Commencer par une élection présidentielle ou par un processus constituant – c’est-à-dire que le peuple algérien dote l’État d’une nouvelle Constitution – n’est pas une simple question de calendrier ou de technique juridique. C’est une question politique de fond. De ce choix et de la capacité à le défendre dépendent l’ampleur du changement et la construction d’un véritable État de droit.
Le Hirak : un mouvement de fond
Cela fait plus de 26 vendredis que les Algériennes et les Algériens marchent pacifiquement et avec constance pour un changement radical de régime. La détermination, la force et la clarté des revendications exprimées par les manifestantes et les manifestants dans les différentes régions du pays tranchent avec une certaine confusion dans le domaine de la politique « institutionnelle ».
Après la profusion de propositions de « sortie de crise » des premiers mois, une décantation s’opère depuis juin, même si le régime tente d’entretenir la confusion. Deux grands pôles émergent de cet ensemble d’associations, de syndicats et de partis politiques – tous actifs avant février 2019. Le premier pôle assume une rupture claire avec le régime ; l’autre s’affiche en faveur des revendications populaires mais a du mal à s’émanciper du cadre conceptuel dessiné par le régime et de l’idée de la cooptation par l’armée.
D’un côté, il y a ceux qui refusent tout dialogue avec le régime dans un climat d’étouffement des libertés, n’acceptant pas l’organisation d’une élection présidentielle « dans le cadre du système actuel ». Ces partis, associations et syndicats réclament une période de transition indépendante du régime pour aboutir à un « processus constituant souverain »[1], ou « l’élection d’une Assemblée constituante chargée d’élaborer la nouvelle Constitution »[2] afin de mettre en place un « État de droit démocratique et social », ou une « République démocratique et sociale ».
De l’autre, il y a une tendance composée de groupes et de personnalités qui ont participé en nombre à la Conférence dite « du dialogue national » du 6 juillet 2019. Certains parmi eux avaient fait la promotion de l’idée de l’ex-clan présidentiel – lancée avant même le 22 février ! – de la prorogation de fait du quatrième mandat de Bouteflika. D’autres ont soutenu l’application frauduleuse de l’article 102. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il ressort principalement de cette conférence que ses participants préconisent la tenue d’une élection présidentielle dans un délai de six mois. La question de savoir quelle Constitution s’appliquera une fois ce président élu est tout à fait secondaire dans leur discours, de même que le sort des institutions actuelles comme le Conseil constitutionnel – qui a validé toutes les manœuvres du régime – ou l’APN et le Sénat issus de la fraude. Et le « panel » vient donner une suite à cette idée.
En s’inscrivant dans cette perspective, les participants à cette conférence et les promoteurs et soutiens du « panel » font apparaître deux caractéristiques. D’une part, ils adhèrent à la « verticale du pouvoir » où tout procède du chef ; ils sont dans l’attente de l’homme providentiel et ne se soucient pas de la refondation des institutions. D’autre part, ils ne parviennent pas à s’émanciper du schéma politique qui a prévalu jusque-là : celui de la cooptation du président de la République par le haut commandement militaire. En d’autres termes, la démilitarisation du système politique, son autonomisation par rapport au pouvoir prétorien, ne font pas partie de leurs priorités.
Élection présidentielle contre processus constituant : la clé du changement radical
L’élection présidentielle : un ravalement de façade !
Si une élection présidentielle venait à être organisée dans quelques mois, y compris avec une instance « indépendante » de supervision des élections telle que proposée par le chef de l’État par intérim, le changement ne serait que cosmétique.
La mobilisation populaire aura duré des mois pour accoucher d’une souris ! Quels que soient les pouvoirs d’une instance de supervision de l’élection présidentielle, ils ne seront pas suffisants pour démanteler, au minimum, une partie du système de contrôle du régime sur la société, ni pour garantir la liberté d’expression et de la presse ainsi que le droit de réunion pacifique. Un délai de quelques mois pour organiser une telle élection n’aboutira qu’à un seul résultat, même si quelques figures du système pourraient être écartées : la cooptation d’un président de la République par le haut commandement militaire et le maintien des hommes, des institutions et des pratiques du régime sous une forme à peine mois arrogante qu’aujourd’hui.
