- 1. S’interroger sur la notion
- 2. Remettre en cause la (…)
- 3. Prendre la mesure du (…)
- 4. Resituer l’altermondialisme
- 5. Prendre conscience du (…)
- 6. Partir de l’analyse de (…)
- 7. Approfondir la réflexion
- 8. Se situer dans une perspect
- 9. S’attaquer à l’urgence (…)
- 10. Rendre visible les alterna
- 11. Lutter contre l’hégémonie
- 12. Repenser le développement
Dans cette perspective, il est nécessaire de revenir sur le développement qui s’est dégagé comme une référence de l’évolution des sociétés, sur les inégalités entre les sociétés et sur le système international. Ce texte propose douze pistes dans le but de repenser le développement pour réinventer la solidarité internationale [2].
1. S’interroger sur la notion et sur le concept de développement
Le mot développement dans ses significations récentes concernant l’évolution des sociétés est d’utilisation assez récente. Avant le 20e siècle, on parle du développement comme du contraire de l’enveloppement, à partir de la biologie ou de la psychologie. Il y a cinquante ans, ce mot pratiquement inconnu devient un lieu commun et est considéré comme un concept fondamental qui se dégage de la théorie économique pour signifier la transformation et l’évolution des sociétés. Au départ, le mot recouvre plusieurs composantes : la croissance économique et le niveau de vie, la satisfaction des besoins fondamentaux, une condition de l’indépendance nationale et de la souveraineté des choix.
Un des premiers à utiliser le terme de développement dans le sens de la théorie de l’évolution économique est Joseph Schumpeter en 1932. Son utilisation actuelle se diffuse à partir de 1950, autour de la question du sous-développement et s’impose à partir de la fin des années 1960 sur l’ensemble des mutations de sociétés et particulièrement dans les institutions internationales, autour des agences des Nations Unies qui proposent des théories du développement. Le débat sur le développement commence aussitôt. Il partage les différentes écoles qui proposent différentes théories du développement. Il suscite aussi des approches critiques. Il emprunte au départ aux théories économiques classiques et néoclassiques, puis au keynésianisme et au fordisme, puis au néolibéralisme. Il emprunte à la révolution industrielle ses catégories : production, consommation, investissement, croissance, productivité, progrès scientifique et technique, innovations.
Il est approprié par de nombreux auteurs qui se réfèrent à l’approche marxiste et qui y inscrivent une démarche critique. Avec notamment les théories de la dépendance, du centre et de la périphérie, du développement inégal, du développement autocentré, du développement durable. Il est mis en cause par une critique plus fondamentale, celle de la fin du développement, qui lui dénie le caractère de concept scientifique en le considérant comme une croyance ou une idéologie. Cette critique met en cause l’évolutionnisme historique dans l’histoire des sociétés et soulève plusieurs questions : le rapport entre l’espèce humaine et la Nature, l’évolutionnisme compétitif, les besoins fondamentaux des personnes non réductibles aux besoins des marché, le développement local, la fin du développement et l’après-développement.
Pour aller plus loin [3]
2. Remettre en cause la conception dominante du développement, celle du rattrapage
Après la rupture de la décolonisation, une conception dominante du développement s’impose, celle du rattrapage. Cette conception est elle-même issue de la proposition d’aide aux pays sous-développés citée par Truman dans un discours en 1954. Le développement est défini comme le complément du sous-développement. Cette conception implique qu’il n’y a qu’une seule démarche possible de développement de chaque société, celle de la croissance productiviste, qu’il faut donc adopter, sinon imposer.
Cette démarche du développement, formalisée par W W Rostow est adoptée par les économistes dominants et devient la référence des institutions internationales, notamment la Banque Mondiale et le FMI. Elle est vulgarisée dans son livre, en 1960 : les étapes de la croissance économique, un manifeste non communiste. Elle affirme que, de manière linéaire, chaque société parcourt cinq étapes : la société traditionnelle (essentiellement agricole et hostile aux changements) ; les préalables au décollage (la révolution agricole permet à la croissance économique de dépasser la croissance démographique) ; le décollage ou « take-off » (des investissements massifs dans l’industrie, amélioration des niveaux de vie, croissance autosuffisante) ; la maturité (production de masse, équilibre investissement et consommation) ; l’âge de la consommation de masse. Elle annonce la proposition de Francis Fukuyama qui publie en 1992, la Fin de l’Histoire, qui considère que le capitalisme et la démocratie libérale pourront être améliorés mais ne seront pas dépassés.
Cette conception s’impose d’autant que la vulgate marxiste et le modèle soviétique affichent une proposition, elle aussi linéaire. Chaque société suivrait des modes de production correspondant à un développement des forces productives : le communisme primitif, l’esclavage, le servage, le féodalisme, le capitalisme, le socialisme. Cette vision est contestée par de nombreux courants marxistes. Etienne Balibar développe les articulations entre les modes de production. Samir Amin met en évidence la non linéarité et l’existence des modes de production tributaires centraux ou asiatiques qui rappellent l’antériorité des grands empires dans l’histoire du tiers monde et du monde.
Le développement est approprié par les nouveaux Etats issus des indépendances. Il est mis en avant avec le non-alignement à Bandoeng en 1955. On voit alors s’élaborer un modèle des indépendances nationales qui emprunte à la fois au modèle fordiste et keynésien, surtout dans la phase de la reconstruction en 1945, et au modèle soviétique, à travers ses variations dans les pays de l’Est, la Chine et le Viêtnam. Le développement est fondé sur les industries lourdes, base d’une accumulation indépendante. Il s’appuie également sur une réforme agraire qui doit moderniser l’agriculture à partir de l’industrie et lui servir de débouché, sur le contrôle et la valorisation des ressources naturelles, sur la substitution des importations et le développement du marché intérieur, sur les entreprises nationalisées et sur le contrôle du commerce extérieur. Il implique la construction d’un État puissant et incontesté, d’un État fort, garant de l’unité nationale, appuyé sur la théorisation du parti unique.
Entre 1955 et 1980, le débat sur le développement est très vivace. Les pays non alignés vont le porter au sein des Nations Unies. Ils défendront l’idée du droit au développement.
Le droit au développement consacre les principes de l’égalité, de la non-discrimination, de la participation, de la transparence, de la responsabilité ainsi que de la coopération internationale. Dans son article premier, il rappelle que le droit au développement implique le respect des droits et libertés fondamentales et rappelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La déclaration sur le droit au développement sera adoptée en 1986. Elle est en contradiction avec le néolibéralisme qui monte en puissance et impose sa logique.
Dans les institutions de Bretton Woods, dans les années 1960, on défend toujours le libéralisme, mais on fait des concessions. Au départ, la Banque Mondiale finance des infrastructures lourdes et accompagne la construction des États. Dans un second temps, elle combat la priorité à l’industrie lourde et propose l’approche des besoins fondamentaux (basic needs) et de la petite entreprise, accréditant le fameux small is beautiful (« ce qui est petit est beau ») ; elle cherche à dégager de nouveaux petits entrepreneurs à partir du secteur dit informel. Ensuite, elle s’appuie sur l’exaspération des paysanneries contre la baisse des cours et la gabegie des nouveaux systèmes d’encadrement et de collecte ; elle va proposer l’accès des paysans au marché et le « développement rural intégré ».
Les représentations tentent de masquer la rupture de la décolonisation. Les pays anciennement colonisés et décolonisés deviennent des pays pauvres, puis sous-développés, puis en voie de développement. Le Tiers monde fait son apparition, il cède la place aux pays du Sud. La géopolitique s’articule à l’économique. Après les empires coloniaux, on voit s’imposer les deux blocs, puis se dégager les non-alignés et puis, les émergents.
Le débat est engagé dans le mouvement de solidarité internationale sur le développement. Il partage les deux courants tiers-mondistes et antiimpérialistes ; il recoupe et fait bouger les anciennes lignes de clivage. Les tiers-mondistes trouvent les anti-impérialistes étatistes et politistes. Les anti-impérialistes trouvent les tiers-mondistes localistes et ruralistes. Leurs divergences seront relativisées par le développement de courants qui minimisent la décolonisation et par l’arrivée des humanitaristes qui ne veulent prendre en compte que l’urgence.
