Analyse. Le 23 août, les Algériens marcheront en masse pour le 27e vendredi d’affilée contre le pouvoir en place. Ces six mois de contestation inédite ont profondément ébranlé une nation qui ne croyait plus en elle. Bien peu auraient misé quelques dinars sur cette nouvelle révolution algérienne à l’ambiance de kermesse. Et pourtant : répression, chantage au chaos ou tractations politiques, aucune manœuvre du pouvoir n’a pu épuiser le hirak, ce « mouvement » populaire pacifique.
Début 2019, c’est plutôt un parfum de résignation qui flotte sur l’Algérie. Le pays semble s’être habitué à la silhouette voûtée de son président, Abdelaziz Bouteflika, plié en deux dans un fauteuil roulant depuis un accident vasculaire cérébral en 2013. A l’image de cet homme de 82 ans qui règne sur le pays depuis près de vingt ans, l’Algérie se désagrège. La rente pétrolière, qui avait un temps masqué sa gestion calamiteuse du pays, a commencé à s’amoindrir.
La jeunesse (la moitié des 42 millions d’habitants a moins de 30 ans) se dit « usée ». Elle voit son avenir miné par le népotisme, le piston et le chômage (officiellement 26,4 % des 16-24 ans). Ni la classe politique dominante ni les intellectuels ne comptent sur elle : on la dit désorganisée, dénuée d’intelligence, incapable de s’impliquer dans un destin national. Comment l’en blâmer ? La « génération Bouteflika » a grandi dans la peur d’être arrêtée à la moindre contestation.
« Le peuple veut la chute du régime »
A cela s’ajoute le traumatisme de la « décennie noire » des années 1990 – plus de 150 000 morts dans une guerre contre le terrorisme islamiste – qui hante les Algériens. Ils sont d’ailleurs nombreux à être reconnaissants envers le président d’y avoir mis un terme au prix d’une douloureuse réconciliation nationale. Pour eux, contester le pouvoir, c’est risquer de replonger dans une période mortifère.
C’est dans cette morosité que se profile l’élection présidentielle du 18 avril. Abdelaziz Bouteflika est censé remporter un cinquième mandat dans une totale indifférence. Au pouvoir depuis l’indépendance en 1962, le parti du Front de libération nationale (FLN) a cadenassé le pays. Le peuple a perdu foi en la démocratie depuis longtemps. Contre toute attente, les Algériens vont pourtant réussir à faire sauter le verrou de la peur. Le déclic a lieu le 9 février : ce jour-là, à Alger, les dirigeants du FLN annoncent la candidature du chef de l’Etat sortant en présentant un… cadre à son effigie.
Pour les Algériens, c’est « l’humiliation » de trop. Quelques jours plus tard, le 16, à Kherrata, petite ville de Kabylie, des centaines de voix osent crier : « Le peuple veut la chute du régime ». Le 19, à Khenchela (Est), un portrait géant de Bouteflika accroché sur la façade de la mairie est arraché. Et le 22, des centaines de milliers d’Algériens défilent dans tout le pays, démentant leur incapacité supposée à se mobiliser pour le bien commun.
Les Algériens se retrouvent, tous unis derrière les drapeaux vert et rouge, et amazigh (berbère), avec une joie déroutante. Cette élection présidentielle qui devait être une simple formalité a déclenché une révolution retransmise sur les réseaux sociaux. Le pouvoir tente de gagner du temps : le 11 mars, un message du président annonce qu’il ne se représentera pas et que l’élection est repoussée. Insuffisant : les manifestants refusent tout plan B.
Sous la pression de la rue et de l’armée, Bouteflika démissionne le 2 avril. Mais la contestation ne faiblit pas : les Algériens veulent que tous les dirigeants « dégagent ». « Pouvoir assassin », martèlent-ils. Certains osent même dire qu’ils ont été, après la France, colonisés par le FLN.
« Y en a marre des généraux »
L’« abdication » du chef de l’Etat a fait craquer le vernis du pouvoir pour en révéler un autre qui tient en réalité le pays depuis l’indépendance : les militaires. Désormais, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), est l’homme fort du pays. Pour calmer la rue, il obtient la tête d’anciens premiers ministres et de grands patrons, aujourd’hui en prison pour corruption. Il essaie de donner des gages en promettant d’« accompagner le peuple algérien ». Les pressions pour qu’une élection présidentielle se tienne le 4 juillet échouent. Faute de candidats, le scrutin est reporté sine die. Le peuple réclame que le général de 79 ans, proche de Bouteflika, « dégage » lui aussi.
