C’est pour elle que j’écrivais. Pour elle, et pour Pecola Breedlove. Je péchais sans doute par excès d’ambition, par orgueil, par mégalomanie, mais jusqu’à l’annonce de sa mort cette semaine, c’est à l’intention de Toni Morrison et de Pecola Breedlove [un personnage du roman L’Œil le plus bleu, paru en 1970] que je rédigeais mon essai intitulé Surviving the White Gaze [“Survivre au regard blanc”]. Car si j’ai survécu au regard blanc, c’est pour Pecola, et grâce à Toni Morrison.
J’ai d’abord fait la connaissance de Pecola. Je suis entrée dans sa peau, dans sa douleur, j’ai ressenti l’écœurement, la honte, l’invisibilité à travers les yeux bleus et vides du poupon qui ornait la couverture d’une des premières éditions du roman. Au fil des pages de L’Œil le plus bleu, je sentais l’âme de Pecola se recroqueviller d’angoisse et succomber à une illusion plus douce que la réalité. Pecola a perdu la raison à trop vouloir les yeux bleus du canon de la beauté blanche – un canon si obsédant qu’il a fini par la ronger jusqu’à l’os, ce qui a bien failli m’arriver à moi aussi.
J’ai fait la connaissance de Pecola en premier, disais-je, parce que Morrison a une façon d’écrire si précise et si accomplie qu’à ma première lecture de L’Œil le plus bleu, le personnage avait éclipsé l’auteure. “Voilà ce qui va m’arriver, me souviens-je avoir pensé. Si je continue d’intérioriser le regard blanc et de déformer ma propre image pour m’y conformer, je vais sombrer dans la folie sans pour autant qu’on cesse de me trouver laide.”
Contrairement à Pecola, je ne me suis pas d’emblée trouvée laide. Mes parents adoptifs blancs, mes frères et sœurs adoptifs blancs (les enfants biologiques de nos parents), leurs amis, leurs proches, tous blancs, me trouvaient tous belle, sublime. Ils me trouvaient aussi, d’une façon étrange, non noire, curieux organisme coupé de son milieu. J’ai grandi en me nourrissant de toute cette attention, et j’ai construit le sentiment de ma valeur sur une image inventée par le malaise et les manques des Blancs. J’avais un an de moins que Pecola quand mon enseignante de CM2 m’a dit que j’étais “très jolie pour une petite fille noire” – ce qui ne commençait pas si mal. “La plupart des petites filles noires sont très laides”, avait-elle poursuivi tout en fronçant le nez, comme dégoûtée par une mauvaise odeur.
Grandir entourée de jeunes filles blanches
Mais quand est arrivé le lycée, et le bal de première, et que mon ami s’est vu interdire par son père de me choisir pour cavalière – alors même que nous avions cinq ans d’amitié derrière nous, et au seul motif que s’il était avec moi, il ne figurerait sur aucune photo -, le regard blanc avait totalement changé de prisme, et de nature. Je n’avais plus rien de beau ni d’exotique. Je n’étais plus mate de peau ni sans race, j’étais tout à coup noire, et non désirable pour les garçons.
Je n’ai pas prié pour avoir des yeux bleus afin de fuir un monde physiquement hostile, comme Pecola, ou dans l’espoir que ces yeux bleus fassent de moi une personne meilleure, plus acceptable. “Depuis quelque temps, Pecola se disait que si ses yeux – ses yeux qui retenaient les images, et savaient ce qu’on peut voir –, si ses yeux avaient été différents, c’est-à-dire beaux, elle-même aurait été différente”, écrit Toni Morrison. Moi, je ne tenais pas à avoir les yeux bleus, et il était de toute façon trop tard pour prier. Mais à mesure que je grandissais, toutes les jeunes filles blanches qui m’entouraient – ces filles aux cheveux lisses et soyeux, à la peau infiniment pure et infiniment plus désirable – finissaient toutes par m’apparaître symboliquement comme autant de révélateurs de la naïveté stupide dont j’avais fait preuve en croyant pouvoir être belle.
Des années ont passé avant que je ne relise L’Œil le plus bleu.
“Comment est-ce qu’on fait pour que quelqu’un vous aime ?”
Toni Morrison n’était pas au programme de mon lycée du New Hampshire, un établissement rural et blanc à 100 %, et mes parents adoptifs ne l’ont découverte qu’après que je l’ai moi-même fait, à la fac, avec mon tout premier professeur de littérature noir. Les passages que j’ai soulignés et les commentaires que j’ai écrits en marge de mon exemplaire original de L’Œil le plus bleu sont ainsi pour moi, à certains égards, aussi bouleversants que le roman lui-même. Là où Pecola pose la question : “Comment est-ce qu’on fait ? Je veux dire, comment est-ce qu’on fait pour que quelqu’un vous aime ?”, j’ai griffonné : “Elle ne sait pas, parce qu’elle ne se croit pas digne d’être aimée”.