Pour aller plus loin [4]
3. Prendre la mesure du néolibéralisme et de l’ajustement structurel
Une nouvelle conception du développement va devenir dominante à la fin des années 1970 ; elle s’imposera complètement à la fin des années 1980. Le modèle néolibéral détermine les politiques de l’ajustement structurel. Il est d’abord imposé, à travers la crise de la dette, aux pays du Sud, avant d’être adapté et généralisé à toutes les sociétés.
À partir de 1977, le contexte international change. La crise pétrolière a divisé durablement le front, fragile, des pays du Sud. Les pays pétroliers mènent leur offensive, au détriment des pays non-pétroliers du Sud, faisant éclater le front de la décolonisation. Sur la scène internationale, la rupture entre l’URSS et la Chine dégage la route à l’offensive des pays occidentaux. Le recyclage des pétrodollars, mis en place par les pays industrialisés pour compenser et retourner à leur profit l’augmentation des prix du pétrole en 1977, prépare la reprise en main. La dette du tiers monde accentuée par les déséquilibres macroéconomiques structurels explose à la suite des politiques monétaristes, de l’évolution des taux de change et des taux d’intérêt. La Banque fédérale américaine relève brutalement les taux d’intérêt, elle les triple. C’est un coup d’Etat monétaire mondial. Le taux d’intérêt réel (inflation déduite) passe de 1,8 % en 1980 à 8,6 % en 1981. L’objectif principal des politiques économiques et sociales n’est plus le plein emploi, il devient la lutte contre l’inflation. Le recours aux institutions financières internationales devient un passage obligé pour le financement du développement.
Le modèle mis en place est celui de l’ajustement structurel : il s’agit d’ajuster structurellement chaque économie, chaque société, au marché mondial. Le libre-échange impose l’interdiction de freiner les importations et accentue la nécessité d’exporter. Les entreprises multinationales doivent pouvoir investir où et quand elles veulent, et peuvent sortir librement leurs bénéfices. La logique est assez simple, le marché se suffit à lui-même, plus besoin d’autre régulation et surtout pas de la régulation économique par les Etats. L’ajustement structurel impose une nouvelle pensée du développement. Il entraîne la réduction du rôle des États dans l’économie, la priorité donnée à l’exportation qui entraîne l’exploitation effrénée des ressources, l’ouverture internationale des échanges, la priorité à l’investissement international et aux privatisations, la flexibilité et la pression sur les salaires, la réduction des systèmes publics de protection sociale, la réduction des dépenses budgétaires considérées comme improductives (qui se traduit par la réduction des budgets de santé et d’éducation), la dévaluation des monnaies.
Ce modèle favorise la croissance du marché mondial en accentuant la concurrence internationale des capitaux et du travail. La logique dominante est celle du marché mondial des capitaux. La financiarisation caractérise une refondation révolutionnaire du capitalisme ; une révolution conservatrice en rupture avec la pensée économique qui prévalait de 1945 à 1980. L’offensive contre la décolonisation accompagne la reprise en main par les pays dominants de l’économie mondiale. La gestion de la crise de la dette et l’ajustement structurel servent d’arme politique pour la « remise au pas » des pays du Sud. L’appel à prêter aux pays du Sud a précédé la crise de la dette. Cette offensive économique, qui ne néglige pas les interventions militaires menées à partir de prétextes divers, s’appuie sur les contradictions internes des régimes issus de la décolonisation, notamment sur la question des libertés, de la démocratie et de la corruption.
Le modèle s’impose du fait des difficultés et des échecs des politiques liées aux modèles d’indépendance nationale. La construction de l’État, au départ moyen du développement, est devenue une fin en soi. Elle s’est traduite par le développement de bases sociales spécifiques, administration et couches moyennes associées, par la priorité donnée à des armées bien équipées, à des polices arrogantes et à des services spéciaux omniprésents. La fonctionnarisation accélérée et l’urbanisation galopante ont provoqué un déséquilibre structurel des fondamentaux économiques (budget, balance commerciale, balance des paiements). La modernisation de l’agriculture, telle qu’elle a été conduite, marquée par la logique de l’industrialisation, a exclu une majorité écrasante de la paysannerie pauvre. Les entreprises d’État, à priori considérées comme inefficaces, n’ont pas été capables de réduire la dépendance technologique et commerciale par rapport aux multinationales. La bureaucratie et la corruption ont gangrené les sociétés. Le déni des droits fondamentaux et l’absence de libertés ont achevé de réduire à néant la crédibilité de ces régimes. Le modèle a échoué du fait de ses contradictions internes, par la rupture de l’accord politique entre les dirigeants et les peuples ; et du fait des causes externes, par la reprise en main du système international. La crise de la décolonisation est ouverte.
Le néolibéralisme a réussi à s’imposer en mettant en avant la nécessité de réduire les déséquilibres structurels. Ses propositions sont, en fait, au strict opposé de celles mises en avant par le modèle des indépendances nationales. Les privatisations s’opposent aux nationalisations, l’ouverture au marché mondial au protectionnisme, le marché au plan et l’exportation au marché intérieur. Cette nouvelle famille de politiques, expérimentées et imposées dans le Sud sous le nom de « programmes d’ajustement structurel », gagnera le Nord, sous le nom de « plan de stabilité ou d’austérité », de « politique de libéralisation ou de modernisation ». Les politiques néolibérales se caractérisent alors par l’abandon de la recherche du plein-emploi et par la priorité affichée à la lutte contre l’inflation. Cette évolution se traduit par la revalorisation des profits par rapport aux salaires. Avec le discours rabâché du ruissellement : les profits permettront les investissements qui se traduiront, plus tard, par des emplois et plus tard encore par une amélioration des salaires et des bas revenus. C’est aussi l’affirmation que la croissance est la condition du progrès et de la modernité et que cette croissance passe par l’expansion du marché mondial et la liberté donnée aux acteurs principaux du marché mondial : les entreprises multinationales qui apporteraient le progrès technique.
La résistible ascension du modèle unique néolibéral a été expérimentée à partir des succès du Japon, des « dragons » asiatiques – Hong Kong, Singapour, Taïwan –puis de la Corée du Sud. En 1979, le G7 a intronisé le modèle et l’a imposé à l’occasion de la gestion de la crise de la dette. Le modèle s’appuie sur une nouvelle référence : le Chili de la dictature de Pinochet expérimenté par les Chicago boys, les élèves de Milton Friedman. Le nouveau modèle monétariste, celui de la dictature du marché remet en cause le modèle keynésien et le modèle des indépendances nationales.
Pour aller plus loin [5]
4. Resituer l’altermondialisme comme une réponse au néolibéralisme
Un modèle de développement correspond à une situation et répond à des contradictions ; il en crée de nouvelles. Le néolibéralisme répond à la situation créée par la décolonisation. Le mouvement altermondialiste est le mouvement anti-systémique du néolibéralisme considéré comme une phase de la mondialisation capitaliste. Il éclaire la logique et les conséquences des politiques dominantes : la financiarisation et la régulation par le marché mondial des capitaux, l’ajustement forcé de chaque société au marché mondial par les politiques néolibérales et les programmes d’ajustement structurel, la marchandisation.
De 1980 à 1989, la première phase de l’altermondialisme est portée par les luttes contre la dette, les famines et l’ajustement structurel. Elle est surtout menée dans les pays du Sud. L’impact social des mesures de réajustement économique imposées aux pays endettés du tiers monde, validées par le G7, conjuguées à la chute du prix des matières premières, est devenu très vite insupportable. Les luttes contre les conséquences des programmes d’ajustement structurel sont nombreuses. Ces explosions mettent en cause nommément le FMI et la Banque mondiale. On assiste alors à la contestation croissante de la mondialisation. Des émeutes contre la dette éclatent dans tous les continents. En 1984, les pays latino-américains signent le consensus de Carthagène contre la dette et l’ajustement structurel. En 1984, à Hiroshima, des mouvements asiatiques proposent de lancer une alliance globale des peuples (Global alliance of people). En 1988, de fortes mobilisations contestent l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque Mondiale à Berlin.