Même si ce président venait à être élu au terme d’une élection moins truquée que les précédentes, que pourrait-il faire dans les conditions de fonctionnement institutionnel et politique qui n’auraient pas été profondément redéfinies ? Insister sur l’élection présidentielle, c’est en réalité minimiser l’ampleur de la crise actuelle. Le problème de fond ne réside pas dans le nom du président de la République. C’est la conception de l’État-nation algérien qui est en jeu et la solution ne peut se résumer à la tenue d’une élection présidentielle plus ou moins libre.
La voie du changement radical de système : un processus constituant au terme d’une transition indépendante du régime
La fidélité aux revendications de la mobilisation populaire impose une autre voie : celle d’une transition indépendante du régime qui créerait les conditions politiques et juridiques d’élections libres permettant de refonder l’État, de jeter les bases d’un État de droit démocratique et social, respectueux des libertés individuelles et collectives.
Pour arriver à un changement radical de système, il faut d’abord sortir du cadre politique et juridique de ce régime, se donner le temps de créer les conditions de la libre expression du peuple et de l’élection d’une Assemblée constituante, adopter une nouvelle Constitution – démocratique – puis organiser des élections pour élire les institutions que prévoira cette nouvelle loi fondamentale.
Dans une telle perspective, la transition se ferait en deux phases : la première comporterait exclusivement des institutions de transition non élues auxquelles s’ajouterait, dans une seconde phase, une Assemblée constituante.
Ce schéma peut paraître complexe et long mais on ne sort pas de plusieurs décennies d’un système autoritaire et corrompu en quelques mois et en passant seulement par la case d’El Mouradia !
La sortie du cadre constitutionnel actuel vicié et violé : un impératif et un état de fait
Dans la logique d’un changement radical de régime, la sortie du cadre constitutionnel s’impose. C’est d’abord un impératif pour des raisons liées à la présente Constitution elle-même. En effet, cette Constitution consacre un régime politique qui concentre formellement un nombre important de pouvoirs entre les mains du président de la République, créant un régime de confusion des pouvoirs propre aux systèmes autocratiques.
Au-delà, il est évident que la Constitution n’est actuellement, aux yeux du système, qu’un bout de papier que le régime manipule au gré de ses intérêts. Les deux décennies au pouvoir de Bouteflika et les incessantes révisions de la loi fondamentale en témoignent. Mais les circonstances récentes le montrent encore mieux : le 11 mars, Bouteflika a annulé l’élection présidentielle initialement prévue en avril 2019 pour proroger de fait son quatrième mandat ; cette mesure, qui est une violation manifeste de la Constitution, a été soutenue par le chef de l’état-major, et aucune institution ni autorité étatique ne l’ont dénoncée ni même critiquée.
Depuis le 11 mars, la Constitution est violée de manière permanente, et l’effritement de la façade civile a fait apparaître sur le devant de la scène politique le pouvoir réel, le dernier pilier du régime : le haut commandement militaire. Ce dernier s’ingère dans la vie politique sans pouvoir fonder cette ingérence en droit. Après une première tentative de la justifier en s’appuyant sur un article de la Constitution, le ministère de la Défense s’est résolu à le faire en affirmant que « l’ANP est la colonne vertébrale de l’État ». On a fait mieux en termes de droit constitutionnel !
Depuis le 9 juillet, de facto les institutions de l’État fonctionnent hors de tout cadre constitutionnel. Dès lors, l’argument du respect de la Constitution utilisé par le régime et ses soutiens tombe de lui-même. Le régime a achevé la Constitution qui lui donnait une apparence de légitimité et de légalité : aucun obstacle de droit formel n’empêche la mise en place d’institutions de transition. La question est purement politique : elle dépend du rapport de force politique et de la capacité à convaincre que cette voie n’est pas celle de l’aventurisme.
