En cette fin d’après-midi de juin, dans le quartier de Webdé, à Amman, des militants de la société civile se saluent chaleureusement, en marge d’une réunion à Liwan, un espace d’échanges et de formation pour les jeunes. Certains d’entre eux se sont connus un an plus tôt, lors des grandes manifestations dans la capitale jordanienne contre la hausse du prix de l’essence et un projet de loi sur les impôts. « Rien ne s’est amélioré sur le plan économique. La dette publique a augmenté, la pauvreté aussi. Le déclassement de la classe moyenne continue », soupire Dima Al-Kharabsheh, 27 ans, l’une des cofondatrices de Liwan.
Dans la veine du mouvement de l’été dernier, des rassemblements réguliers sont organisés à Amman, mais ils n’attirent qu’une poignée de manifestants. La peur d’être manipulés, ou d’être entraînés dans le chaos, disent des jeunes, les tient loin des protestations. Les mois de mobilisation populaire au Soudan ou en Algérie suscitent « l’admiration » de la militante Dima Al-Kharabsheh. « C’est loin de nous », tempère Bachar Qudah, 28 ans.
En Jordanie, le malaise social reste bien présent chez les jeunes. « C’est la galère sur le plan économique. Et, on en a assez que la corruption ne soit combattue qu’en surface : les gros poissons s’en sortent toujours », dénonce Amal (le prénom a été changé), 25 ans, étudiante originaire de la ville d’Irbid, dans le nord du pays.
« Le chômage est notre plus grand défi »
Parmi les principales sources de mécontentement des jeunes, le chômage. Officiellement, il est de 19 %, mais est encore plus élevé chez les femmes et les jeunes. 30 % des moins de 30 ans sont concernés. « Il est fréquent que les emplois disponibles n’aient aucun lien avec les études des diplômés. Et les salaires [le revenu moyen est de 530 euros] ne suivent pas », déplore Bachar Qudah. Lui a rejoint une ONG, « par passion ». Mais seuls deux de ses trente camarades de promotion, en commerce international, « ont un métier qui correspond au parcours universitaire qu’ils ont suivi ». Quant à Amal, malgré le coût des études supérieures, elle s’est lancée dans le droit, de crainte de ne pas trouver d’emploi dans le secteur de la chimie, où elle a obtenu son premier diplôme.
« Le chômage est notre plus grand défi », acquiesce la députée Wafa Bani Mustapha. Lorsque nous lui rendons visite au Parlement, un fils, accompagné de son père, qui prend la parole, vient la solliciter pour obtenir un piston. L’élue ne compte plus les demandes d’aides similaires. « Le privé n’embauche pas, alors on vient nous trouver pour un coup de pouce pour intégrer l’administration publique. »
« L’instabilité régionale continue de nourrir l’incertitude des investisseurs », constate Ibrahim Saif.
La croissance est insuffisante pour créer de nouveaux emplois. « L’instabilité régionale continue de nourrir l’incertitude des investisseurs », constate l’économiste Ibrahim Saif, ancien ministre et actuel directeur général du think tank Jordan Strategy Forum. La reprise de relations commerciales avec l’Irak – principal débouché économique du royaume jusqu’en 2014 – est encore timide. La présence massive de réfugiés syriens – ils sont plus de 650 000, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, dans ce pays de dix millions d’habitants – pèse sur l’économie, malgré les aides internationales.
Surtout, le pays, endetté, est sous pression des institutions financières internationales, Fonds monétaire international (FMI) en tête : en échange de prêts, la Jordanie doit, entre autres, réduire les dépenses publiques. Les moins aisés subissent de plein fouet la hausse des prix, comme celui de l’essence. « La génération de nos parents s’adaptait aux difficultés économiques. Pour nous, cela est impossible, avec l’inflation », explique Bachar Qudah.
Relance économique urgente
Chargé de mener les réformes, le premier ministre Omar Al-Razzaz a souligné à plusieurs reprises la difficulté de sa tâche. Sa nomination, par le roi, avait mis fin à la contestation de juin 2018, qui avait gagné une cinquantaine de villes. « Il nous a déçus », dit Dima Al-Kharabsheh. « Omar Al-Razzaz ne peut pas faire de miracles, mais au moins il explique son action », juge pour sa part Bachar Qudah. En un an, le chef du gouvernement a remanié à trois reprises son équipe, pour montrer sa détermination à aller de l’avant. Mais c’est une technique connue en Jordanie, tout comme les renversements de gouvernements, pour lâcher du lest face au mécontentement.
« Les apparences sont trompeuses : derrière les voitures américaines, il y a des années d’endettement », raconte Farès.
En bordure d’une route, sur les hauteurs d’Amman, des jeunes et des familles prennent le frais, le soir, en fumant le narguilé. « C’est une façon de se détendre du stress de la ville, et un loisir à bas prix, raconte Farès (le prénom a été changé), qui s’apprête à émigrer. On vit un moment difficile : on nous demande, à nous citoyens, un effort financier, mais on reçoit peu en retour. Les apparences sont trompeuses à Amman : derrière les voitures américaines, par exemple, il y a des années d’endettement. Et ne parlons même pas de la différence de développement entre la capitale et le reste du pays. »
La relance économique est considérée comme une urgence par les experts, pour endiguer le risque d’une nouvelle éruption contestataire. « Il y a de la frustration chez les Jordaniens, qui voient leur niveau de vie s’éroder. Personne n’entrevoit d’avenir radieux à court terme, mais en même temps, il est clair que les choses ne peuvent pas changer du jour au lendemain, juge néanmoins l’économiste Ibrahim Saif. Tout le monde est aussi conscient que le pays subit des pressions politiques. »
Pressions américaines
Il y a d’abord celle exercée par Washington, pour que la Jordanie rallie son « deal du siècle », l’initiative sur le conflit israélo-palestinien, dont le volet économique a été présenté en juin à Bahreïn. Ce projet est vu avec hostilité par la population jordanienne car les aspirations nationales des Palestiniens y sont effacées, et Amman redoute de faire les frais de ce plan. Le royaume hachémite doit aussi composer avec les exigences de Riyad qui attend de lui qu’il s’aligne sur ses positions à l’échelle de la région. Les relations se sont refroidies avec le parrain golfien, qui n’a versé qu’une partie de l’aide promise en juin 2018 pour soutenir une sortie de crise.
Appelant au rassemblement des rangs réformistes en Jordanie, l’opposant Ahmad Obeidat, ancien premier ministre du temps du roi Hussein, le père de l’actuel monarque, pointait, en juin, « la responsabilité du système politique si on en est arrivés au niveau actuel de dépendance [envers l’étranger] ».
La jeune génération a conscience de cette forte dépendance et la déplore. Les pressions américaines sur le dossier israélo-palestinien poussent à unir les rangs derrière le royaume, malgré les critiques sur l’austérité économique imposée, ou sur le raidissement des autorités – en juin, l’organisation Human Rights Watch a dénoncé l’accroissement de la répression à l’encontre des militants politiques et des journalistes. « Si le “deal du siècle” voulu par l’administration Trump voit le jour, cela aura des conséquences désastreuses sur des générations. On doit être derrière le roi [Abdallah II] pour le refuser », considère Dima Al-Kharabsheh.
Laure Stephan (Amman, Envoyée spéciale)