En 1989, face au Sommet du G7 et à l’instrumentalisation du bicentenaire de la Révolution française, l’appel « Dette, apartheid, colonies, ça suffat comme ci ! » organise, à l’arrivée d’une manifestation syndicale et citoyenne, un concert géant à la Bastille. Le premier Sommet des sept peuples parmi les plus pauvres », organisé par le Cedetim, le CRID et Agir Ici, prend le contre-pied du G7. À partir de 1989, le mouvement opérera la jonction des luttes du Sud, contre l’ajustement structurel et la dette, avec les luttes sociales dans le Nord.
De 1989 à 1999, le mouvement altermondialiste développe la contestation des institutions internationales et de la mondialisation. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, précipite l’implosion de l’Union soviétique. La victoire du capitalisme néolibéral et de la Triade (Etats-Unis, Europe, Japon) est alors incontestée. Les vainqueurs veulent construire un système international correspondant à leur hégémonie. La chute du mur de Berlin sera suivie de la première guerre d’Irak pour signifier que les nouveaux vainqueurs n’accepteront aucun compromis et que la reprise en main des pays du Sud sera accentuée. Dans la même période, l’offensive s’organise contre le système soviétique et se traduira par son implosion. C’est une victoire éclatante pour le néolibéralisme. Après la chute du mur de Berlin en 1989, commence une période de revanche sociale et d’arrogance néolibérale ; les couches dirigeantes qui avaient dû accepter les compromis keynésiens relèvent la tête.
À partir de 1989, le « consensus de Washington » généralise les politiques néolibérales à l’ensemble du monde. S’ouvre alors une période de revanche sociale et de casse des politiques sociales. Deux ouvrages explicitent l’idéologie néolibérale : La Fin de l’histoire et le dernier homme, essai de Francis Fukuyama, affirme que le capitalisme est indépassable, et que ceux qui s’y opposent sont des déviants ; Le Choc des civilisations écrit par Samuel Huntington, relativise et marginalise la question sociale par rapport à la guerre, aux religions et aux conflits de très longue durée à l’échelle des civilisations.
Le mouvement anti-systémique s’oppose à cette redéfinition et particulièrement à la prétention de subordonner le droit international au droit aux affaires. Dans les années 1990, en Amazonie, les luttes des paysans, des femmes et des indigènes, se relient sur des questions communes. En juillet 1996, le mouvement zapatiste organise la « rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Des campagnes et des plates-formes s’élaborent à l’échelle mondiale en liaison avec les contre-sommets internationaux organisés avec la société civile, par les Nations unies, confrontées à la volonté de marginalisation du G8. C’est le cas par exemple sur l’environnement après Rio en 1992, sur les luttes féministes après Pékin en 1995, sur les droits humains après Vienne en 1994, sur l’habitat et la ville après Istanbul en 1996. Des grandes campagnes sont menées sur la dette, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, les paradis fiscaux, la taxation financière internationale, la pauvreté et les mouvements comme l’économie sociale et solidaire, le commerce équitable. Les luttes sociales au Nord vont prendre de l’ampleur à partir de 1994 et 1995. Les mouvements sociaux des années 1994 et 1995, en Italie, en France, en Allemagne, en Corée du Sud, aux États-Unis, au Canada vont converger avec les mobilisations contre le G7. C’est le cas de la manifestation de Washington en avril 2000. La campagne Jubilee 2000 contre la dette recueille 24 millions de signatures.
En 1999, à Seattle, le mouvement de contestation apparaît en pleine lumière sur la scène publique internationale à l’occasion de la Conférence de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). L’échec des négociations de l’OMC a mis en évidence les positions des mouvements qui contestaient l’AMI (Accord Multilatéral d’Investissements) et l’OMC. Il a donné un nouveau souffle aux mobilisations et accru la confiance des mouvements porteurs d’initiatives et de propositions, combinant le refus de la mondialisation capitaliste et l’altermondialisme. Il a mis en évidence les réseaux internationaux de mouvements sociaux.
Les attentats de New York, en septembre 2001, accélèrent le virage néoconservateur ; l’idéologie sécuritaire et la xénophobie prennent le pas sur la référence au progrès. La nouvelle période combine la domination économique néolibérale et l’instrumentalisation du terrorisme. Elle ne freine cependant pas les formes nouvelles de résistance, le mouvement antisystémique altermondialiste et le processus des forums sociaux qui vient de commencer.
A partir de 2000 et surtout jusqu’à 2008, le mouvement altermondialiste est caractérisé par le processus des forums sociaux. Après Seattle, le mouvement décide de se réunir sur ses propres valeurs pour discuter des résistances et des alternatives. Il se réunit à Porto Alegre en 2001 et 2002, et crée le Forum Social Mondial en contrepoint du Forum économique mondial qui se réunit à Davos. Après les mobilisations au Québec contre la zone de libre-échange américaine, le sommet du G8, en 2001, à Gênes a été marqué par des mobilisations massives d’une nouvelle génération militante.
La solidarité internationale entre les peuples du Sud et du Nord est une réponse à l’idée absurde, et mortelle, de la guerre des civilisations. Le droit doit l’emporter, dans chaque société et au niveau international. Le droit international ne peut être fondé que sur le respect des droits humains, des droits civils et politiques, des droits économiques, sociaux et culturels. La convergence avec le mouvement antiguerre se manifeste d’abord en 2002 au Forum social européen qui se déroule à Florence, puis en janvier 2003 au Forum social mondial, à Porto Alegre. Le 15 février 2003, dix millions de personnes manifestent dans le monde entier contre la guerre en Irak.
Le mouvement altermondialiste ne cesse de s’élargir et de s’approfondir. L’élargissement géographique d’abord avec les Forums Sociaux Mondiaux à Porto Alegre (Brésil), Mumbaï (Inde), Nairobi (Kenya), Bamako (Mali), Caracas (Vénézuela) et Karachi (Pakistan), puis les forums continentaux, les forums nationaux et la cascade ininterrompue des forums locaux. L’élargissement est social ensuite, avec les mouvements paysans et les mouvements de sans-terre, les syndicats ouvriers, les No-Vox, les peuples indigènes, les Dalits (caste des Intouchables, en Inde), les comités de quartiers dégradés et de bidonvilles, les forums de migrants, la marche mondiale des femmes, les camps de jeunes, les consommateurs et les écologistes, … L’élargissement thématique enfin, avec les forums sectoriels, comme ceux de l’éducation, de la santé, de l’eau, de la protection sociale, et avec les forums associés des autorités locales, des parlementaires, des juges, des scientifiques. Ces élargissements géographiques, sociaux et thématiques construisent une autre approche du développement. Ils préparent la remise en cause fondamentale qui va se développer à partir de 2008.
Pour aller plus loin [6]
5. Prendre conscience du changement de paradigme engendré par l’écologie
A partir de 2008, la crise financière montre les limites de la mondialisation néolibérale. Une nouvelle période commence avec l’ouverture de la crise financière et sa reconnaissance par l’opinion mondiale, les gouvernements et les institutions internationales. Le débat sur le développement va changer de nature avec l’irruption de l’écologie et la prise de conscience d’une révolution philosophique qui remet en cause les rapports entre l’espèce humaine et la Nature.
Le débat qui suit la crise financière porte, au début, sur les modes de régulation et sur la place de la financiarisation dans le néolibéralisme. La sortie immédiate de la crise financière passe par le sauvetage des banques et le creusement des dettes publiques. Deux propositions s’affrontent dans le débat public. L’une préconise la confirmation du néolibéralisme et le renforcement des politiques d’austérité. L’autre avance une option néokeynésienne, le renforcement de l’action économique de l’Etat et une politique sociale plus équilibrée. Quelques voix avancent l’hypothèse d’un épuisement du mode de production capitaliste et de son dépassement.
De manière inattendue, le débat engagé sur la nature de la croissance et sur l’écologie a pris le pas sur les autres. Joseph Stiglitz et Amartya Sen, pour les réformateurs, se sont ralliés au « Green New Deal ». Les orthodoxes se sont présentés comme les seuls défenseurs réalistes de la Nature et ont affirmé que les réponses technologiques étaient les meilleures et que c’est par le marché qu’on répondrait aux défis écologiques.