L’Œil le plus bleu n’est pas mon roman préféré de Toni Morrison, mais Pecola ne m’a jamais quittée. C’est Sula [un roman paru en 1973] qui m’a donné envie de survivre, pour elle, pour Pecola. La colère et la grâce dont est empreint Sula, les idées précises qu’il défend m’apparurent comme un paradis conquis de haute lutte, alors que tant de choses étaient en jeu et que beaucoup attendaient encore leur heure. Toni Morrison marque ici la féminité noire d’une empreinte aussi simple qu’exubérante : “La marque de naissance au-dessus de son œil était de plus en plus foncée et ressemblait de plus en plus à une rose sur sa tige.” Le personnage de Sula, malgré tous ses défauts et son manque de loyauté, était audacieux, et nous étions de la même famille.
Une effigie vivante
Vinrent ensuite Le Chant de Salomon (1977), puis Tar Baby (1981), Jazz (1992), Beloved [un roman sur l’esclavage paru en 1987, que beaucoup considèrent comme le chef-d’œuvre de Morrison], Love (2003), Home (2012), Un don (2008). Je les ai tous lus. Deux ou trois fois pour certains. Les romans de Toni Morrison – les récits riches et enfiévrés qu’elle a tissés, la beauté presque grotesque de ses mondes, leurs sentences résolues et leur profonde identité noire – resteront parmi les plus grands de l’histoire de la littérature. Ses essais et écrits non romanesques font aussi la démonstration d’une immense maîtrise de la langue et recèlent des trésors de formules mémorables et de clés pour vivre mieux ensemble, dans la rigueur intellectuelle et le respect de soi.
Il m’a fallu attendre 1998 et un entretien que Toni Morrison a donné à Charlie Rose [un célèbre journaliste américain dont l’émission sur PBS a été arrêtée en 2017 après des accusations de harcèlement sexuel], pour qui je travaillais à l’époque, pour que je commence à mesurer à quel point j’étais prisonnière de ce que l’on peut appeler le “regard blanc”. Le jour de sa venue dans l’émission, j’ai apporté à Toni Morrison mes exemplaires de ses œuvres pour les lui faire dédicacer, ce qu’elle a fait de bonne grâce : “À Rebecca. Amitiés, Toni Morrison.” Devant sa présence impérieuse, ses larges épaules, la beauté fibreuse de ses longues dreadlocks argentées, ses yeux doux et fascinants, j’étais au bord des larmes. Elle était comme l’effigie vivante, de chair et d’os, de tous nos ancêtres et de chacun de nous, tous concentrés en elle.
Faire le langage
J’ai regardé et écouté l’interview derrière la vitre de la régie. Je me suis raidie quand Charlie Rose a demandé à Toni Morrison si elle écrirait un jour un livre qui ne soit pas “focalisé” sur la question raciale. Il était si profondément égocentrique qu’il était incapable de voir à quel point son propre raisonnement justifiait la réponse qu’elle donnait à cette question qu’on lui avait déjà posée de mille manières : “Des critiques m’ont déjà accusée par le passé de ne pas écrire sur les Blancs… à croire que nos vies n’ont aucun sens, aucune épaisseur hors du regard blanc.” Là, tout à coup, je n’ai plus voulu qu’une chose : me libérer. Me libérer du regard blanc. Je ne voulais pas devenir folle comme Pecola. Je voulais que ma vie ait un sens hors du regard blanc. Sauf que, comme j’allais le découvrir, il ne suffit pas de le vouloir pour réussir à se défaire du regard blanc.
Mais quand je pense à Toni Morrison façonnant les mots, leur donnant vie, je me sens plus forte. Elle a fait le langage. Et elle nous l’a donné, à nous, à moi. “Nous mourons. C’est peut-être le sens de la vie, déclarait-elle lors de son discours de réception du prix Nobel de littérature, en 1993. Mais nous faisons le langage. C’est peut-être la mesure de nos vies.” Quel cadeau inépuisable.
J’ai de la peine, un chagrin écrasant même, à l’idée que Toni Morrison ne lira jamais mon essai, mais je vais continuer à l’écrire pour elle, et pour Pecola. Et ce faisant, peut-être m’affranchirai-je enfin de ce regard blanc auquel j’ai survécu, au prix d’immenses efforts.
Rebecca Carroll
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.