Après le passage de l’ouragan Dorian sur les îles des Bahamas, un silence de fin du monde [photo].
Ni la pluie qui noie le pare-brise et la route ni le vent qui chahute la voiture ne semblent pouvoir entamer sa détermination. Pied au plancher, Curtis Cooper fonce au beau milieu de la route qui traverse l’île bahamienne de Great Abaco, pour préserver les pneus de sa voiture des clous, des tessons de bouteille, des plaques de tôle chiffonnées, des poteaux électriques et des câbles semés sur le bas-côté par l’ouragan Dorian.
Ce patron d’une entreprise de travaux, âgé de 58 ans, n’a qu’une hâte : recoller les morceaux de sa vie, suspendue depuis le passage dévastateur de la tempête de catégorie 5 sur son île et celle, voisine, de Grand Bahama, les 1er et 2 septembre, qui a fait 52 morts selon le dernier bilan, et 1 300 disparus, que les autorités cherchent toujours à localiser. Et la trentaine de kilomètres à parcourir sous un violent orage pour rallier Treasure Cay, où il s’est établi en 1982, ne sont qu’une péripétie en comparaison du chaos qui règne alentour.
Dans son sillage, Curtis Cooper laisse le spectacle apocalyptique des rues de Marsh Harbour, ville principale des îles Abacos détruite à 90 %. Il les a parcourues, incrédule, au ralenti, à la recherche d’un hypothétique point de ravitaillement en essence. Dans les rayons du supermarché ouvert à tous les vents et exhalant une odeur de pourriture, il a vu des gens se servir en conserves, bouteilles, cannettes et autres denrées de première nécessité non périssables.
« Toujours sous le choc »
Marsh Harbour, troisième ville de l’archipel, semble avoir été désertée. Seuls l’aéroport – où les vols commerciaux ont repris –, la clinique et le bâtiment de l’administration fédérale dont la cour sert de centre opérationnel à l’unité d’évaluation et de coordination pour les catastrophes des Nations unies (Undac) sont alimentés en Wi-Fi et électricité depuis que la centrale électrique locale a été réduite à néant. Et si le sud de l’île, touché dans une moindre mesure, devrait en bénéficier à nouveau d’ici quelques jours, il en va tout autrement pour le nord de l’île et Treasure Cay.
Curtis Cooper redécouvre son village après une escapade de quatre jours chez ses enfants, installés en Floride. « Juste après l’ouragan, un voisin qui travaille ici pour des résidents secondaires américains nous a embarqués avec lui dans l’avion privé qu’ils avaient envoyé pour venir le chercher », explique-t-il. Son épouse, « toujours sous le choc », est restée aux Etats-Unis. Il a retrouvé les placards et les tiroirs de sa maison sans toit ouverts, et au moins un ordinateur et deux télés lui ont été dérobés, un fait surprenant dans un endroit où presque tout le monde s’appelle par son prénom.
En matière d’ouragan, la pire référence de Curtis Cooper était, jusqu’ici, Floyd, arrivé en septembre 1999. « J’y avais tout au plus laissé quelques shingles », ces feuilles de feutre asphalté et renforcée de fibres de verre qui recouvrent les toits, se souvient-il. Cette fois, et c’est inédit, trente centimètres d’eau de l’océan ont pénétré chez lui. « J’habite pourtant à près d’un kilomètre de la plage », souffle-t-il.
Treasure Cay s’était remise du passage de Floyd en neuf mois, mais M. Cooper estime qu’il faudra bien davantage pour venir à bout du nettoyage préalable à la reconstruction. « Ça va m’apporter beaucoup de travail dont je ne peux me réjouir », dit-il.