Le questionnement sur la question de l’écologie n’est pas nouveau. Dès 1960, le Club de Rome avait soulevé la question de l’environnement mais cette mise en garde avait été noyée dans l’accent donné à la lutte contre la croissance démographique qui était apparue comme une caution donnée aux peurs nées de la décolonisation. Dans les années 1980, plusieurs courants mettaient en garde contre les excès de la croissance et mettaient en avant la décroissance et la fin du développement. Ce qui est nouveau, à partir de 2008, c’est la prise de conscience et la place de cette interrogation dans tous les débats sur le développement.
L’environnement s’est imposé comme un risque majeur et la prise de conscience de cette évolution a pris la première place. Les catastrophes naturelles ont toujours accompagné l’histoire de l’Humanité. Les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les sécheresses et la désertification, les inondations, les ouragans et les tsunamis étaient considérés comme des accidents, des réactions intempestives et incohérentes de la planète. Le changement climatique a brutalement relié le temps géologique et l’histoire humaine à moyen et court terme. Année après année, la température de la planète croît. La fonte des glaciers, la salinisation des deltas, la montée des eaux menacent la population agglomérée sur le littoral. La chaleur croît en zone urbaine ; elle déstabilise les équilibres urbains et menace particulièrement les plus démunis.
L’activité humaine est la cause du changement climatique. C’est ce qui conduit à la définition du terme d’anthropocène, faisant l’hypothèse d’une nouvelle ère géologique, marquée par l’émergence de l’activité humaine comme élément déterminant de l’évolution du système terrestre. L’humanité agit sur le climat de deux façons. D’une part, par la consommation des énergies fossiles, responsable des deux tiers de l’effet de réchauffement ; d’autre part, par le changement d’affectation des sols – et particulièrement la déforestation – qui en expliquerait le reste. La destruction des écosystèmes, la limitation de la biodiversité, le changement climatique ont mis en danger l’écosystème planétaire.
La prise de conscience de l’urgence a été renforcée par l’engagement de la communauté scientifique, en dehors de quelques climato-sceptiques qui servent de caution aux politiques les plus rétrogrades et aux grandes entreprises qui défendent leurs intérêts à n’importe quel prix. Une alliance a été conclue entre les scientifiques qui ont créé le GIEC et les mouvements d’urgence climatique. Le cinquième rapport d’évaluation du GIEC considère qu’il est possible de maintenir le réchauffement en dessous de 2 °C et de le ramener à 1,5 °C d’ici 2100. Le réchauffement est déjà de près de 1,5 °C par rapport au niveau de l’ère préindustrielle. Les études scientifiques actuelles étudient les impacts probables d’un réchauffement au niveau actuel à 2 °C et à 4 °C, par rapport aux températures de l’ère préindustrielle à 0,8°C, sur la production agricole, les ressources en eau, les équilibres écologiques et la vulnérabilité du littoral pour les populations.
De plus, même si dans l’immédiat les catastrophes sont naturelles, leurs conséquences à terme ne le sont pas. Elles traduisent la rationalité du système et la renforce. Ainsi de la famine qui suit la sécheresse. Les terroirs détruits sont réorganisés, modernisés, normalisés. Le foncier redessiné facilite la productivité agricole mais les terroirs perdent leur capacité d’adaptation et les migrations s’amplifient. Les inondations vident le littoral reconstruit en installations de tourisme au détriment des agriculteurs et des pêcheurs, comme on l’a vu au Pakistan. Les catastrophes sont utilisées pour faire du passé table rase ; elles permettent d’annuler les anciens droits, particulièrement fonciers, comme dans la logique coloniale. Elles permettent l’installation d’un nouvel ordre, celui de la marchandisation et de la financiarisation triomphante.
Ce n’est pas la seule question posée par le développement comme nous le verrons plus loin. Mais il s’agit de mettre en cause le productivisme et le sens de la croissance, de remettre en cause la conception de la modernité, du progrès et des avancées technologiques. Il s’agit en fait d’un changement de paradigme, d’une nouvelle manière de penser l’évolution du monde. Le système mondial est entré en contradiction avec l’écosystème planétaire, et c’est la première fois dans l’histoire de l’Humanité. C’est une révolution philosophique dans le rapport entre l’espèce humaine et la Nature. La fin de la croyance dans un monde infini et la nécessité de penser le temps fini. Dans les sociétés et dans le monde, les jeunesses s’emparent de la question. Le débat change de génération.
Pour aller plus loin [7]
6. Partir de l’analyse de la situation actuelle pour identifier les défis
A partir de 2008, une nouvelle séquence va s’enclencher. Il faut partir de la situation et de ses contradictions pour identifier les questions et les défis. Dès 2011, les réponses des peuples à la crise du capitalisme se déclinent sous la forme des insurrections populaires qui peuvent être qualifiées de révolutionnaires. Ce sont des dizaines de mouvements populaires qui mettent dans des dizaines de pays des millions de personnes sur les places. Rappelons les printemps arabes à partir de Tunis et du Caire ; les indignés en Europe du Sud, les occupy à Londres et New York, les étudiants chiliens, le parc Taksim à Istanbul, les carrés rouges au Québec, les parapluies à Hong Kong, les « gens ordinaires » à New Delhi, … On retrouve partout les mêmes mots d’ordre : le refus de la pauvreté et des inégalités, le rejet des discriminations, les libertés et le refus des répressions, la revendication d’une démocratie à réinventer, l’urgence écologique. Et partout, un nouvel enjeu, le refus de la corruption, le rejet de la fusion des classes politiques et des classes financières qui annule l’autonomie du politique et entraîne la méfiance des peuples par rapport aux instances du politique.
A partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus et confirme les tendances qui ont émergé dès la fin des années 1970. Les politiques dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions. Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs. Les racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations contre les étrangers et les migrants. Ils prennent des formes spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en Europe, l’extrémisme djihadiste armé, les dictatures et les monarchies pétrolières, l’hindouisme extrême, etc. Dès 2013, commencent les contre révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups d’état. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Mais, dans le moyen terme, rien n’est joué.
Il nous faut revenir à la situation pour prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions. Actuellement nous vivons une période de plusieurs contre révolutions conservatrices : la contre révolution néolibérale, celle des anciennes et nouvelles dictatures, celle du conservatisme évangéliste, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste. Elle rappelle que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau qui a explosé continue de progresser et émerge, parfois longtemps après, sous de nouvelles formes. Le durcissement des contradictions et des tensions sociales explique le surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Mais, il y a aussi une autre raison à la situation, ce sont les angoisses liées à l’apparition d’un nouveau monde. Trump aux Etats Unis, Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie, Modi en Inde et Duterte aux Philippines, …, en sont les visages grimaçants.
Quels sont les changements profonds qui construisent le nouveau monde et qui préfigurent les contradictions de l’avenir. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours, des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports de domination millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des Etats met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples et les formes de l’Etat-Nation. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, celle qui repose l’idée d’un temps fini. Le numérique renouvellent le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; il ne s’agit pas d’une crise migratoire mais d’une révolution démographique mondiale.
Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Pour l’instant, elles provoquent des refus et des grandes violences.
A partir des contradictions révélées par la situation actuelle, nous pouvons identifier les défis et les questions. On peut proposer une liste des thèmes que devra prendre en compte l’invention d’une nouvelle pensée du développement.
– Plusieurs questions résultent des limites du système dominant ; l’épuisement du néolibéralisme et les hypothèses de renouvellement ou de dépassement du capitalisme. Plus directement aujourd’hui la question de la pauvreté et des inégalités mondiales, le lien entre la justice sociale et la justice fiscale.
– Le nouveau paradigme écologique et le rapport entre l’espèce humaine et la Nature définit la rupture et pose aussi la question de la justice environnementale.
– Les grandes mutations identifiées autour de la révolution des droits des femmes, de la révolution des droits des peuples, du numérique et des biotechnologies, de la scolarisation des sociétés.