Le pouvoir change de technique : il cherche à casser la dynamique révolutionnaire. La police et la justice aux ordres, il fait interdire les drapeaux berbères lors des manifestations, espérant ainsi jouer sur la corde régionaliste et diviser les Algériens. En vain. Des dizaines de personnes sont arrêtées pour « atteinte à l’unité nationale » pour avoir brandi cette bannière. Les opposants à Ahmed Gaïd Salah sont aussi jetés en prison, comme Lakhdar Bouregaâ, 86 ans, héros de la guerre de libération. Les manifestants continuent de scander « Y en a marre des généraux » et exigent « un Etat civil ». Le pouvoir militaire, qui tétanisait les foules, n’a plus d’emprise.
Loin de lâcher prise, le système tente des tractations en proposant aux manifestants une médiation menée par des personnalités qu’il a lui-même cooptées pour organiser des élections au plus vite. Il mise sur la faiblesse de partis d’opposition divisés et de la société civile, mais se heurte au refus catégorique des manifestants. Ceux-ci exigent la libération des détenus d’opinion, puis l’instauration d’une instance neutre capable de gérer la transition et d’organiser les futurs scrutins « libres et démocratiques ».
Les Algériens semblent déterminés à tenir tant qu’ils n’auront pas achevé leur révolution. Leur soulèvement a été galvanisé par la victoire de l’équipe nationale lors de la Coupe d’Afrique des nations, en juillet – une équipe qu’on disait incapable de gagner. Assurément, 2019 est l’année de l’Algérie.
Ali Ezhar (Alger, correspondance)
• Le Monde Publié le 22 août 2019 à 02h09, mis à jour le 23 août à 06h32 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/22/2019-annee-de-l-algerie_5501479_3232.html
En Algérie, les autorités expulsent un responsable de Human Rights Watch
Ahmed Benchemsi a été arrêté en marge d’une manifestation contre le régime, avant d’être mis dans un avion à destination du Maroc.
Les autorités algériennes ont expulsé sans fournir de motifs, lundi 19 août, un responsable de Human Rights Watch (HRW) arrêté en marge d’une manifestation contre le régime, après l’avoir retenu dix jours sur le sol algérien, a annoncé mardi l’ONG.
Directeur de la communication et du plaidoyer pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord de HRW, Ahmed Benchemsi, citoyen marocain et américain, « était à Alger pour faire simplement son travail en observant la situation des droits humains », a expliqué Kenneth Roth, directeur de l’ONG, dans un communiqué reçu mardi par l’AFP à Alger. « Son arrestation arbitraire et le traitement abusif qu’il a subi envoient le message que les autorités ne veulent pas que le monde soit au courant des manifestations de masse pour plus de démocratie en Algérie », a-t-il poursuivi.
HRW explique n’avoir pas communiqué plus tôt sur le cas de M. Benchemsi dans l’espoir de faciliter le règlement de sa situation. Les autorités algériennes n’ont pas répondu dans l’immédiat aux appels et à un courrier électronique, mardi, de l’AFP.
Téléphone et ordinateur confisqués
Arrêté le 9 août alors qu’il « observait » la 25e grande manifestation hebdomadaire du vendredi dans le centre d’Alger, Ahmed Benchemsi a été retenu dix heures sans être « autorisé à contacter quiconque », selon HRW. La police « a confisqué son téléphone et son ordinateur portable » et « exigé qu’il fournisse les mots de passe, ce qu’il a refusé » ; elle a aussi conservé ses passeports, a poursuivi l’ONG, précisant que le tout ne lui avait été rendu qu’à l’aéroport lors de son expulsion.
M. Benchemsi a été convoqué ensuite à deux reprises et retenu plusieurs heures par la police, qui a encore exigé en vain les mots de passe de ses appareils. Puis deux fois encore au motif d’être présenté au procureur, ce que la police n’a jamais fait malgré des heures d’attente, d’après HRW. Emmené dimanche à la Brigade des étrangers, il y a passé la nuit et a été mis lundi dans un avion à destination de Casablanca, au Maroc.
