L’odeur iodée qui baigne Grand Bahama Highway, corridor routier reliant la ville de Freeport à la pointe Est de l’île de Grand Bahama – ravagée par l’ouragan Dorian les 1er et 2 septembre – s’évanouit brutalement. A South Riding Point, quelque trois kilomètres à l’est du village de pêcheurs de High Rock, dont la tempête de catégorie 5 n’a fait qu’une bouchée avec ses vents soufflant en rafales à près de 300 km/h, elle laisse place à une fragrance entêtante, caractéristique des stations-service. Et les figures qu’effectue soudain notre véhicule dans une immense flaque épaisse et visqueuse confirment que nous roulons dans le pétrole.
Il émane du terminal de stockage et de transbordement d’hydrocarbures du géant pétrolier norvégien Equinor (anciennement Statoil), présent dans trente pays. Là, entre un littoral au fin sable blanc et aux eaux turquoise, et une mangrove rouge, l’installation occupe un position stratégiquement intéressante par rapport aux Etats-Unis : les côtes du sud de la Floride sont seulement à une petite centaine de kilomètres.
Les cuves métalliques aux flancs maculés de traînées noires du terminal ressemblent à d’énormes chaudrons de tambouille qu’un sorcier imprudent aurait oubliés sur le feu. Cinq des dix gigantesques réservoirs que compte le site ont été décapités par le souffle de Dorian qui, faisant fi des fosses de près de cinq mètres de profondeur qui ceignent chacun d’entre eux, a projeté une partie des quelque 1,8 million de barils plusieurs centaines de mètres plus loin, dans une zone humide et arborée vers l’intérieur des terres.
La marée noire semble avoir été évitée
A Grand Bahama, la crise humanitaire déclenchée par le passage de l’ouragan se double donc d’une catastrophe écologique dont il est encore difficile de mesurer l’ampleur puisque officiellement, Equinor ignore toujours quelle quantité de pétrole s’est déversée. « Nous ne savons pas encore pourquoi [les couvercles ont sauté], mais nous trouverons, a promis l’entreprise dans un communiqué ». « Nos priorités sont maintenant d’aider nos employés des Bahamas, qui ont survécu à une catastrophe naturelle très grave, et de nettoyer ce qui a été répandu », poursuit Equinor, qui a fait part également de son intention de verser un million de dollars à une ou plusieurs organisations de secours mobilisées par l’ouragan Dorian.
Une équipe de spécialistes dépêchés par l’entreprise par bateau avec du matériel, depuis la Louisiane, en milieu de semaine dernière, s’active. Vêtus de combinaisons blanches, ces experts des pollutions aux hydrocarbures récupèrent le pétrole resté au sol et le stockent dans des citernes.
Ce travail de nettoyage, suspendu vendredi 13 septembre, dans l’attente du passage de la tempête tropicale Humberto qui menaçait de frapper à nouveau les îles d’Abaco et de Grand Bahama mais les a finalement épargnées, a pu reprendre lundi.
La marée noire semble avoir été évitée. « Une surveillance aérienne, ayant fait état de la présence de taches noires à quelques dizaines de milles des côtes de l’île de Little Abacco, avait initialement soulevé cette crainte, mais il s’agirait en fait de concentrations d’algues, et aucune tortue ou mammifère marin mort ou malade n’a été signalé », a indiqué Eric Carey, directeur exécutif du Bahamas National Trust, l’organisme chargé de la préservation des sites d’intérêt historique et naturel, au Monde, dimanche 15 septembre. Il se réjouit aussi que les oiseaux de la zone l’aient « probablement » désertée en prévision de l’ouragan.
« Nettoyer très, très vite »
Cependant, Equinor doit, selon lui, « nettoyer très, très vite » afin de préserver la population de l’île et de l’archipel, comme sa biodiversité. « L’inconvénient majeur sur nos îles toutes plates, explique M. Carey, c’est que la nappe phréatique de laquelle nous tirons notre eau douce est très peu profonde, parfois à peine plus d’un mètre, et que le pétrole pourrait s’y infiltrer. » Une fois la surface de la terre nettoyée, l’entreprise norvégienne va donc devoir creuser des tranchées pour évaluer l’état du sous-sol.
Eleanor Phillips, directrice des affaires externes de l’ONG The Nature Conservancy pour la zone des Caraïbes, basée à Nassau, considère le déversement d’hydrocarbures de South Riding Point comme un sérieux avertissement. « C’est la preuve que les Bahamas, qui se trouvent au beau milieu d’un couloir d’ouragans, ne devraient pas accueillir sur leur territoire ce type d’industrie, nous explique la militante environnementale. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre tranquillement les ouragans en imaginant que nous sommes à l’abri de ce type d’accidents. Nous devons être résolument circonspects et proactifs dans leur prévention. »
A titre personnel, Mme Phillips est « convaincue » que la procédure adoptée par Equinor face à l’arrivée de l’ouragan Dorian était « insuffisante ». « Il suffit de regarder les photos aériennes pour voir que les cuves qui n’étaient pas remplies à ras bord n’ont pas débordé, note-t-elle. Il aurait fallu abaisser le niveau de pétrole dans toutes les cuves en prévision. »
Les autorités peu disertes sur la question environnementale
Dans un article du 14 septembre, le Sun-Sentinel, quotidien de Fort Lauderdale (Floride) indique que Port Everglades utilise ce genre de parade. Dans ce complexe situé au nord de Miami et équipé de terminaux spécialisés dans l’accueil de pétroliers, explique le journal, le protocole en cas d’alerte cyclonique consiste à ne conserver que « 25 % de produits pétroliers dans la cuve pour lui permettre de résister aux vents de catégorie 5 ».
Alors que le bilan humain provisoire s’élevait, dimanche 15 septembre, à 52 morts, et que 1 300 personnes n’ont toujours pas été localisées, le gouvernement bahaméen, accaparé par les évacuations, la mise en place d’hébergements d’urgence et les rapprochements familiaux, se montre peu disert sur l’accident écologique qui touche Grand Bahama. « L’ouragan Dorian a eu des répercussions sur de très nombreuses familles bahamiennes, mais il est évident que la protection de notre environnement demeure un enjeu important », a simplement déclaré le ministre de l’environnement et du logement, Romauld Ferreira, au Nassau Guardian. « Une fois les vies réinstallées et rétablies, l’environnement doit être restauré. »
Patricia Jolly (South Riding Point, Bahamas, envoyée spéciale)