– La nouvelle donne géopolitique avec la tendance à la multipolarité, les guerres, le droit international et les multinationales, la nouvelle phase de la décolonisation après celle de l’indépendance des Etats, le rapport entre les Etats, les nations et les peuples et la redéfinition de la souveraineté.
– La question de l’hégémonie culturelle, des idéologies racistes, xénophobes et sécuritaires, des droits fondamentaux et de l’universalité des droits.
– L’interrogation fondamentale sur le politique, la délégation et la représentation, sur la corruption, sur les formes de la démocratie.
– La définition et le rôle des acteurs du changement, la mutation des classes sociales et du rapport entre les classes, le genre et les origines.
– Le rôle des mouvements sociaux et citoyens et la stratégie internationale des mouvements.
Pour aller plus loin [8]
7. Approfondir la réflexion sur le changement des sociétés
Si la pensée du développement occupe une place aussi importante, c’est parce qu’elle se présente comme la référence pour comprendre et agir sur l’évolution des sociétés. Il faut tout de suite souligner le biais dans la place qu’a pris l’économie dans la compréhension des transformations sociales par rapport à la philosophie, aux sciences et aux technologies et aux sciences sociales.
Dans les années soixante, la pensée du développement privilégiait des durées de vingt à quarante ans, celle de l’amortissement des investissements et le temps d’une génération.
L’analyse de l’évolution des sociétés s’est beaucoup enrichie au cours des trente dernières années. L’analyse marxiste, celle des modes de production et des formations sociales, des rapports sociaux et des structures sociales, s’est dégagée des rigidités et des contre sens du soviétisme. L’étude des civilisations a progressé, à partir des progrès des recherches historiques et archéologiques, notamment celles des économies mondes et des système mondes. La rupture de la décolonisation a été prolongée par l’étude de l’accumulation à l’échelle mondiale. La rupture écologique amène à élargir l’échelle du temps à la géologie et à la Nature et l’échelle de l’espace à celle de la planète dans l’articulation entre le local, le national, les grandes régions et le mondial.
L’évolution des sociétés était représentée par des périodes de relative stabilité interrompues par des révolutions qui marquaient le basculement vers une autre période. L’accent a été mis sur la complexité des sociétés, définie non seulement par l’affrontement entre deux classes sociales, mais par l’articulation entre plusieurs modes de production faisant intervenir plusieurs classes sociales et des alliances de classes. L’attention a porté sur la transition qui caractérise des périodes longues et contradictoires d’une société à une autre.
Cette démarche renouvelle la notion de transition qui n’est pas la conception d’une démarche progressive et réformiste ; elle inclut la nécessité de ruptures et de révolutions. Le rapport entre le temps long des transitions et les ruptures des révolutions doit être précisé. La transition n’annule pas du tout le rôle des révolutions, des moments d’affrontements et d’invention qui marquent l’évolution et les rapports de forces et dans lesquels s’imposent les idées nouvelles et se définissent les nouveaux rapports sociaux. Les révolutions ne résument pas la transformation des sociétés. L’Histoire ne se réduit pas à une succession de « Grand Soir » qu’il suffit de préparer ; tout deviendrait possible après et avant tout serait récupérable et même récupéré. Les historiens se sont beaucoup attachés à l’étude des transitions longues qui ont caractérisé certains grands empires et des transitions plus courtes et maîtrisées. Un exemple de ce type de transition caractérise le passage du féodalisme au capitalisme, maîtrisé par la bourgeoisie en moins de quelques siècles. Comme il est compréhensible, c’est cet exemple qui sert de référence quand on s’interroge sur les sorties du capitalisme. Car le capitalisme ne résume pas l’Histoire, il a eu un début, il aura une fin et elle n’est pas écrite.
La relecture de la transition du féodalisme au capitalisme permet quelques réflexions. L’Histoire n’est pas écrite à l’avance, et le dépassement du capitalisme ne va pas automatiquement déboucher vers une société idéale, plus juste, plus égalitaire. Il peut très bien déboucher vers un mode de production, une société, avec des rapports inégalitaires et de domination même s’ils ne sont plus capitalistes. Mais il peut aussi, en fonction des luttes et des mobilisations permettre un pas vers l’émancipation. Comme on l’a vu, les rapports sociaux capitalistes existaient déjà, incomplets, dans les sociétés féodales. On peut donc faire l’hypothèse que dans les sociétés actuelles il existe déjà des rapports sociaux incomplets de dépassement du capitalisme. Ce qui donne un autre statut aux recherches d’alternatives qui peuvent préfigurer de nouveaux rapports sociaux. Comme on l’a aussi vu dans la transition du féodalisme au capitalisme, aucune des deux classes principales féodales, l’aristocratie et la paysannerie, ne l’a emporté ; ce sont deux nouvelles classes, la bourgeoisie et la classe ouvrière, nées dans le processus, qui se sont imposées comme classes principales. De nouvelles classes sont en gestation dans le dépassement du capitalisme. Pour illustrer cette hypothèse, par exemple, les managers pourraient disputer aux actionnaires la direction ; à l’inverse, les précaires pourraient formaliser une nouvelle classe antagonique, un nouveau prolétariat.
Pour caractériser la transition engagée, on peut mettre en avant la proposition d’une transition sociale, écologique, démocratique et géopolitique. Une transition sociale pour une plus grande justice sociale et contre les inégalités nationales et mondiales. Une transition écologique pour une plus grande justice environnementale en « changeant le système et pas le climat ». Une transition démocratique en refusant la confiscation des pouvoirs par des minorités et en inventant de nouvelles formes du politique. Une transition géopolitique en refusant toutes les formes de domination. La proposition de transition rappelle la nécessaire action dans le temps long ; elle n’élimine pas les indispensables accélérations que portent les révolutions.
L’enjeu est de s’engager dans une transition vers plus d’émancipation. Il s’agit pour cela d’articuler quatre formes d’engagement : les luttes et les mobilisations ; l’élaboration et la réflexion théorique ; la lutte contre l’hégémonie culturelle par la confrontation des idées et le débat public intellectuel, scientifique, artistique ; la mise en œuvre d’alternatives concrètes à la logique dominante.
Pour aller plus loin [9]
8. Se situer dans une perspective stratégique
Une perspective stratégique se définit dans l’articulation entre le court terme et le long terme, entre l’urgence et l’alternative. Il faut évidemment répondre à l’urgence et aux problèmes immédiats. Personne ne pourrait comprendre qu’on ne s’engage pas dans les actions rendues nécessaires par l’urgence. Mais la réponse à l’urgence ne suffit pas pour répondre aux problèmes fondamentaux qui en sont la cause. Il faut inscrire la réponse à l’urgence dans la définition et la réponse à une alternative radicale, une alternative qui s’attaque à la racine, aux causes. La définition de la stratégie dépend aussi des acteurs qui la définissent. Elle se définit à l’échelle globale du changement de société au niveau de la prise du pouvoir. Elle se définit aussi à l’échelle des mouvements dans la perspective d’une action de long terme
La stratégie est souvent confondue avec la prise du pouvoir d’Etat. On a pendant longtemps pensé que pour changer une société, il fallait et il suffisait de prendre le pouvoir d’Etat. Dans cette optique, la formulation de la stratégie est militaire, compte tenu de l’importance du militaire dans le pouvoir et dans la prise du pouvoir. Comme l’a si bien analysé Gérard Chaliand, cette stratégie a été marquée par les guerres napoléoniennes avec la recherche de la bataille décisive que l’on va retrouver dans les stratégies du mouvement ouvrier avec l’idée de la révolution, du Grand Soir pour sortir du capitalisme.
On prête à Cromwell, dans les années 1650, la définition de la stratégie qui a permis à la bourgeoisie de prendre le pouvoir, autour de la proposition « il faut créer un parti, pour conquérir l’Etat, et pour changer la société ». Après des années de débat et de controverses dans la première Internationale, elle a été confirmée et adoptée par les 2e et 3e internationales comme l’axe stratégique pour la sortie du capitalisme. Cette stratégie est aujourd’hui interrogée. Les partis n’ont pas le monopole de l’intervention politique. Ensuite, un parti construit pour conquérir l’Etat se transforme en parti-Etat, parfois avant même la prise du pouvoir d’Etat. Enfin, l’Etat ne permet pas, généralement, de changer la société dans le sens d’une plus grande émancipation.
