’années de cette entreprise parisienne de livraison de repas à domicile, elle est chargée, comme l’indique la traduction française de son poste – « responsable du bonheur » –, de veiller au bien-être des salariés.
Happy lunchs entre collègues, birthday parties, séminaires, ateliers de codéveloppement… Nathalie a carte blanche « pour favoriser la cohésion entre les équipes ». Cela passe par de l’événementiel interne, mais pas seulement. La dynamique quadragénaire, en jeans et sweat à capuche, assure que ses missions « sont très variées » :
« C’est moins visible, mais je fais aussi en sorte que les pratiques managériales soient comprises de tous. A l’écoute, prête à désamorcer les conflits potentiels. »
Un bien-être… stratégique
Née dans la Silicon Valley au début des années 2000, le métier de CHO en entreprise fait une timide percée en France depuis trois ou quatre ans. Si les laboratoires Boiron ont fait figure de pionniers du « management humaniste » dès les années 1980, c’est la diffusion en 2015 sur Arte d’un documentaire de Martin Meissonnier intitulé Le Bonheur au travail [1], qui a lancé la mode : le bien-être des salariés devenait stratégique.
Le nombre de CHO reste encore marginal en France – quelques centaines tout au plus, essentiellement des femmes –, mais la fonction a séduit des grands groupes, comme Kiabi, Decathlon, Bouygues, Carrefour ou encore Publicis. « Contrairement aux idées reçues, on est plus CAC 40 que start-up », assure Olivier Toussaint, cofondateur du Club des CHO, qui fédère des entreprises et des professionnels « sensibles à la question du management humaniste ».
Derrière cette image « feel good » et bienveillante des CHO se cache cependant un objectif de rentabilité, résumé d’une formule : un salarié heureux est un salarié qui produit plus. Gilles Raison, le directeur général de Just Eat France, le confirme volontiers : « On n’est pas le Club Med, on est là pour créer de la performance économique. Mais on est persuadés que pour rendre nos salariés plus investis, cela passe par le bien-être au travail. »
« C’est un peu notre maman à tous »
Les locaux de Just Eat, en ce jour de Saint-Valentin, ont des faux airs de Club Med. La vaste salle détente, au milieu de laquelle trônent une cuisine américaine avec dosettes de café et pâte à tartiner en libre-service, un baby-foot ou encore une table de ping-pong, est aux couleurs de l’amour. Pétales de roses en papier, ballons gonflables, Post-It « enamourés » : rien ne manque. Un employé passe en trottinette, un petit groupe s’amuse à Mario Kart sur un téléviseur XXL, d’autres jouent aux cartes dans un canapé. L’ambiance est détendue : la moyenne d’âge de la petite centaine de salariés n’excède pas 31 ans. Un peu à l’écart, la barbière donne ses premiers coups de ciseaux, tandis que l’atelier manucure vient de débuter.
« C’est super agréable de se faire chouchouter, surtout au boulot », savoure une salariée. « Nathalie ? C’est un peu notre maman à tous », résume Eric, responsable grands comptes. Si le « doyen » de l’entreprise (60 ans) avoue ne pas être « le meilleur client » des événements organisés par la CHO, il assure que le rôle de cette dernière est essentiel. Roberto, manageur depuis trois ans, opine :
« Il y a des DRH qui ne font pas leur boulot, alors s’il y a besoin de CHO pour améliorer les RH, pourquoi pas… »
Services de conciergerie, cours de yoga, espaces détente ou encore tournois sportifs, apéros et soirées anniversaire… tout est fait pour créer du lien et faciliter la vie des salariés. Parfois jusqu’à la caricature. « C’est vrai que certains reportages nous ont fait du tort , reconnaît Sarah Baron, CHO chez Oxiane, une société de services informatiques. On est vite tombé dans le cliché baby-foot et bar à smoothies bio. Ça fait partie de notre job, mais ça n’en représente qu’une petite partie. »
Injonction au bonheur et asservissement ?
Amélie Motte, CHO du think tank la Fabrique Spinoza, le reconnaît volontiers : « Si le chief happiness officer est réduit au gentil organisateur d’apéritifs, son influence sera faible. L’entreprise doit être sincère, elle ne doit pas faire du “happy washing”. » Il existe, selon elle, plusieurs profils de CHO, parmi lesquels certains agissent à la transformation profonde de l’entreprise. Une minorité, admet-elle toutefois.