Il réfléchit tout haut à la manière d’améliorer la résistance des constructions. « Il faudra utiliser du parpaing plutôt que du bois et surélever les habitations de plusieurs dizaines de centimètres, estime-t-il, mais ça ne concerne que les futures maisons car personne ici ne rasera jamais sa maison, même très abîmée, pour en rebâtir une. »
Presqu’île fantôme
En l’espace de quelques jours, Treasure Cay, dont la plage de fin sable blanc est classée parmi les dix plus belles au monde par le National Geographic, est devenu une presqu’île fantôme. « Certains sont partis vers des îles voisines avant l’ouragan, encouragés par les autorités à cause de la magnitude annoncée, d’autres ont été évacués juste après », indique Curtis Cooper. Quant aux résidents secondaires, la plupart avaient déserté comme à leur habitude, fin août, pour esquiver la saison des ouragans.
Sur les murs extérieurs des villas, souvent équipées de pontons, des rectangles orange tracés à la peinture indiquent qu’aucun corps n’a été retrouvé dans les décombres. Il règne dans les petites rues un silence de fin du monde. Les toits ne sont plus qu’un souvenir, des pans de murs entiers semblent avoir été soufflés par une explosion. Un appartement au premier étage n’a plus pour ameublement qu’une cuvette de toilettes avec vue sur la mer. Les piscines sont remplies d’une eau boueuse, le revêtement et les grillages des courts de tennis sont en lambeaux…
Un signe de vie apparaît soudain. Accrochés sur des cintres à la branche d’un arbre penché, trois peignoirs immaculés dignes d’un hôtel de luxe se balancent dans le vent. Ils appartiennent à Rhonda Hull, Carrie Lowe et Jimmy Darville, un trio de quinquagénaires que Dorian n’est pas parvenu à chasser.
« Revenez pour nous aider à déblayer ! »
Avocate bahamienne, Rhonda Hull, qui a grandi sur l’île, ne décolère pas contre ceux qui ont « quitté le navire en pleine tempête ». A ses trois enfants qui vivent sur le continent nord-américain et l’ont suppliée de les rejoindre, elle a répondu qu’elle préférait « participer à la reconstruction de [son] pays ». A la police, venue plusieurs fois pour la convaincre de partir en invoquant des raisons sanitaires et de sécurité, elle a rétorqué : « Revenez plutôt avec des bras pour nous aider à déblayer ! »
Il faut gravir une échelle pour mesurer le calvaire que Mme Hull, ses amis, deux voisines et les enfants de âgés de 3, 6 et 7 ans de l’une d’elles ont vécu dans un appartement du premier étage de l’ensemble de six logements dont elle est propriétaire.
Dans la baignoire de la salle de bains de deux mètres carrés flottent toujours les oreillers trempés sur lesquels les petits se sont blottis les uns contre les autres, dix-sept heures durant, tandis que les adultes se relayaient pour s’asseoir sur le lavabo et le réservoir de la chasse d’eau des toilettes. « Au plus fort de l’ouragan, on a chanté les hymnes nationaux bahamien, canadien et américain et on a bu quelques rasades de vodka pour se donner du courage », confesse Mme Hull.
Douche à l’eau de pluie
Cette ancienne Miss Bahamas a fait le vœu de « conserver le sens de l’humour et… une hygiène acceptable, même privée d’eau ». Chaque soir, nus, au clair de lune, Rhonda Hull, Carrie Lowe et Jimmy Darville se ménagent une parenthèse de bien-être. Après avoir balayé, frotté et nettoyé toute la journée les appartements que Mme Hull comptait vendre pour assurer sa retraite avant que l’ouragan ne les saccage, le trio s’offre une douche à l’eau de pluie recueillie dans des bacs en plastique.
Les trois amis sortent et rentrent le mobilier, au gré des averses, pour en accélérer le séchage. Wisler Germain, un Haïtien de 44 ans, leur prête main-forte pour garder les lieux éventrés. Il vit à quelques kilomètres de là, à Sandbanks, une version miniature de The Mudd et Pigeon Peas. Ces bidonvilles peuplés de milliers d’Haïtiens, dont nombre sont sans papiers, jouxtent l’aéroport de Marsh Harbour. Le 11 septembre, le corps d’une jeune femme enceinte dont le ventre arrondi sortait des décombres y a été retrouvé.
