[1]. La délégation a récolté de rares témoignages auprès de la population musulmane. Ce travail fait l’objet d’un rapport alarmant, diffusé mercredi 14 août [2].
Vous avez intitulé votre rapport « Le Cachemire en cage ». Mais cette région, l’une des plus militarisées du monde, n’était-elle pas déjà en cage ?
C’est juste. Il y a au Cachemire une histoire très forte de répressions. Mais la situation actuelle est plus extrême. Cette fois-ci, le couvre-feu est strict. Pas d’Internet ni de téléphone. Magasins, écoles, tout est fermé, à part quelques pharmacies, les distributeurs de billets et les postes de police. L’activité économique est paralysée.
Il y a des allégements occasionnels du couvre-feu, comme si le gouvernement essayait de tester la température. Le fait que le Cachemire soit relativement développé permet à la population de tenir, mais cela ne va pas pouvoir durer. La situation est critique.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans la vallée ?
La présence militaire. Les soldats sont partout. Il y a beaucoup de contrôles. Des véhicules avec des haut-parleurs demandent aux gens de rester chez eux. On comprend vite que l’objectif principal des forces de l’ordre n’est pas d’intercepter des terroristes, mais de contrôler la population civile et d’empêcher toute protestation. Car le gouvernement sait que les gens manifesteront dès que le couvre-feu sera relâché.
Ensuite, j’ai été frappé par la colère de la population. Les gens ressentent une humiliation. Ils ne peuvent pas accepter que la suppression de l’autonomie de leur région ait été décidée derrière leur dos, sans qu’ils aient eu leur mot à dire. Et le fait qu’ils n’aient pas pu célébrer librement la fête de l’Aïd-el-Kébir [fête musulmane marquant la commémoration du sacrifice d’Abraham], lundi, a encore mis de l’huile sur le feu.
Enfin, les gens ont très peur. Parmi tous les témoignages recueillis, pas une seule personne n’a voulu faire face à la caméra. Les habitants craignent la répression du gouvernement. En dépit de cela, nous avons été touchés par leur grande hospitalité.
Les gens expriment-ils une volonté de protester quand le couvre-feu sera relâché ?
Ils disent qu’ils attendent l’occasion de protester. Plus la répression est forte, plus les gens revendiquent leur liberté. Pour l’instant, et sans moyens de communication [Internet et téléphone sont supendus], c’est impossible, à part quelques protestations localisées, comme vendredi à Saura, à Srinagar.
Le discours du gouvernement indien est de dire qu’un petit nombre de séparatistes, au Cachemire indien, induisent la population en erreur. Mais, en fait, presque tous les habitants sont des séparatistes. Le conflit principal lié au Cachemire oppose New Delhi à la population du Cachemire.
Avez-vous pu rencontrer des politiciens locaux de l’opposition ?
C’était impossible. Tous ont été arrêtés, ainsi que des centaines d’autres personnalités. Personne ne connaît leur nombre, ni leur identité, ni leur lieu de détention. Nous avons entendu dire qu’un hôtel de 200 chambres, The Centaur, avait été transformé en prison temporaire. Cette situation est inquiétante, compte tenu de la pratique de la torture par les forces de l’ordre au Cachemire. Le seul politicien rencontré, à Srinagar, était un responsable nationaliste hindou ; il nous a menacés de problèmes si nous étions impliqués dans des activités « antinationales ».
Comment la presse fonctionne-t-elle face à cette situation ?
Les journalistes locaux sont paralysés, à part deux quotidiens, qui sortent avec une pagination et des informations limitées. La presse indienne est, quant à elle, soumise à des pressions et pratique l’autocensure pour ne pas heurter la version du gouvernement, qui consiste à dire que tout va bien au Cachemire.
Par exemple, des douzaines de journalistes indiens étaient présents, mardi, à Delhi lors de notre conférence pour présenter notre rapport. Mais très peu de journaux à grand tirage en ont parlé. Par contre, sur les réseaux sociaux, nous avons publié une vidéo, qui a été vue par plus de 100 000 personnes. Quant aux journalistes étrangers, comme vous, ils ne sont pas autorisés à se rendre sur place. Il reste les correspondants indiens de médias internationaux, qui alertent correctement sur la situation.
L’abrogation de l’article 370 garantissant l’autonomie peut-elle favoriser le développement économique au Cachemire, comme le soutient M. Modi ?
Mais le Cachemire n’est pas pauvre ! C’est une région relativement développée et égalitaire, qui a des indicateurs de développement bien supérieurs, par exemple, à l’Etat du Gujarat, longtemps dirigé par M. Modi et présenté comme un Etat modèle. Et cela notamment grâce à l’article 370, qui a permis d’entreprendre des réformes agraires dans les années 1950 et 1970. Aujourd’hui, les habitants ont peur de perdre leurs terres et leur emploi.
L’objectif final du nationalisme hindou est de transformer l’Inde en un Etat hindou. Il s’agit de faire accepter la culture hindoue à toute l’Inde, et notamment à la minorité musulmane.
Ce qui vient de se passer au Cachemire est l’application de cette idée. Elle s’intègre dans un large projet, qui est assez sinistre. J’avais toujours pensé que c’était une sorte de fantaisie qui ne prendrait pas corps et serait empêchée par la démocratie. Mais je pense désormais que les nationalistes hindous veulent vraiment atteindre leur but. (Publié dans Le Monde en date du 16 août 2019)
Jean Drèze
Angeli de Rivoire
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.