La discussion sur l’Etat qui avait été au centre de la 1re internationale est à approfondir en tenant compte des leçons des différentes périodes : des Etats-Nations, des Etats fascistes des années 1930, des Etats coloniaux, des Etats sociaux et Keynésiens, des Etats soviétiques et socialistes, des Etats néolibéraux, des Etats indépendants en Amérique Latine dès les années 1810 et des états décolonisés, en Asie et en Afrique, dès les années 1950. Il s’agit aussi des débats sur les niveaux de gouvernement : le niveau national en liaison avec l’Etat nation et les déclinaisons de la souveraineté ; le niveau mondial avec la nature du système institutionnel international et de la régulation de questions telles que l’écologie ou les migrations ; le niveau local avec la démocratie de proximité, les territoires, le municipalisme ; le niveau des grandes régions géoculturelles et géo-environnementales.
Les partis n’ont pas perdu leur rôle et leur nécessité, mais ils n’ont plus le monopole du politique. L’émergence des mouvements sociaux et citoyens change profondément la nature du politique. Ils portent la diversité des situations et des projets ; ils mettent en avant la diversité des sociétés et dans les sociétés. Les partis en font partie mais ne les dirigent pas, ne les déterminent pas. Ils modifient la nature des alliances sociales, culturelles et politiques. Nous proposons de mettre l’accent sur les stratégies des mouvements et de porter une attention particulière à la dimension internationale de ces stratégies.
Nous partirons du mouvement altermondialiste pour mettre en évidence le débat sur la stratégie, sur l’articulation entre court terme et long terme, entre urgence et alternative. Cette question a été illustrée au Forum social mondial de Belém en 2009. Dans ce forum ont été avancées des propositions pour répondre à la crise financière de 2008. Dans ce forum ont été également avancées des propositions d’alternatives autour de la transition écologique, sociale, démocratique.
Pour aller plus loin [10]
9. S’attaquer à l’urgence en renforçant les résistances
L’urgence est attestée tous les jours, dans tous les pays du monde. Elle s’exprime dans le refus de la pauvreté, des inégalités, des exclusions, des discriminations, des répressions, des guerres. Elle est portée par les mobilisations, par les luttes sociales et citoyennes. Dans chaque situation, les discussions portent sur des propositions et des politiques qui seraient susceptibles d’améliorer les situations immédiates. Ces politiques proposent des mesures immédiates de refus de l’insupportable. Même si elles ne prétendent pas modifier, dans le court terme les causes des difficultés, elles prétendent s’inscrire dans cette volonté et préparer des changements structurels. Les résistances ouvrent le champ des possibles. La radicalité des luttes est portée par leur singularité. Chaque lutte porte des dépassements.
Après la crise financière de 2008, la discussion a porté sur les politiques à mettre en œuvre pour répondre aux conséquences de cette crise et éviter des situations de crise aussi graves. Le Forum social mondial de Belém, en 2009, en est l’illustration. Le Forum a réaffirmé un programme d’urgence avec les propositions immédiates : le contrôle de la finance, la suppression des paradis fiscaux et judiciaires, la taxe sur les transactions financières, l’urgence climatique, la redistribution, … Ces mesures avaient été discutées dès la deuxième phase du mouvement altermondialiste, entre la chute du mur de Berlin et la réunion de Seattle en 1999, dans la contestation des politiques économiques, financières et sociales défendues par le G7, le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC.
L’hypothèse d’un changement de politique a été rejetée et combattue par les cercles dirigeants, les groupes financiers et les grandes entreprises multinationales, les institutions internationales économiques et financières et la plupart des dirigeants des grands Etats. Pour eux, la crise financière de 2008 est un accident, déjà largement corrigé à partir d’un renforcement des politiques d’austérité.
Toutefois, des économistes reconnus, notamment Joseph Stiglitz, Paul Krugman, Thomas Piketty, qualifiés de keynésiens, ont défendu une autre position. Ils ont avancé l’idée que la crise était beaucoup plus fondamentale, sur les questions monétaires, sociales et de l’économie internationale. Ils ont également insisté sur l’importance nouvelle de la question écologique. Le Secrétaire général des Nations Unies, a mis en place une commission pour réagir à la situation. Elle a été présidée par Joseph Stiglitz, reconnu comme keynésien, et Amartya Sen qui défend « un processus de développement et d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus ». Cette commission a proposé un programme qu’on a appelé le « Green new deal ». On y retrouve plusieurs des mesures préconisées dans les mesures d’urgence défendues au Forum de Belém. Ces propositions adoptées n’ont pas été appliquées et n’ont pas empêché le durcissement du néolibéralisme. Le débat n’est pas clos pour autant. Il faut rappeler que le New Deal avait été défini pour répondre à la crise de 1929, qu’il avait été adopté et décrété par Roosevelt dès 1933, mais qu’il n’a été appliqué qu’en 1945 après la deuxième guerre mondiale.
Il est probable que le débat sur le développement va s’organiser autour du programme du « Green New Deal » comme proposition par rapport au modèle dominant néolibéral. On peut déjà définir trois positions qui s’affirment par rapport à cette proposition. Les cercles dominants après avoir été tenté par des positions climato-sceptiques reconnaissent l’importance de l’écologie et proposent d’y répondre par un surcroît de capitalisme, par la marchandisation la privatisation et la financiarisation du vivant et de la Nature et par l’attente de miracles qui seraient apportées par les nouvelles technologie. Pour les courants les plus radicaux, le Green New Deal ne serait qu’une proposition de capitalisme vert et de renouvellement du capitalisme analogue à celui qu’avait porté le New Deal. Une position nouvelle très récente pourrait renouveler le débat et actualiser les questions des alliances. Elle a été apportée par Alexandria Ocasio-Cortez, dite AOC, nouvelle élue de New York à la Chambre des représentants, et les nouveaux courants états-uniens qui se définissent comme socialistes et qui défendent une conception beaucoup plus offensive et radicale du Green New Deal.
A un moment où les politiques dominantes sont de plus en plus injustes, inégales et répressives, l’urgence est de renforcer les résistances à toutes les échelles locales, nationales et mondiales. Elles consistent à soutenir les mouvements en lutte autour des thèmes les plus développés : refuser la pauvreté, les inégalités, les discriminations ; lutter contre les répressions ; refuser les remises en cause des libertés démocratiques ; remettre en cause le rôle croissant et les différentes formes de la corruption ; remettre en cause la volonté de puissance et de richesses qui conduit à des démesures incontrôlées ; refuser les guerres ; lutter contre la criminalisation des mouvements sociaux et des formes de solidarité.
Pour aller plus loin [11]
10. Rendre visible les alternatives, les nouveaux projets de société
La réponse à l’urgence ne suffit pas pour définir une nouvelle pensée du développement. Il faut pour ouvrir des perspectives définir des alternatives. L’expérience montre d’ailleurs que les alternatives sont nécessaires y compris pour résister. Au Forum social mondial de Belém en 2009, alors même qu’étaient proposées des politiques pour répondre à la crise financière de 2008, de nombreuses interpellations ont mis en évidence le fait qu’il s’agissait d’une rupture plus profonde, particulièrement du fait de la discontinuité portée par la prise de conscience de l’urgence écologique.