Alors les CHO : francs-tireurs du management moderne ou poudre aux yeux ? Depuis quelques mois, ils font face à une vague de « happy bashing » portée notamment par deux livres, parus à l’été 2018 : Happycratie (Premier Parallèle, 260 p., 21 euros) et La Comédie (in)humaine (Editions de l’observatoire, 176 p., 17 euros). Leurs auteurs – le docteur en psychologie Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz pour le premier, l’économiste Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès pour le second – dénoncent, entre autres, une injonction au bonheur et une nouvelle forme d’asservissement du salarié.
Les CHO et le bonheur au travail érigé en dogme ne seraient à leurs yeux qu’un outil au service de la direction pour mieux contrôler les salariés. « Il n’y a rien de bienveillant. C’est un prétexte pour augmenter la rentabilité et diminuer l’absentéisme », observe Michel Guillemin, professeur émérite de l’université de Lausanne (Suisse) :
« Je ne doute pas que certains chief happiness officers sont excellents, mais ils ne sont pas toujours employés de manière éthique. Difficile de distinguer les entreprises avec un réel but humaniste de celles qui sont manipulatrices. »
Porosité entre vies professionnelle et privée
Faire miroiter le bonheur au travail et par le travail ferait en outre peser des risques de surinvestissement du salarié pouvant mener jusqu’au burn-out. En cause : une plus grande porosité entre vie professionnelle et vie privée. Comment refuser de travailler plus, le soir à la maison, quand notre entreprise fait tout pour assurer notre bonheur ? Comment dire non à un patron si généreux en attentions ?
Autre critique récurrente, l’ingérence dans la vie privée des salariés. Pour Danièle Linhart, sociologue du travail, on ne saurait imposer le bonheur, qui relève avant tout de critères extérieurs au travail (famille, loisirs, engagement associatif, etc.). La chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) voit même dans cette « intrusion dans les émotions » une façon de « compenser une détérioration du contenu du travail » : « Les chief happiness officer, des “DRH de la bienveillance”, sont surtout là pour faire en sorte que les salariés “tiennent” face aux objectifs qu’on leur impose », analyse-t-elle.
Plutôt que de bonheur – « quelque chose de très personnel » –, il serait préférable de parler de bien-être au travail, « qui relève de la responsabilité de l’entreprise », rétorquent les CHO. « Les collaborateurs ne sont pas dupes, on peut mettre un baby-foot ou une cantine bio, si les conditions de travail ne sont pas bonnes, ça ne marche pas : c’est du cheap happiness officer », tempère Amélie Motte.
Un moyen de fidéliser les millennials
Le métier de CHO souffre par ailleurs d’un déficit de crédibilité, aucun diplôme de CHO ne validant de connaissances particulières en management, en psychologie, en ergonomie, etc. Seuls existent des ateliers, de deux ou trois jours le plus souvent, qui s’adressent essentiellement à des personnes travaillant dans les ressources humaines, désireuses d’élargir leurs compétences. Mais Amélie Motte l’assure, des écoles et des universités réfléchiraient à des cursus de chief happiness officer.
Restent que les « responsables du bonheur » en sont persuadés : le bien-être dans l’entreprise est « une tendance de fond ». « La qualité de vie au travail est un sujet stratégique des trente prochaines années », prophétise Olivier Toussaint, du Club des CHO. Notamment, assurent-ils, unanimes, pour attirer les millennials (les personnes nées après 1980), des salariés exigeants, prêts à faire jouer la concurrence entre employeurs.
Réputés plus difficiles à fidéliser, les millennials accorderaient en effet autant, si ce n’est plus, d’importance à leur environnement de travail qu’au salaire, selon une étude menée en 2017 par l’institut de sondage Viavoice [2]. Cécile, qui a rejoint le service marketing de Just Eat depuis quelques mois, semble en tout cas conquise : « Aller au boulot avec le sourire, c’est devenu essentiel. Si une entreprise me proposait un meilleur salaire mais pas de CHO, je ne partirais pas. »
Nicolas Lepeltier
• Le Monde. Publié le 23 mars 2019 à 15h08 - Mis à jour le 25 mars 2019 à 09h33 :
https://www.lemonde.fr/emploi/article/2019/03/23/responsable-du-bonheur-en-entreprise-entre-chouchoutage-et-quete-de-productivite_5440319_1698637.html
« Les “responsables du bonheur” en entreprise ne soignent pas la souffrance au travail à sa source »
La sociologue Danièle Linhart estime que le développement du bonheur dans l’entreprise vise notamment à « compenser une détérioration du contenu du travail ».
Danièle Linhart est sociologue du travail, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa).