Sandbanks abritait de son côté plusieurs centaines d’Haïtiens travaillant presque tous à la maintenance des maisons, des jardins, de la marina ou du golf de Treasure Cay. Il bruisse dans les restes de ce quartier fait de bric et de broc la rumeur que le gouvernement bahamien pourrait prendre prétexte des conséquences sanitaires de l’ouragan pour raser ce qu’il en reste.
C’est pourquoi Ginette et Augustin, 50 et 73 ans, y sont revenus immédiatement après s’être abrités de l’ouragan dans l’église baptiste haïtienne toute proche. Dans les décombres de leur maison de fortune soufflée par Dorian, ils repêchent tout ce qui est encore utilisable pour le stocker dans la tente autoportable de 16 m2 que John Diska et Clément Bieber, de l’association grenobloise SOS Attitude, spécialisée dans les abris d’urgence, les ont aidés à monter sur place quelques jours plus tôt.
« Même si tout est cassé ici, ils y sont chez eux et cette tente qui peut loger jusqu’à seize personnes, est équipée de moustiquaires, et leur permet de s’abriter du soleil comme de la pluie tout en veillant sur ce qui leur reste », explique M. Diska. A deux pas, de jeunes voisins d’Augustin et Ginette préfèrent rebâtir leur logis avec du contreplaqué, des planches, un marteau et des clous ramassés au bord de la route.
A l’église baptiste, l’intendant, Charles Ilfrenort, veille encore sur une cinquantaine de ses ouailles qui lavent du linge dans des seaux ou se reposent allongées sur des chaises. Il jure que dimanche, pour l’office, tout sera nettoyé et rangé. Certains fidèles, assure-t-il, sont déjà revenus de Nassau, où ils avaient été évacués avec des enfants ou des parents âgés pour être temporairement relogés chez des proches ou dans des centres d’accueil.
« La promiscuité crée des tensions et, loin de chez eux, les gens ne sont pas à l’aise », explique M. Ilfrenort. D’autres rêvent tout de même d’ailleurs, comme cette jeune femme qui confie : « Je cherche un petit boulot et dès que j’ai gagné 200 dollars (180 euros), je prends mon billet d’avion pour aller chez mon oncle et ma tante en Floride. »
A quelques encablures à l’est d’Abaco – environ 15 000 habitants – l’île de Grand Bahama émerge, elle aussi, lentement du cauchemar Dorian. A Freetown, sa ville principale, l’électricité est revenue depuis quelques jours, mais l’eau ne vaut toujours que pour la chasse des toilettes. A l’aéroport, des familles tentent d’envoyer leurs enfants à Nassau. Les écoles n’ont pu rouvrir comme prévu, le 2 septembre, après les congés d’été.
Odeur de moisi
A Back-a-Town, un quartier de la ville, les rideaux des maisons où s’entassent des piles de linge et de vêtements à l’odeur de moisi portent la trace de l’eau montée à près d’1,80 mètre. Et les photos de remise des diplômes des enfants qui ornent les murs gondolent.
Vers l’est, dans les villages de pêcheurs, la situation est nettement plus précaire. Si de l’eau en bouteille et des vivres ont été bien distribués en quantité par les organisations humanitaires, certains chemins restent difficilement praticables. Près du village de High Rock, des cuves du dépôt pétrolier de la compagnie norvégienne Equinor, endommagées par l’ouragan, fuient, s’insinuant dans la terre et menaçant la nappe souterraine.
« Les Bahamas sont peut-être un paradis, mais pas pour tout le monde », observe Christian Lampin, secrétaire général du Secours populaire français, qui sillonne l’île. Le militant humanitaire regrette que le compteur des dons à son association soit bloqué à 25 000 euros, plus de dix jours après l’ouragan. « Il en faudrait dix fois plus pour être à la hauteur des besoins ici », estime-t-il.