Un ensemble de mouvements sociaux et citoyens, les mouvements des femmes, les paysans, les écologistes et les peuples indigènes, surtout amazoniens, ont pris la parole pour affirmer : s’il s’agit d’une remise en cause des rapports entre l’espèce humaine et la Nature, il ne s’agit pas d’une simple crise du néolibéralisme, ni même du capitalisme, il s’agit d’une crise de civilisation, celle qui dès 1492 a défini certains fondements de la science contemporaine dans l’exploitation illimitée de la Nature et de la planète. C’est de là que date la définition d’un projet alternatif, celui de la transition sociale, écologique, démocratique, y compris politique et géopolitique. Cette transition s’appuie sur de nouvelles notions et de nouveaux concepts : les communs, la propriété sociale, le buen vivir, la pachamama ou la Terre-Mère, la démocratisation radicale de la démocratie, …
Résister, c’est lutter pied à pied ; c’est aussi montrer que des progrès sont possibles à travers les nouvelles pratiques et les nouvelles politiques, même partielles. Il s’agit alors de contester la prétention du capitalisme à se présenter comme le seul porteur du progrès et de la modernité. Le capitalisme se présente comme porteur de modernité et de modernisation et rejette tous ceux qui le contestent comme tenants de l’immobilisme et du refus du changement. Et c’est vrai que les changements imposés par le capitalisme sont porteurs de régression sociale. Mais on ne peut pas se contenter de dire : il ne faut rien changer parce que ce sera pire, même si c’est très probable que les changements entraîneront une situation dégradée pour les travailleurs et les couches populaires. Le capitalisme est porteur d’une modernisation, mais comme l’avait déjà pointé Gramsci, c’est une modernisation régressive. Le mouvement altermondialiste l’a expérimenté dès le début du néolibéralisme avec Mme Tatcher, surnommée Madame TINA avec son affirmation « There Is No Alternative ». C’est à cette agression que le mouvement altermondialiste a répondu en affirmant qu’il y a des alternatives meilleures, « Un autre monde est possible ».
La bataille porte sur le contrôle des modernisations et sur la définition d’une modernité progressiste en opposition à la modernité régressive. Nous voyons comment le capitalisme se modernise par le contrôle du numérique et des biotechnologies. Mais la bataille est en cours ; ce sont les grandes entreprises qui pillent et détournent les progrès possibles. Dans les collectifs de logiciels libres, les lanceurs d’alerte, les porteurs de la santé publique, l’urgence climatique, la biodiversité, le rejet de l’extractivisme et dans tant d’autres domaines, les affrontements ne font que commencer. Ils opposent clairement deux conceptions de la modernité, celle de la marchandisation et de la financiarisation d’un côté et celle du respect de la Nature et du développement des droits fondamentaux individuels et collectifs de l’autre. Ce débat qui a été mené au forum social mondial de Bahia en 2018 sur les urgences écologiques, sur le travail et la quatrième révolution industrielle, sur l’emploi, sur la protection sociale universelle, sur la santé, sur l’eau, sur la terre, sur le logement, sur le climat, sur la culture, …
L’approche qui relie la résistance et la création définit l’approche stratégique. En partant des résistances, on peut les mettre en perspective dans un projet. Les résistances définissent les refus et ouvrent les pistes des alternatives nécessaires et possibles. La lisibilité d’un projet alternatif se dessine à travers les refus. Le débat ne porte pas sur la nécessité d’une alternative mais sur la nature de cette alternative. Dans tous les cas, il y aura une transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. La question est de savoir si elle peut être plus juste. Quelles sont donc les éléments qui permettront d’en juger et de préparer une alternative d’émancipation. Quelques principes ont été dégagés : le respect des droits fondamentaux ; l’accès aux droits pour toutes et tous, et son prolongement, l’égalité des droits ; le respect des libertés individuelles et collectives ; la solidarité à toutes les échelles, locales, nationales, internationales. Ce débat n’est pas nouveau. Aux Nations unies, depuis la décolonisation jusqu’au débat sur la déclaration pour le droit pour le développement, certaines idées étaient présentes. On a retrouvé quelques-unes des discussions dans le débat sur le Protocole facultatif pour les DESC et on le retrouve aussi dans le débat sur les Objectifs du développement durable (ODD). Le droit international est un des chantiers essentiels dans le renouvellement de la pensée des transformations écologiques, sociales et démocratiques.
A travers l’affirmation des nouvelles orientations, la définition des politiques de transition, la discussion sur les concepts et les théories, l’expérimentation des alternatives, les mouvements font progresser l’élaboration d’un projet et amorcent un récit d’émancipation. C’est une étape dans la lutte contre l’hégémonie culturelle aujourd’hui dominante.
Pour aller plus loin [12]
11. Lutter contre l’hégémonie culturelle qui cherche à imposer un monde inégal
A partir de 2013, la situation internationale et dans un très grand nombre de pays est marquée par la montée des idéologies racistes, sécuritaires et xénophobes. Elle se traduit par une double offensive : contre les migrants d’une part et par la criminalisation des mouvements sociaux et citoyens et particulièrement contre les mouvements de solidarité. La montée de ces idéologies n’annule pas les contradictions et les résistances sont très importantes dans toutes les sociétés. Mais, dans de nombreux pays des mouvements qui traduisent les volontés de souveraineté par des nationalismes conservateurs et des blocs d’extrême droite, voire fascisants, gagnent des majorités électorales.
Cette évolution peut être expliquée, en partie, par l’évolution de la mondialisation. Les travaux de Branko Milanovic sur les inégalités mondiales mettent en évidence l’évolution de la mondialisation et ses conséquences sur les inégalités exacerbées par les politiques d’austérité qui ont suivi la crise de 2008. Les travaux montrent le recul de l’extrême pauvreté, surtout en Asie, et l’explosion des inégalités avec le 1% des ultras riches et l’explosion de la corruption dans tous les pays. Mais, ces travaux mettent aussi en évidence le recul du pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes des pays riches et émergents. Il s’agit d’un véritable appauvrissement, d’une paupérisation relative. Cette tendance permettrait d’expliquer, en large part, le désespoir des couches populaires et moyennes, comme par exemple le mouvement des gilets jaunes. Elle peut aussi expliquer l’écoute des discours nationalistes et extrémistes, les votes pour Trump, Bolsonaro, Modi, Orban, Duterte et autres réactionnaires.
Elle permet aussi de comprendre l’évolution autoritaire et violente du néolibéralisme : en perdant l’alliance avec les classes moyennes et certaines couches populaires qui avait fonctionné au temps du New Deal, le néolibéralisme, après la crise de 2008 tourne le dos à une option démocratique, même relative ; il s’engage dans une version austéritaire, mêlant l’austérité à l’autoritarisme et développe une violence d’Etat agressive.
Par rapport aux urgences et aux dangers des remontées totalitaires qui occupent l’espace philosophique et politique, l’alliance entre les humanistes et les alternatifs radicaux est essentielle. Elle nécessite un renouvellement et une réinvention de l’humanisme, au sens d’une philosophie qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité. Elle rappelle l’importance et la fécondité des débats qui ont illustré, parmi d’autres, l’humanisme chrétien et la théologie de la libération, la résistance au stalinisme dans la pensée marxiste, la critique de l’universalisme occidental, les propositions pour un humanisme évolutif et écologique.
La victoire des tendances totalitaires a été acquise au niveau des idées, des idéologies. L’extrême droite a commencé dès la fin des années 1970 son offensive contre l’égalité. En France, en lien avec des cercles aux Etats Unis, le Club de l’Horloge a mené, avec l’aide de scientifiques et d’intellectuels, une offensive pour affirmer que l’égalité n’est pas naturelle et que ce sont les inégalités qui le sont. Cette offensive a ciblé les libertés ne défendant que la liberté des entreprises et a combattu le droit international dans sa référence à la Déclaration universelle des droits humains.
On retrouve ainsi les explications de Gramsci sur l’importance de l’hégémonie culturelle qui permet à un système de domination de s’imposer en étant accepté par les couches sociales dominées. Dans cette bataille culturelle, la définition d’un projet, porteur d’une alternative d’émancipation, est essentiel.
Pour aller plus loin [13]
12. Repenser le développement des sociétés et réinventer la solidarité internationale
La solidarité internationale est interpellée par cette nouvelle situation. Il faut donc en rappeler les fondements et la manière de tenir compte des nouvelles conditions. Dans la mesure où la solidarité internationale concerne les rapports entre les sociétés, il faudra revenir sur la manière de comprendre le changement social et l’évolution d’une société ; il faudra aussi s’interroger sur les rapports entre des sociétés et sur les inégalités et les rapports de domination qui peuvent caractériser les rapports entre les sociétés ; il faudra enfin s’interroger sur l’évolution du système international. Les réflexions que nous avons proposé sur la pensée du développement, comme une manière de prendre en compte les changements des sociétés et de leurs rapports doivent permettre de prendre en compte la situation actuelle et son évolution par rapport aux ruptures qui ont été identifiées.