Nicolas Lepeltier - Que vous inspire cette tendance assez récente, dans les entreprises en France, du bonheur au travail ?
Danièle Linhart : Cela dénote une intrusion extrêmement forte dans la vie privée des salariés et la volonté de s’immiscer dans ce qui relève des affects, des émotions – on parle d’ailleurs de gestion des émotions, du management des affects.
Surtout, il me semble que le développement du bonheur dans l’entreprise – certains parlent de « bienveillance » – vise à compenser une détérioration du contenu du travail et à occulter des contradictions profondes qui sont au cœur du modèle managérial moderne. D’un côté, il y a la volonté de donner au salarié plus de liberté, d’autonomie, la possibilité de se réaliser dans le travail ; de l’autre, la prolifération de procédures et de protocoles, c’est-à-dire de contraintes et d’un contrôle professionnel extrêmement forts.
Les salariés peuvent ressentir du mal-être face à ces contradictions très importantes qui remettent en cause leur investissement dans le travail.
Quel rôle ont les « chief happiness officers » (CHO), les responsables du bonheur, dans cette stratégie du bien-être au travail ?
L’arrivée des chief happiness officers, des « DRH de la bienveillance », c’est pour dire : « Tout n’est pas rose, mais on est là pour vous aider. » Les CHO sont chargés d’organiser des événements, des rencontres, de la sociabilité, de faciliter la vie dans l’entreprise (service de conciergerie, massages, numéros verts de psy, méditation, conseils nutritionnels…), mais en périphérie du travail lui-même. Les CHO sont un exutoire. Ils sont là pour montrer que le bien-être des salariés est un enjeu pour la direction, mais surtout pour faire en sorte que les salariés tiennent face aux contradictions du modèle managérial moderne.
Les CHO ne soignent pas la souffrance au travail à sa source. Ils donnent l’impression aux salariés qu’on s’occupe d’eux, mais ils ne traitent pas des problèmes majeurs qui sont liés au contenu même du travail. Parfois même cela aggrave les choses, c’est une manière de reporter la faute des sources du malheur sur le salarié : officiellement, la direction fait tout pour le rendre heureux et, pourtant, le salarié se sent malheureux, donc il se dit que le problème vient de lui.
Les salariés, et en particulier les millennials (personnes nées après 1980), sont souvent demandeurs de ce genre de cocooning au travail…
C’est une évidence, mais ça ne résout pas les problèmes pour autant. Le fait de vous cocooner en vous proposant du télétravail ou de prendre vos vacances quand vous voulez, par exemple, ne change rien au contenu même du travail. A partir du moment où on fixe aux salariés des objectifs qui sont extrêmement exigeants, le fait d’avoir des horaires flexibles ne change rien. Ce qui est le plus important dans le vécu du travail, c’est la finalité de ce qu’on fait et comment on le fait.
Les salariés, et notamment les plus jeunes, demandent en outre à leur hiérarchie de l’expertise et de la compétence, d’avoir une connaissance réelle des métiers de leurs subordonnés et de pouvoir les aider à trouver des solutions quand se posent des problèmes professionnels.
Quelles solutions pour améliorer le bien-être au travail ?
Il faut respecter la « professionnalité » des salariés, c’est-à-dire respecter leurs compétences, leurs expériences, leurs métiers. Et il faut les associer à la définition des manières de travailler, à la définition de la qualité de leur travail et les associer aux objectifs. Mais tout ça ne pourra se faire que si le management change dans son rapport au salarié, qu’il arrête de l’inscrire dans un rôle de subordination. On ne peut plus accepter l’idée que ce soit des spécialistes, souvent issus de cabinets externes internationaux, qui définissent les méthodes de travailler.
Finalement, est-ce une nécessité d’être heureux au travail ?
On ne peut pas demander au travail de nous rendre heureux. Ce qu’on doit lui demander, c’est de remplir ses fonctions : donner à chacun le sentiment de faire quelque chose d’utile. Le travail, c’est le cordon ombilical qui relie chacun à la société. On ne travaille pas uniquement pour soi, pour toucher un salaire, mais pour satisfaire les besoins de la société. On veut avoir le sentiment de faire des choses utiles, bien faites, dont on peut être fier, avec des valeurs citoyennes et morales.
Propos recueillis par Nicolas Lepeltier
• Le Monde. Publié le 23 mars 2019 à 15h08 - Mis à jour le 23 mars 2019 à 15h08 :
https://www.lemonde.fr/emploi/article/2019/03/23/responsable-du-bonheur-en-entreprise-entre-chouchoutage-et-quete-de-productivite_5440319_1698637.html