Avec le renfort de Max Bordey et de Sara-Victoria Martinez, des associations, guadeloupéenne, Soleil d’or, et saint-martinoise, Madtwoz Family, M. Lampin distribue des systèmes de filtrage d’eau adaptables sur de simples poubelles et des dispositifs solaires multifonctions qui font à la fois radio FM, lampe frontale, lampe de poche et chargeur de téléphone…
« Quand on n’a plus de chez soi, l’éclairage pour le soir, l’accès aux informations et la possibilité de communiquer, ça change tout », explique Sara-Victoria Marinez, 20 ans, qui a fait coup sur coup la douloureuse expérience des ouragans Irma et Maria, en septembre 2017, sur son île de Saint-Martin.
Sur Grand Bahama, les habitants de villages comme High Rock, Pelican Point et McLean’s Town ont en effet besoin d’un peu de réconfort. Des caveaux de leurs cimetières, ils ont vu ressurgir les cercueils avec la poussée de l’eau durant l’ouragan, et leurs voitures barbotent désormais dans l’océan tandis que leurs bateaux ont littéralement volé à l’intérieur des terres.
Et le grand nettoyage récemment entrepris à Abaco comme à Grand Bahama risque de se révéler aussi dérisoire qu’inutile. La tempête tropicale Humberto, qui s’approchait dans la nuit de vendredi à samedi du nord-ouest de l’archipel, tient en effet la population des Bahamas en haleine. Elle pourrait, selon les prévisions du National Hurricane Center américain, se muer en un nouvel ouragan dans les prochains jours.
Patricia Jolly (Iles d’Abaco et de Grand Bahama, Bahamas, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 14 septembre 2017 à 06h00, mis à jour à 18h48 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/14/dorian-aux-bahamas-dans-les-iles-devastees-les-habitants-incredules-face-aux-destructions_5510319_3244.html
Ouragan Dorian : 1 300 personnes encore portées disparues aux Bahamas
L’ouragan s’est acharné sur l’archipel, au-dessus duquel il est longtemps resté quasi immobile, faisant tomber jusqu’à 76 cm de pluie. La principale ville des îles Abacos a été détruite à 60 %.
A la recherche des disparus dans un quartier de Marsh Harbour, la principale ville des îles Abacos (Bahamas), le 10 septembre. MARCO BELLO / REUTERS
Plus d’une semaine après le passage dévastateur de l’ouragan Dorian, qui a fait au moins 50 morts, 1 300 personnes sont encore portées disparues aux Bahamas jeudi 12 septembre, contre 2 500 la veille, ont annoncé les services d’urgences de l’archipel.
Cette baisse drastique des personnes recherchées d’un jour sur l’autre est due aux recoupements effectués entre la liste des personnes signalées disparues par leurs proches et celle des victimes hébergées dans des centres d’urgence, a indiqué le porte-parole de l’agence bahaméenne des situations d’urgence (Nema).
Aide internationale
L’ouragan Dorian s’est acharné sur l’archipel, au-dessus duquel il est longtemps resté quasi immobile, faisant tomber jusqu’à 76 cm de pluie. Marsh Harbour, la principale ville des îles Abacos, a été détruit à 60 %, selon le premier ministre, Hubert Minnis. L’aéroport était sous l’eau et la piste était inondée, toute la zone ressemblant à un lac. Selon les Nations unies, au moins 70 000 personnes ont besoin d’une « assistance immédiate » aux Bahamas, soit l’équivalent de la population des îles Abacos et Grand Bahama, les plus durement touchées.
La France a annoncé le déploiement, dans le cadre d’une mission européenne, de plusieurs dizaines de soldats afin de participer aux secours. Et le président américain, Donald Trump, a promis l’aide des Etats-Unis, dont les gardes-côtes sont déjà à l’œuvre aux Bahamas.