L’impasse juridique et politique dans laquelle se trouve le pays est l’œuvre du régime. Mais il se trouve encore des forces politiques se prétendant de l’opposition pour donner un écho favorable aux « propositions de sortie du crise » du régime, au nom de la continuité de l’État. Les partisans du régime et des juristes formalistes entretiennent la confusion et défendent l’idée que les institutions actuelles sont capables d’assurer la continuité de l’État, alors qu’elles ne sont capables d’assurer qu’une seule chose : la survie du régime.
La clé de la transition est entre les mains du haut commandement militaire
La clé de la transition est en partie entre les mains du haut commandement militaire ; il ne tient qu’à lui de savoir s’il souhaite faire perdurer l’impasse ou pas, et prendre le risque ou pas de mettre en danger la cohésion nationale. Aujourd’hui plus que jamais, il lui appartient de clarifier ses objectifs : aller vers un régime répressif ou accepter un État de droit, civil et démocratique. La première option ne pourra que diviser la société algérienne et affaiblir le pays sur la scène internationale. La seconde permettrait la création d’une société plus forte et plus unie, d’un État plus juste, d’institutions légitimes, et conforterait la réputation internationale de l’Algérie et de son armée, qui allierait puissance stratégique et adhésion aux valeurs démocratiques.
Aujourd’hui, les différentes manœuvres politiques en cours témoignent clairement d’une volonté de régénération du régime par l’organisation d’une élection présidentielle. La volonté de mettre en œuvre le principe selon lequel le peuple souverain est fondement de tout pouvoir et que le pouvoir constituant – celui de faire la Constitution – appartient au peuple, autrement dit les fameux articles 7 et 8, n’existe pas chez le régime : ses actes le démontrent tous les jours. Et pour cause, la mise en œuvre de ces deux principes, à la base de toute démocratie moderne, signerait sa fin ! Elle est pourtant inéluctable et, l’irréparable n’ayant pas été encore commis, une démocratisation par la révolution pacifique est encore possible : à condition d’opérer une rupture conceptuelle, politique et juridique avec ses institutions et ses pratiques par une transition indépendante.
Les craintes suscitées par une transition indépendante du régime
Une transition indépendante du régime suscite craintes et réserves dans de nombreux milieux. Chez certains, ce n’est que par incapacité de sortir du schéma de pensée du régime : soit qu’ils y adhèrent par intérêt, soit qu’ils ne se sont pas encore émancipés intellectuellement des cadres de pensée imposés par le régime et ses relais alors même qu’ils le rejettent. La propagande du système a provoqué des dégâts profonds dans la société, en particulier au sein de « l’élite ». Chez d’autres, y compris parmi des partisans du hirak, une transition indépendante du régime représenterait un saut dans l’inconnu et leurs interrogations sont tout à fait légitimes. Elles portent sur la conciliation de la quête de la démocratie et de la liberté avec l’impératif de la continuité de l’État. C’est à ces craintes que les paragraphes qui suivent tentent d’apporter des éléments de réponse.
Une transition indépendante du régime n’est pas synonyme de chasse aux sorcières. La réaction populaire aux récentes poursuites le montre. La demande populaire n’est pas celle d’une vengeance ni d’une justice aux ordres et sélective mais de poursuites pénales contre les personnes soupçonnées de corruption, dans le respect du droit et par une justice indépendante. Une transition indépendante du régime doit avoir pour principal objectif de démanteler l’appareil de contrôle de la société par le régime (police politique, méthodes autoritaires, lois liberticides, etc.) de manière à créer les conditions politiques et juridiques d’élections libres.
Une transition indépendante du régime ne signifie ni le chaos ni le vide. Elle reposera nécessairement sur un texte de valeur constitutionnelle organisant provisoirement les pouvoirs publics qui assumeront les compétences étatiques : une « petite Constitution » provisoire, une « plate-forme constitutionnelle », dont des esquisses existent déjà. Ce texte précisera le nombre des institutions provisoires, leurs compétences, la durée de leur mandat, et devra garantir la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
Ces institutions provisoires peuvent être déclinées en une présidence collégiale, un gouvernement technocratique ou « de compétences », une instance consultative ou de type législatif et, idéalement, un organe de contrôle constitutionnel qui vérifierait de manière systématique la conformité des actes des institutions provisoires à la « plate-forme constitutionnelle ».