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« A aucun moment, les autorités algériennes n’ont notifié à M. Benchemsi les accusations pesant sur lui ou les bases légales pour confisquer et conserver ses passeports, son téléphone et son ordinateur ou pour exiger qu’il en fournisse les mots de passe », pas plus que celles justifiant son expulsion, a encore dénoncé l’ONG. « Le traitement abusif de M. Benchemsi est un triste rappel des risques encourus chaque jour par les défenseurs des droits humains algériens », a estimé M. Roth.
Fin mars, les autorités algériennes avaient par ailleurs arrêté puis expulsé un envoyé spécial tunisien de l’agence de presse Reuters couvrant le mouvement massif de contestation du régime qui agite l’Algérie depuis le 22 février. Le 9 avril, elles ont expulsé le directeur de l’AFP à Alger, après avoir refusé de renouveler son accréditation.
Le Monde avec AFP
• Le Monde avec AFP Publié le 20 août 2019 à 16h51 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/08/20/en-algerie-les-autorites-expulsent-un-responsable-de-human-rights-watch_5501061_3212.html
En Algérie, des initiatives pour se réapproprier la politique
Page Facebook, application mobile, plateforme Web… Depuis le début du mouvement de protestation, des Algériens tentent de faire vivre le débat démocratique.
« Qu’est-ce qu’une période de transition ? », « Quels sont les rôles d’un président ? », « Qu’est-ce que le communisme ? », « Qu’est-ce que l’état d’urgence ? ». Sur la page Facebook Fahemny Politique (« explique-moi la politique »), des notions de politique sont expliquées via des vidéos, des articles et des photos, en arabe, en français, en berbère et en derdja, le dialecte algérien. « Nous voulions sensibiliser les gens aux mots qu’on entendait dans les discours. Pour avoir envie de participer, il faut comprendre ce qui se passe », explique Maya, 19 ans, étudiante à l’Ecole nationale polytechnique d’Alger et co-administratrice du projet.
Lancée fin mars, un mois après le début du mouvement de protestation en Algérie contre le cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika et pour un changement de régime, la page compte désormais plusieurs milliers d’abonnés. Au-delà de l’explication du rôle des institutions, les bénévoles présentent des expériences étrangères, comme la révolution géorgienne, la révolution française ou le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis.
Au fil des semaines, des messages de remerciements arrivent, accompagnés de propositions d’articles ou d’aide pour les traductions. « On a créé une communauté de gens investis et on se sent faire partie de quelque chose. C’est un développement personnel », estime Maya, qui explique n’avoir jamais été membre d’un parti politique ou d’une association. Gagner en compétences est un moyen de s’investir dans la vie du pays. « Vivre dans un vrai pays, c’est faire participer tout le monde », résume-t-elle.
« Lame de fond »
Les manifestations ont relancé l’envie de s’impliquer en politique de certains Algériens, alors que le pays voyait depuis quelques années des petites initiatives citoyenne se développer dans des secteurs considérés comme moins sensibles, comme l’environnement. « Il y a une lame de fond qui vient d’en bas », assure Smaïl Chertouk, 50 ans, chef d’une entreprise de conseil en innovation. Cet Algérien qui vit en France fait partie des créateurs de l’application mobile Netlagaw (« on se réunit », en derdja), mise en ligne début août.
« On trouvait que ce qui caractérisait le mouvement de protestation, c’est une sorte d’éveil de la citoyenneté. Les gens sont conscients de leur appartenance à un tout, qu’ils ont des droits mais aussi un peu de responsabilité dans le fait d’obtenir ces droits. Alors on a voulu les aider à se rassembler », explique-t-il. L’application permet de créer un événement et d’inviter d’autres personnes à y participer, du nettoyage d’une plage à la création d’une entreprise. « Il faut faciliter l’accès à la citoyenneté. La démocratie, ça s’exerce », ajoute-t-il.