De la catégorie 5 – la plus élevée sur l’échelle de Saffir-Simpson –, l’ouragan a été plusieurs fois rétrogradé en catégorie 2, puis remonté en catégorie 3, avec des vents à 185 km/h, jeudi 5 septembre. Rétrogradé en catégorie 2, l’ouragan Dorian a ensuite frôlé la côte est des Etats-Unis, avant de s’abattre dans la nuit de samedi 7 à dimanche 8 septembre sur l’est du Canada avec des vents violents, des pluies torrentielles et des vagues de près de 20 m.
Fuite de pétrole
Pour les Bahamiens, au cataclysme climatique s’est ajouté une catastrophe environnementale, quand les vents violents se sont abattus sur le dépôt pétrolier de la société norvégienne Equinor, situé à 6 km à l’est du village de High Rock, sur l’île de Grand Bahama. Celle-ci est confrontée à une fuite de pétrole qui complique davantage les efforts de reconstruction. L’odeur du pétrole empeste l’air, les champs sont maculés d’une boue noire.
Une partie des toits en aluminium de cinq des dix cuves du terminal se sont envolés et deux de ces cuves ont été transpercées, laissant s’échapper le pétrole, a indiqué Erik Haaland, un porte-parole d’Equinor. Le groupe pétrolier a assuré dans un communiqué qu’il « nettoiera les conséquences de la fuite de pétrole ». Des employés sécurisent la zone « mais la situation est complexe et difficile, les dégâts sur l’infrastructure ralentissant les secours », a-t-il souligné. Deux navires transportant du matériel de dépollution sont en route depuis la Louisiane a ajouté la compagnie.
Mise à jour le 13 septembre à 15 h 10 : une précédente version de cet article mentionnait, à tort, une marée de noire, un temps suspectée. Il s’agit en réalité d’une fuite de pétrole sur la terre ferme.
• Le Monde. Publié le 14 septembre 2017 à 06h00, mis à jour à 18h48 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/11/2-500-personnes-encore-portees-disparues-aux-bahamas-apres-le-passage-de-l-ouragan-dorian_5509304_3244.html
Pour des rescapés de Dorian, vingt minutes « aussi longues qu’une journée »
Des réfugiés à Nassau, capitale des Bahamas, témoignent du passage de l’ouragan, qui a dévasté Abaco et Grand Bahama et tué 45 personnes, selon un bilan provisoire.
Ce qui reste de leur vie d’avant tient dans le bagage cabine qu’ils traînent, l’air hagard, sur le tarmac de la société privée Odyssey Aviation, toute proche de l’aéroport international de Nassau qui, avec la National Emergency Management Agency (Agence nationale de gestion des urgences) des Bahamas et les ONG nationales et internationales, coordonne les arrivées des évacués.
Hommes, femmes, adolescents, bébés… ils sont 76 à débarquer d’un coup, lundi 9 septembre, de l’avion de Bahamasair en provenance de Marsh Harbour, l’aéroport international des îles Abacos remis en service il y a trois jours, après que l’ouragan Dorian a dévasté Great Abaco et Grand Bahama, les deux langues de terre situées le plus au nord de cet archipel qui compte 700 îles, dont une vingtaine sont habitées.
Alors que le bilan officiel très provisoire se monte à 45 morts – dont 37 à Abaco – et que de nombreuses personnes sont toujours portées disparues, les rescapés sont près de 4 000 à avoir débarqué par voie aérienne dans la capitale ces trois derniers jours.
