L’initiative est-elle exemplaire ? Nous n’avons pas inventé les ciné-clubs, ni l’utilisation du cinéma pour tenter de capter un public réticent aux débats politiques et sociaux « secs ». En réalité, nous n’ignorons pas que, dans beaucoup de villes, se sont créées, ces dernières années, des manifestations autour du cinéma avec un contenu social et politique parfois radical. Rouge en fait épisodiquement état. Festival de « résistances » ici, semaine « Attac » là, rendez-vous du cinéma social ailleurs [1].
Ce foisonnement est en phase avec la renaissance d’une production où les personnages de salariés et le lieu de travail ne sont plus simple anecdotes - après Ken Loach en Angleterre ou les frères Dardenne en Belgique -, en lien avec le frémissement social que l’on peut dater de 1995. C’est l’analyse que fait Michel Cadé dans L’Écran bleu [2] : « [...] Tandis que Robert Guediguian, Edwin Baily, Hervé Le Roux ou Bertrand Tavernier assurent la transmission, souvent sur le ton de la nostalgie de la geste et de la culture ouvrières, Jean-François Richet, Laetitia Masson, Manuel Poirier, Pierre Jolivet, Jérôme Foulon, Erick Zonca, Emilie Deleuze, Laurent Cantet, Xavier Beauvois, Philippe Le Guay et, dans une veine plus onirique, Alain Guiraudie et Otar Iossélani, filment les transformations du monde ouvrier, mélange de retour à l’individuel et de nouvelles solidarités. »
Et il ajoute : « Écrire que l’avenir de l’ouvrier passe en France par le cinéma serait aussi exagéré qu’outrecuidant, penser que la conscience de soi ouvrière, comme celle qu’en ont les autres classes et couches sociales, dépend pour partie de la représentation qu’en donne aujourd’hui le cinéma ne me paraît pas déraisonnable. » La petite équipe qui pilote les rencontres n’a pas de prétentions théoriques. L’édito le dit cependant : « Si le salariat éclaté et précarisé doute parfois de lui-même, il n’est qu’à écouter Laurence Parisot et le Medef pour savoir que le patronat, lui, est une classe qui, consciemment, mène la lutte. Nous poursuivons donc notre exploration. Films du patrimoine et avant-premières, fictions et documentaires, nous permettront d’étudier, avec des critiques et des réalisateurs, des universitaires et des militants, l’évolution du salariat dans sa composition, son organisation, sa conscience. »
L’objectif n’est pas seulement d’avoir une programmation intéressante et des intervenants pertinents. Il est aussi de briser la « porte de verre » qui fait que beaucoup de salariés des couches populaires ne franchissent pas la porte des salles d’art et d’essai. Cette démarche, nous cherchons à l’avoir avec les militants des organisations syndicales (notamment de la CGT, de la FSU, et des SUD). Nous espérons que cela débouchera vers une réflexion commune pour « repenser » la culture (et non la « panser », pour faire référence à l’essai de Jean-Michel Leterrier [3]). Parallèlement, nous travaillons avec plusieurs librairies, établissant ainsi des cor¬respondances avec la bande dessinée, la littérature de jeunesse, les sciences sociales.
Douze films, quatre tables rondes. S’il ne faut retenir qu’un événement, choisissons peut-être la projection du film Les Lip : l’imagination au pouvoir, que Christian Rouaud et Charles Piaget présenteront en avant-première vendredi 16 février (lire ci-dessous). Le programme du festival « La classe ouvrière, c’est pas du cinéma » est consultable sur les sites d’Espaces Marx et des cinémas Utopia [4].
André Rosevègue
1. Il y aurait peut-être là matière à coordination.
2. Michel Cade, L’Écran bleu, la représentation des ouvriers dans le cinéma français, Presses Universitaires de Perpignan, 2004.
3. Jean-Michel Leterrier, « Panser » ou repenser la culture, Les points sur les i, 18 euros.
4. http://www.cinemas-utopia.org/ et http://espacesmarxbrodeaux.apinc.org.
Encart
LIP 1973 : « On fabrique, on vend... »
La lutte des Lip reste un moment inégalé de la bataille sociale contre les licenciements, de 1973 jusqu’à 1977, sans relâche, des années durant. Une sorte de ligne de crête, la pointe avancée du rapport de force, un moment partageant deux époques : l’après-1968, où « l’imagination » ouvrière est potentiellement « au pouvoir », et l’après-1973, où la crise mondiale bloque l’élan, puis terrasse l’énergie subversive. Un entre-deux que le film de C. Rouaud restitue en posant la question : « Que reste-t-il de ces beaux jours ? », de ce « rêve collectif », où des ouvriers ont volé un stock de montres comme arme de lutte, puis remis en marche l’usine (« on fabrique, on vend ») et fait la preuve que « l’usine est là où sont les travailleurs », slogan de Charles Piaget (militant de la CFDT de l’époque 1968, et du PSU), lorsque les CRS envahissent l’usine après cette action illégale dont l’impact a été mondial.
À l’heure des douloureuses luttes défensives d’aujourd’hui, ce film mesure le chemin parcouru... à l’envers. Mais cette mémoire restituée est aussi un outil de débat, pour continuer à tracer un horizon politique : pas « seulement syndical », mais « pas seulement révolutionnaire » non plus. Plutôt un pont, une transition, entre l’emploi maintenu (il le sera !) et la contestation en actes du monde des multinationales.
Le film est une succession d’interviews et d’images d’archives. Les paroles de mémoire passent successivement de Charles Piaget à Roland V., Raymond B., Jean Raguenès, Fatima (animatrice d’un groupe femmes). Le début de récit de l’un est poursuivi par l’autre, qui passe au suivant, etc., dans un enchaînement rythmé. Tous forment un personnage collectif, à l’image de cette lutte. Sortie en salles le 21 mars (Les Lip : l’imagination au pouvoir, film de Christian Rouaud, production Les films d’ici).
Dominique Mezzi