Au plan politique, ces institutions provisoires auraient pour principale mission de créer les conditions politiques et juridiques d’une élection libre. Elles seraient chargées – le gouvernement en particulier – d’expédier les affaires courantes, d’entamer le démantèlement de l’appareil de contrôle de l’État et de la société par le « système », de jeter les bases d’une politique de lutte contre la corruption, de libérer les champs politique, associatif et syndical ainsi que la presse écrite et l’audiovisuel par une série de nouveaux textes de valeur législative.
Une transition indépendante ne signifie pas non plus le blocage économique
Nul ne peut sérieusement affirmer que la faillite économique de notre pays n’est pas l’œuvre du régime en place. Aujourd’hui, l’économie est bloquée et des voix imputent ce blocage à la durée du hirak. C’est oublier que c’est l’entêtement du régime à se perpétuer, et non la détermination du peuple algérien à s’émanciper, qui bloque l’activité économique. Entamer une transition indépendante pourrait, au contraire, relancer cette activité. Et pour que la transition indépendante soit aussi une transition économique et ne soit pas hypothéquée par une instabilité sur le front social, il faudrait créer une instance de dialogue social.
Cette instance regrouperait les employeurs, les syndicats dans leur diversité et les institutions provisoires qui élaboreraient ensemble les grandes lignes de la politique économique de la période de transition pour sortie de l’économie de la rente et de la prédation. À la place des décisions bureaucratiques erratiques qui ont caractérisé la « politique » économique du régime, la décision économique serait le fruit d’une négociation et d’un compromis entre ceux qui constituent le monde du travail et le pouvoir politique. Ainsi, la période de transition pourra jeter les bases sociales du futur État de droit démocratique.
Mais pour sortir définitivement de l’autoritarisme, il faut refonder l’État par la création de nouvelles institutions et par la garantie des droits de l’Homme, des libertés individuelles et des droits sociaux. Cela passe nécessairement par une nouvelle Constitution. Et le meilleur moyen de mettre en œuvre le principe selon lequel le pouvoir constituant appartient au peuple est de passer par une Assemblée constituante qui permet le débat et l’appropriation du texte par le peuple.
L’Assemblée constituante n’est pas l’aventure
L’idée d’un processus constituant – pour adopter une nouvelle Constitution –, comprenant notamment une Assemblée constituante – une Assemblée nationale élue par le peuple pour préparer un projet de constitution –, suscite aussi craintes et réserves. Il est également nécessaire d’y répondre pour convaincre l’opinion publique que ce n’est pas la voie de l’aventurisme.
La Constitution n’est pas une affaire d’experts
Certaines réserves sont faciles à écarter. Selon certains, y compris parmi l’élite universitaire, la Constitution serait une affaire d’experts, le domaine réservé des juristes. Avec un tel raisonnement, on condamnerait toutes les démocraties modernes dans lesquelles la loi est adoptée par des parlementaires élus, qui ne sont pas des techniciens du droit ! À cet égard, il suffit de rappeler que, comme toute assemblée composée d’élus venus d’horizons socio-professionnels différents, une Assemblée constituante peut tout à fait auditionner des juristes et d’autres spécialistes et solliciter ainsi leur expertise.
Pour la première fois depuis l’indépendance puis l’occasion ratée de 1989, le peuple algérien voit se profiler à l’horizon la possibilité de participer, par le biais de représentants librement élus et la publicité des débats, à l’élaboration de sa Constitution et se l’approprier de la sorte. Cette occasion ne se représentera pas de sitôt si elle n’est pas saisie maintenant.