Une semaine dans un abri
Dans son tee-shirt blanc à paillettes multicolores, Darlene Sawyer, 63 ans, tente de faire bonne figure après une semaine passée dans un abri d’Abaco dont elle garde les ongles noircis et le visage froissé. Avec ses vents à 290 km/h et ses pluies torrentielles, Dorian, tempête de catégorie 5 qui a rôdé au-dessus de la tête des habitants du nord de l’archipel durant quarante heures, ne s’est pas contenté d’écorner méchamment l’image de carte postale de ces deux îles, prisées pour leurs parcours de golf et leurs marinas. Il n’a fait qu’une bouchée de la maison de Treasure Cay, îlot confetti des Abacos, dans laquelle elle vivait depuis 1977 et qu’elle était parvenue à conserver malgré le décès de son mari, il y a quatre ans.
Forte de son expérience du violent ouragan Floyd, au même endroit, il y a exactement vingt ans, elle se croyait pourtant parée
Forte de son expérience du violent ouragan Floyd, au même endroit, il y a exactement vingt ans, elle se croyait pourtant parée. « Dorian a été 50 fois pire », souffle-t-elle, tremblante. Elle évoque le baromètre dont l’aiguille baisse à vue d’œil, les hurlements du vent et sa bâtisse aux « trois chambres et deux salles de bain » secouée comme un prunier.
Son frère, Lester Curry, avait sécurisé la porte d’entrée avec une visseuse électrique. Mais la porte n’a pas résisté. Avec lui et son épouse, Una, Darlene s’est réfugiée dans la pièce du fond et tous les trois ont dû s’adosser de toutes leurs forces contre une autre porte pour l’empêcher de voler en éclats. Vingt bonnes minutes d’une lutte désespérée, mais finalement victorieuse, contre les éléments qui leur ont semblé « aussi longues qu’une journée ».
« On priait pour que la maison se retrouve dans l’œil du cyclone », explique Lester. Le vœu du trio a été exaucé. D’un coup, le ciel s’est éclairci et le soleil est revenu, mais il fallait faire vite avant que le vent ne remonte brutalement à sa force maximale. Profitant de ce bref répit, Lester, Una et Darlene ont rallié ensemble un abri au sol inondé. Impossible de s’allonger pour récupérer… « On avait quelques chaises qu’on se repassait à tour de rôle pour pouvoir nous reposer, sinon on marchait », dit Una, qui porte un pansement antibiotique au pied après qu’une plaie causée par l’humidité s’est infectée.
Comme pour se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un simple cauchemar, Darlene fait défiler les clichés du désastre qu’elle a rapportés de Great Abaco dans l’album photo de son smartphone. Parmi les plus spectaculaires, une énorme vedette à moteur échouée à terre tel un cétacé sur une plage, après avoir été projetée comme un jouet d’une rive à l’autre d’un canal. Un camion de pompiers posé à la verticale. Et une maison aux volets bleus à trois niveaux dont les deux étages supérieurs gisent désormais juste à côté du rez-de-chaussée intact…
Un « miracle » en plein chaos
Pour conjurer ces images décourageantes, la sexagénaire préfère se souvenir du « miracle » qui s’est produit au milieu du chaos. Elle conte l’histoire d’une de ses voisines qui, tentant d’échapper aux griffes de Dorian, a lâché son garçonnet de 5 ans, qu’elle tenait dans ses bras alors que l’eau montait. Le petit a disparu, la mère l’a cru mort, « mais il avait tenu bon et a été retrouvé agrippé à un arbre trente-six heures plus tard ».
Darlene Sawyer s’est juré de retourner chez elle au plus tôt pour « reconstruire » sa maison qui n’était pas assurée. « C’était trop cher », explique-t-elle. Dans son malheur, elle est convaincue d’avoir été chanceuse. « Nous sommes en vie et, alors qu’il y a de l’eau partout, mon frère m’a même trouvé dans un tiroir une pile de vêtement secs », dit-elle avant qu’un cousin résidant à Nassau ne vienne chercher le trio pour les héberger.