L’exercer, s’en emparer, se l’approprier. C’est ce que tente de faire depuis plusieurs semaines un groupe de médecins qui a créé un collectif nommé Amana. Ce soir de juillet, ils sont quatorze, réunis dans un café, pour préparer une réunion nationale. Leur objectif est « d’apporter une pierre à l’édification d’institutions solides, justes et égalitaires », en faisant émerger des propositions pour le système de santé. Leur mode de fonctionnement se veut démocratique : écouter tout le monde, débattre, décider ensemble.
Lors de la réunion, la parole est distribuée à tour de rôle, les décisions sont prises par vote à la majorité des deux tiers. « Il faut mieux expliquer qui nous sommes. Je suis persuadée que les gens de l’hôpital pensent que nous sommes le prolongement d’un syndicat », souligne une jeune femme. « Nous devons avoir une position politique claire sur la révolution », estime un autre participant. « Non, il faut axer notre travail sur la santé, c’est là où nous sommes légitimes », rétorque un confrère. « Avant de décider, il faut donner la parole aux membres des autres régions. Ce n’est pas Alger qui va faire changer les choses », tempère un troisième.
Défiance du public
Ici, ce sont les fragilités de la société civile algérienne qui s’exposent : la défiance du public face à toute forme d’organisation, la difficulté de trouver des lieux où se réunir ou encore la tendance à la centralisation des décisions, alors que l’immensité et la diversité du territoire nécessitent des choix adaptés. Mais ces médecins, encouragés par leurs premières petites victoires, veulent essayer : « On arrive à dialoguer, alors qu’il y a parmi nous des gens très conservateurs et d’autres à l’extrême opposé », raconte Billel, cardiologue.
Plusieurs membres du groupe ont mis en place une plateforme Web inspirée de Decidim, un système participatif né à Barcelone et utilisé en Catalogne lors de la campagne pour le référendum d’indépendance. Elle permet d’avoir un support en ligne pour débattre de textes juridiques et d’aboutir à moyen terme à des propositions d’amendement. « Nous voulons nous imposer comme force de proposition. Nous savons que le secteur de la santé souffre de problèmes structurels liés à la question de la gouvernance », analyse Hamza, membre du collectif.
En parallèle de son travail pour rassembler les professionnels de la santé, Amana veut inciter d’autres secteurs à utiliser le même fonctionnement et la même plateforme. Deux semaines après la réunion dans le café, ils rencontrent des enseignants d’université. Billel, le cardiologue, tente de convaincre : « On nous a dit que la démocratie n’était pas pour nous. On nous l’a interdite, par mépris. Or il existe des techniques et des outils pour la mettre en place. » L’auditoire est un peu réticent. « Pour ça, on a le temps, rétorque un enseignant. Ce qu’il faut, c’est un objectif politique précis. » Une autre professeure fait part de ses doutes : « Votre initiative a-t-elle recueilli beaucoup d’adhésion ? Parce que nous, on n’arrive pas à mobiliser. »
Billel explique : « Le plus gros défi, c’est de rétablir la confiance. Chez nous, on colle des étiquettes aux gens qui parlent de démocratie. Il faut faire comprendre que ce n’est ni une idéologie, ni un parti politique. » Ghiles, un autre médecin, est conscient de l’enjeu : « On a pris le secteur de la santé comme un laboratoire. Si on y arrive, ça veut dire qu’on peut faire changer les choses au-delà. »
Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
• Le Monde Publié le 09 août 2019 à 10h07 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/08/09/en-algerie-des-initiatives-pour-se-reapproprier-la-politique_5497982_3212.html
« Personne n’est à l’abri » : à Alger, l’amertume des manifestants éborgnés
Rencontre avec de jeunes manifestants gravement blessés ces derniers mois et dont le récit parvient difficilement à être entendu des autorités et de la société.
Ils ont créé un groupe sur Facebook pour rester en contact. Ils l’ont appelé « Les pirates », en référence au pansement qui couvre leur œil. Ces jeunes hommes ont été hospitalisés ensemble, le 1er mars, à l’hôpital Mustapha-Pacha, dans la capitale algérienne, après avoir été blessés par des projectiles des forces de l’ordre, cartouches de gaz lacrymogène ou balles en caoutchouc. « On n’était pas là pour casser, on demandait nos droits, et regarde où on en est », soupire Halim*, 21 ans.