Le recours à la Constituante ne nous mènera pas tout droit à une guerre civile idéologique
Pour d’autres acteurs politiques, élire une Assemblée constituante serait ouvrir une boîte de Pandore idéologique. Selon eux, comme la société algérienne est divisée au plan idéologique, confier le soin de la rédaction d’une nouvelle Constitution à des élus approfondirait ces divisions et hypothèquerait la réussite de la transition démocratique.
La peur de la division – qui est bien légitime – est cependant révélatrice d’une conception singulière de la vie politique qui consisterait à maintenir en permanence le statu quo en taisant les différences ! De plus, c’est un manque de confiance assez surprenant dans la capacité des Algériennes et des Algériens à exprimer des points de vue différents et parfois antagonistes sans que cela ne dégénère en affrontement violent. La démocratie permettant notamment de dépasser les antagonismes et de résoudre les conflits politiques au sein de la société par des moyens politiques pacifiques, c’est considérer que l’Algérie n’est pas encore tout à fait mûre pour la démocratie.
Les derniers mois ont pourtant montré l’attachement des Algériennes et des Algériens à la résolution pacifique des conflits. L’expérience de l’« ouverture » post-1988 et l’épreuve de la guerre civile ont donné une plus grande conscience aux Algérien(ne)s, qui ne veulent plus retourner aux années de sang. La maturité politique populaire semble bien supérieure à la maturité d’une certaine élite politique qui ne peut réfléchir que sous « protectorat » militaire.
Enfin, ceux qui craignent l’affrontement idéologique pensent-il que l’élection présidentielle en préserve automatiquement ? À moins d’un verrouillage par le haut, qu’est-ce qui empêcherait l’expression des divergences idéologiques lors d’une campagne électorale ? Et qu’est-ce qui empêcherait ensuite que le président élu soit un autocrate ou engage l’Algérie sur la voie d’une politique rétrograde ?
La Constituante ne mènera pas fatalement à la victoire de forces antidémocratiques
L’exigence démocratique est celle portée par la mobilisation populaire. Cela ne fait guère de doute. Mais l’ampleur de la mobilisation ne doit pas occulter l’existence au cœur de la société algérienne de forces politiques antidémocratiques. Elles le sont en ce sens que, si elles acceptent formellement la démocratie procédurale – les élections sont le moyen d’accéder au pouvoir –, elles n’adhèrent pas aux droits de l’Homme et aux libertés individuelles et collectives ou, alors, elles le font en y posant des limites qui les vident de leur sens. Elles n’adhèrent pas à l’idée d’une approche substantielle de la démocratie ni à ce qu’implique le concept de citoyenneté. Or la démocratie est aussi un contenu et un ensemble de pratiques. Sans ce contenu, celui de l’État de droit protecteur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, la démocratie procédurale peut facilement se transformer en dictature de la majorité.
La réalisation de ce risque n’est cependant pas à une fatalité si un certain nombre de conditions sont réunies
La première est politique : c’est l’adhésion des forces qui se réclament de la démocratie à une approche qui ne se résume pas aux seules élections libres. La défense des droits de l’Homme et des libertés individuelles et collectives est un impératif, y compris face à un pouvoir librement élu. Les forces démocrates ont le devoir de se mobiliser et de se positionner très clairement en ce sens. C’est ce que certains mouvements font déjà.
Deuxièmement, la loi électorale qui servira à l’élection de l’Assemblée constituante devra permettre une représentation la plus fine possible des différents courants de pensée qui traversent la société. Les mécanismes techniques existent pour cela. En évitant de créer des majorités de sièges automatiques à l’Assemblée, une telle loi électorale favorisera le compromis politique par le dialogue puisque la création de majorités ne sera pas facile.