Considérons la solidarité internationale comme une valeur, une stratégie, des pratiques et un mouvement. Partons de la solidarité internationale en tant que valeur, examinons quelle stratégie permet de la développer, prenons en compte les pratiques qui la définissent, examinons enfin les acteurs qui portent cette solidarité et considérons qu’il existe des mouvements de solidarité internationale.
En tant que valeur, la solidarité internationale est la dimension internationale de la solidarité. Il faut donc partir de la solidarité comme valeur et de l’évolution de sa signification. La solidarité se distingue progressivement de la charité et de l’aide d’une part et de l’altruisme d’autre part. La solidarité traduit le lien entre des personnes qui se considèrent comme liées par leur appartenance commune à une communauté ou à un territoire. En cela, la solidarité internationale renforce et complète la solidarité en élargissant la communauté à l’Humanité et le territoire à la planète. La solidarité est souvent perçue dans les valeurs fondamentales comme le complément de la liberté et de l’égalité en étant plus générale que l’injonction de fraternité ou de sororité. L’actualité de ces valeurs est renforcée par les dérives dans l’explosion des inégalités, la remise en cause des libertés et le renforcement de l’égoïsme. Les sociétés sont confrontées à l’inverse de la solidarité avec la folle démesure dans la possession des richesses et dans l’ivresse de la puissance (ce qu’on a appelle l’hubris).
La solidarité, et la solidarité internationale, sont présentes dans des pratiques multiples. C’est ce qu’on a vu dans les relations de travail avec la solidarité dans les syndicats ouvriers et paysans. C’est ce qu’on a vu aussi avec le développement de l’économie sociale et solidaire, et particulièrement avec les coopératives agricoles et ouvrières qui ont tenté d’organiser la solidarité à travers la coopération. C’est aussi le cas des mutuelles quand elles ont résisté à leur mutation dans le système bancaire. C’est le cas dans les territoires et dans l’histoire des municipalités qui ont conservé pendant très longtemps des communs. Les pratiques de solidarité ont résisté à la marchandisation, la privatisation et l’étatisation. Elles sont à la base des propositions telles que les communs et la propriété sociale.
La solidarité internationale a mis en avant des pratiques spécifiques. D’abord pendant la décolonisation, la solidarité internationale a pris des formes actives dans le soutien, et même la participation sous des formes diverses, aux luttes de libération nationale des peuples colonisés, et aussi aux luttes contre les racismes, les ségrégations et les discriminations. Après les indépendances, la solidarité internationale a essayé de s’engager dans la coopération, mais l’évolution des Etats décolonisés a découragé ces tentatives. Les associations de solidarité internationale ont avancé une autre proposition, théorique et pratique, avec le partenariat. L’hypothèse du partenariat, et son pari, c’est de parvenir à construire des relations d’égalité alors que les situations sont profondément inégales, du fait des inégalités et des dominations entre les sociétés auxquelles sont reliés les partenaires. C’est une option volontariste pour construire et inventer de la solidarité internationale en contradiction avec le marché, les puissances financières, les appareils d’Etat. Suivant les situations ce partenariat peut être possible ou impossible, bénéficier des contradictions ou au contraire en être victime, permettre des marges de manœuvre ou faciliter les récupérations.
La solidarité internationale est un mouvement qui s’inscrit dans l’ensemble des mouvements sociaux et citoyens. Faisons l’hypothèse que tous les mouvements de solidarité doivent prendre conscience de l’importance de la solidarité internationale comme prolongement et comme fondement de toutes les actions de solidarité. Plus généralement, la solidarité est constitutive de tous les mouvements sociaux et citoyens ; c’est dans chacun de ces mouvements que naît et que se construit le sentiment d’appartenance à des communautés de destin. Et c’est tout naturellement que se construisent les réseaux internationaux de familles de mouvements, confrontés à la mondialisation néolibérale d’une part, et d’autre part heureux de se retrouver en confiance, d’apprendre les uns des autres, de chercher des réponses, d’expérimenter des pratiques. C’est ce qu’on peut voir avec les mouvements paysans, les syndicats salariés, les mouvements pour les droits des femmes, les peuples indigènes, les mouvements d’habitants, ... Prenons l’exemple de La Via Campesina ; c’est au niveau international qu’elle a défini son programme et fait reconnaître l’importance des paysanneries. Chaque point de son programme est maqué par la solidarité et par la liaison entre le local, le national et le mondial : l’agriculture paysanne ; la biodiversité, les semences, et le refus des OGM ; la souveraineté alimentaire et le refus de l’OMC ; la réforme agraire ; le respect des droits humains pour les communautés rurales et les militants ; les droits des femmes, des jeunes et des migrants.
L’altermondialisme est né de la convergence des mouvements sociaux et citoyens et des réseaux internationaux de mouvement. Ils ont rendu la solidarité internationale plus visible. Les forums sociaux mondiaux ont montré cette convergence ; ils sont encore présents en tant que processus. Une nouvelle phase du mouvement altermondialiste est à inventer. La mondialité, proposée par Edouard Glissant, permettrait de dépasser l’affrontement entre nationalisme et mondialisme. La multipolarité permettrait de dépasser les contradictions toujours vivantes entre Nord et Sud.
L’organisation de la continuité des échelles est à réinventer en prenant comme impératif la nécessité de la solidarité internationale. Le local implique la liaison entre les territoires et les institutions démocratiques de proximité, la redéfinition d’un municipalisme d’émancipation. Le niveau national implique la redéfinition du politique, de la représentation et de la délégation dans la démocratie, le renforcement de l’action publique et le contrôle démocratique du pouvoir d’Etat. Les grandes régions sont les espaces des politiques environnementales, géoculturelles et de la multipolarité. Le niveau mondial est celui de l’urgence écologique, des institutions internationales, du droit international qui doit s’imposer par rapport au droit des affaires, de la liberté de circulation et d’installation et des droits des migrants.
Le mouvement de solidarité internationale est formé par les mouvements sociaux et citoyens. Il met en avant le respect de la diversité des mouvements. La mise en avant de contradictions principales ne justifie pas la subordination de certains mouvements à d’autres. C’est ce que signifie l’intersectionnalité qui ne se limiterait pas aux rapports entre classes, genres et origines. L’évolution des mouvements est aussi à interroger. Dans les forums sociaux, le débat a été engagé sur l’ongéisation des mouvements et la différenciation entre mouvements de mobilisations et mouvements d’influence par rapport à des pouvoirs étatiques ou d’entreprises. Cette tendance a été renforcée par les Fondations qui sont, avec leurs contradictions, les formes d’un capitalisme philantropique. Le partenariat doit être interrogé en tant que concept et en tant que pratique. Des changements culturels considérables sont à l’œuvre qui vont marquer le mouvement de solidarité internationale. Particulièrement, les nouvelles formes générationnelles d’engagement et les changements dans le rapport individuel/collectif
Repenser le développement, c’est redéfinir les stratégies de changement social. Le mouvement social de solidarité international rappelle que la transformation de chaque société ne peut pas être envisagée en dehors du changement du monde. Il s’appuie sur un droit international construit autour du respect des droits fondamentaux. Il propose, en lieu et place d’une définition du développement fondée sur la croissance productiviste, une concurrence illimitée et des formes de domination, une stratégie de la transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique.
La démarche proposée est de partir de la stratégie des mouvements sociaux et citoyens. De proposer à tous les mouvements, et aux réseaux internationaux de mouvements, de définir leur stratégie par rapport aux changements et aux ruptures qui caractérisent la situation actuelle et de mettre en évidence la dimension internationale de ces stratégies. La nouvelle phase de l’altermondialisme pourra être définie et construite à partir des stratégies des mouvements sociaux et citoyens et de leurs réseaux internationaux.
Pour aller plus loin [14]
Gus Massiah, CRID, mai 2019