Tous n’ont pas la chance d’être attendus dans la capitale bahamienne. Devant la tente de 1 000 m2 climatisée qui sert de centre d’accueil et d’orientation à la sortie de l’aéroport, Délicieux Wilson serre dans ses mains une pile de 10 passeports haïtiens. Outre sa femme et leurs six enfants âgés de 10 mois à 12 ans, il a la charge d’un cousin et d’un neveu venus travailler quelques mois dans l’entreprise paysagère de Great Abaco qui l’emploie depuis quatorze ans.
Toute la famille porte un bracelet jaune, signe que ses membres ont été identifiés comme ne disposant d’aucun point de chute
Toute la famille porte un bracelet jaune, signe que ses membres ont été identifiés comme ne disposant d’aucun point de chute. Les volontaires s’activent pour leur en trouver un. Comme conscients qu’ils ne doivent surtout pas ajouter aux soucis de leurs parents, les enfants, immobiles sur des chaises, sacs sur le dos, ne bronchent pas. Une bénévole parvient à les dérider en leur tendant des cabas chargés de chips, de sodas et de barres chocolatées avec lesquels cohabite… un rouleau de papier hygiénique.
Prudemment, toute la famille avait fui sa maison de fortune située dans un des quartiers les plus pauvres d’Abaco pour la relative sécurité d’un abri, juste avant que Dorian ne s’abatte sur l’île. Grand bien leur en a pris, l’ouragan a purement et simplement rasé leur logis. Pour Autant, M. Wilson n’imagine pas un instant rentrer en Haïti. « Notre vie est ici, dit-il. On trouvera une solution. »
Les fenêtres « ont explosé »
Sur le parking devant la tente d’accueil, Linda Simons, quinquagénaire employée à Abaco dans la succursale d’une compagnie d’assurance basée à Nassau, fait signe à sa sœur Shelly venue la récupérer. L’étreinte des deux femmes libère de longs sanglots et des larmes. « Dieu est bon, Dieu est bon !, répète Shelly en pleurs. On ne savait pas où Linda et son mari étaient ni s’ils étaient vivants. On a mis un post sur Facebook. » La nouvelle qu’ils étaient sains et saufs est arrivée deux jours plus tôt, quand une bonne âme a prêté un téléphone satellite à Linda.
Dorian a aussi frappé durement Natasha Jones, originaire de Nassau. Devant la tente d’accueil, cette Bahamienne de 31 ans qui doit accoucher de son troisième enfant au début de février 2020 caresse machinalement l’arrondi de son ventre. Le magasin de reprographie qu’elle a lancé de zéro en 2012 à Abaco n’existe plus, mais c’est presque le cadet de ses soucis tant elle a cru arrivée sa dernière heure et celle des siens. « Toutes mes photocopieuses sont fichues et mon appareil à imprimer des tee-shirts qu’adoraient les touristes aussi », dit-elle.
Elle était calfeutrée chez elle avec son mari et leurs enfants de 12 et 2 ans quand les fenêtres « ont explosé » et que le toit « s’est envolé ». « Comme notre jardin était inondé, nous nous sommes encordés à la taille les uns aux autres pour trouver refuge dans un immeuble administratif vide, où nous n’avons rien eu à manger pendant deux jours », se souvient-elle avec émotion.
« Seuls les murs de notre maison étaient assurés, poursuit-elle. Rien de ce qu’ils renfermaient, ni mon magasin non plus. Et mon mari qui mesure près de 1,85 m avait de l’eau plus haut que la poitrine quand il est allé vérifier s’il pouvait sauver quelque chose. » Elle n’a pu emporter qu’un sac pour toute la famille, mais n’a pas oublié les passeports et envisage un nouveau départ. Peut-être en Floride.
Patricia Jolly (Nassau, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 14 septembre 2017 à 06h00, mis à jour à 18h48 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/14/dorian-aux-bahamas-dans-les-iles-devastees-les-habitants-incredules-face-aux-destructions_5510319_3244.html