Enfin, et c’est un troisième élément – clé –, nous ne devons pas faire du passé constitutionnel table rase parce que, même issu d’un régime autoritaire, le droit constitutionnel actuel reflète en partie des compromis qui existent au sein de la société. Ainsi, il est nécessaire de donner un mandat clair, sur le fond, à la Constituante : la future Constitution doit établir un État de droit démocratique et social. Pour cela, une clause de non-régression constitutionnelle devra lier l’Assemblée constituante. Elle devrait contenir au minimum les éléments suivants :
• assurer une large séparation des pouvoirs et un équilibre entre eux ;
• assurer l’indépendance effective du pouvoir judiciaire ;
• garantir l’égalité des citoyens devant la loi (« citoyens » signifiant également « citoyennes ») ;
• garantir, sans limitation indue, les droits de l’Homme et les libertés individuelles ainsi que les droits sociaux ;
• maintenir le monopole étatique de production des normes juridiques ;
• maintenir l’égalité de statut constitutionnel de l’arabe et de tamazight ;
• refuser toute ingérence de l’armée dans la vie politique.
Le recours à la Constituante n’allongera pas indéfiniment la durée de la transition
Une autre crainte suscitée par l’élection de la Constituante tient à la durée de la transition. La Constituante allongerait indéfiniment la durée de la transition. Le problème est réel mais il n’est pas sans solution.
L’élaboration de la Constitution par une Assemblée constituante peut être réalisée en quelques mois si son mandat est encadré et limité en substance et dans le temps. Si l’Assemblée élue est exclusivement constituante, c’est-à-dire qu’elle a pour seule mission d’élaborer un projet de Constitution, elle pourra mieux se concentrer sur sa mission principale et la réaliser rapidement. Si elle compte parmi ses missions le travail législatif et le contrôle de l’exécutif – les missions classiques d’une Assemblée parlementaire –, sa mission constituante sera retardée. Le mandat de la future Assemblée constituante doit donc être exclusivement constituant et strictement limité dans le temps, en plus d’inclure une clause de non-régression.
Enfin, l’Assemblée constituante ne devrait avoir pour mandat que la préparation et l’adoption d’un projet de Constitution qui serait ensuite soumis par référendum au peuple – titulaire du pouvoir constituant originaire.
Le désir d’émancipation politique du peuple algérien est fort. Il veut être effectivement souverain et aspire à un État de droit, civil, démocratique et social. Cette revendication est portée dans la rue malgré les arrestations, la propagande et les manœuvres politiques du système et de ses relais. Être à la hauteur de ces aspirations nécessite de sortir du cadre politique dans lequel le régime tente de nous maintenir au nom du patriotisme et de la continuité de l’État. Assurer cette dernière est possible dans le cadre d’une transition indépendante du régime autoritaire contesté. D’autres peuples nous ont précédés sur cette voie.
Évidemment, toutes les conditions sont loin d’être aujourd’hui réunies – en particulier, celle du respect des libertés. Mais il est impératif de s’émanciper intellectuellement du cadre politique du système pour se projeter dans un avenir débarrassé de l’autoritarisme. La mobilisation populaire a rompu le pacte social autoritaire ; il convient désormais de se débarrasser des schémas de pensée politique du « système » pour pouvoir construire les fondations du futur État de droit algérien démocratique et social.
Signataires
Biad Abdelwahab, enseignant universitaire, juriste
Boumghar Mouloud, enseignant universitaire, juriste
Bouraba Omar, chef d’entreprise
Chena Salim, enseignant universitaire, politologue
Chikhaoui Bardine, avocat
Dahak Bachir, juriste
Dahmani Ahmed, enseignant universitaire, économiste
Dirèche Karima, chercheuse, historienne
Djerbal Daho, enseignant universitaire, historien
Djermoune Nadir, enseignant universitaire, architecte-urbaniste
Hadj-Moussa Ratiba, enseignante universitaire, sociologue
Ingrachen Amar, éditeur, journaliste
Kadri Aïssa, enseignant universitaire, sociologue
Ouaïssa Rachid, enseignant universitaire, politologue
Sadoun Mohamed, juriste, écrivain, Prix Mohammed-Dib
Saïdi Kamel, enseignant universitaire, juriste
Tlemçani Rachid, enseignant universitaire, politologue
Zeghbib Hocine, enseignant universitaire, juriste