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Vendredi 5 juillet, des images montrant des policiers frappant de jeunes manifestants à terre ont provoqué l’émoi. Deux jours plus tard, la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) a annoncé l’ouverture d’une enquête pour « déterminer les responsabilités ». Depuis le début du mouvement de protestation, en février, plusieurs dizaines de personnes ont été blessées par les forces de l’ordre. Certaines très gravement.
Convalescence douloureuse
Ramzi Yettou, 23 ans, est décédé lors de la manifestation du 19 avril, des suites de violences policières, selon sa famille. « Personne n’est à l’abri », estime Hassen, 26 ans. Le jeune homme a perdu son œil gauche. Il ne sort plus de l’appartement familial : « C’est le seul endroit où je me sens en sécurité. Normalement, c’est la police qui te permet de te sentir en sécurité dehors. Moi, elle m’a attaqué. » En attendant de trouver un emploi adapté à son nouvel handicap, il occupe ses journées en jouant de la guitare et en regardant ses chardonnerets.
Le 1er mars, Hichem a été blessé par un tir frontal à bout portant. Sur le certificat médico-légal établi par l’hôpital Mustapha-Pacha, il est mentionné : « fracture du plancher de l’orbite », « fracture des os du nez » et « fracture du sinus maxillaire gauche ». Bilan : quarante-cinq jours d’incapacité totale de travail et un traumatisme psychologique reconnu. Le jeune homme venait de signer un contrat d’embauche. Hospitalisé pendant dix jours, il a perdu son emploi faute d’avoir pu se présenter le premier jour.
Un peu plus tard le même jour, Halim tentait de contourner les affrontements en cours sur la route de la Présidence. Près de la place du 1er-Mai, où des échauffourées avaient éclaté, les forces de l’ordre ont, selon des témoins, tiré des cartouches de lacrymogène à bout portant sur les manifestants. Sentant un choc, Halim a perdu connaissance. Il s’est réveillé à l’hôpital, un pansement sur l’œil gauche.
Sa convalescence est douloureuse : « Les pharmaciens refusent de nous donner du Tramadol, malgré l’ordonnance de l’hôpital, parce qu’ils pensent qu’on veut se droguer. » Alors que le mouvement de protestation met en avant son pacifisme, personne ne semble croire à son histoire. Assis dans un café, un habitant de son quartier lui rétorque que la police n’a tiré « que contre les baltaguia », comme on appelle les hommes de main du pouvoir.
Saisir la justice
Le communiqué officiel de la police indique que 56 policiers et 7 manifestants ont été blessés le 1ermars, et que tous ont été pris en charge à l’hôpital de la DGSN. Or, à l’hôpital Mustapha-Pacha, 16 patients ont été admis pour un éclatement du globe oculaire ce jour-là. D’autres l’ont encore été le 8 mars. Selon les informations recueillies par Le Monde, au moins cinq jeunes hommes ont définitivement perdu un œil au cours de ces deux journées de manifestations.
Nasser, 18 ans, venait de Bab El-Oued. « Je me souviens que je chantais alors qu’on arrivait au Telemly [un autre quartier d’Alger], puis j’ai vu du sang. Quelqu’un m’a fait entrer dans une cage d’immeuble. Je suis arrivé à l’hôpital et j’ai perdu la mémoire. » A l’hôpital, la police est venue chercher les manifestants blessés, mais les soignants ont refusé de les laisser entrer dans le service. Le tir frontal a fait perdre son œil à Nasser. En deuxième année de lycée, il ne retourne plus en cours.
Les garçons ont tenté de saisir la justice, sans grande conviction. « Les victimes de 2001 ont dû attendre plus de dix ans », soupire Hassen. « Le procureur m’a dit : amène-moi le matricule du policier », raconte Halim. Quatre mois plus tard, ce dernier continue d’aller manifester quand il peut. La blessure va-t-elle changer quelque chose ? Le jeune garçon secoue la tête : « Ils ont peut-être fait ça pour nous briser, mais on a toujours la chaleur dans nos cœurs. »
Zahra Chenaoui (Alger, correspondance)
* Tous les prénoms ont été modifiés.
• Le Monde. Publié le 22 juillet 2019 à 17h30 - Mis à jour le 23 juillet 2019 à 08h56 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/07/22/a-alger-l-amertume-des-eborgnes-du-mouvement-de-contestation_5492238_3212.html