Quand paraîtra ce numéro d’Inprecor, la guerre contre l’Irak aura peut-être déjà commencé. Si nous nous y opposons résolument ce n’est certes pas pour défendre le régime de Saddam Hussein. Cette dictature oppressive a déjà eu recours à des massacres contre sa propre population qui n’avaient, à l’époque, que peu ému les actuels champions de la démocratie et de la morale. Ce sont bien eux qui ont fourni à Saddam de quoi fabriquer des armes chimiques et autres dans les années 1970 et 1980 lorsqu’il guerroyait contre l’Iran khomeiniste, et ce sont les mêmes qui l’accusent actuellement d’en posséder !
L’attitude américaine est d’autant plus hypocrite que les États-Unis ont eu recours lors des guerres à des armes de destruction massive anéantissant la population civile. Si tout le monde a entendu parler d’Hiroshima et de Nagasaki, l’emploi des armes chimiques à une échelle de masse par l’armée américaine est passé sous silence. Et pourtant, pendant la guerre du Vietnam, elles furent largement utilisées pendant plus de 10 ans.
Le but de la « défoliation » par les herbicides était officiellement de détruire les forêts qui servaient de camouflage et de voies d’approvisionnement aux combattants du FLN. Mais rapidement on va également arroser les abords des aérodromes et des bases militaires, les berges des cours d’eau et les terres cultivables des régions tenues par la résistance pour détruire les récoltes et obliger les paysans à partir. Entre 1960 et 1970 plus de 72 millions de litres d’herbicides vont être déversés sur 20 % du territoire sud-vietnamien. L’Agent Orange sera le plus utilisé (42 millions de litres) car le plus efficace. Ce qu’on ignorait à l’époque c’est qu’il contenait une des substances les plus toxiques jamais synthétisée par l’homme : la dioxine. La dose létale est d’un millionième de gramme par kilo de poids. Selon le médecin vietnamien Ngoc Phuong il suffirait de 85 mg pour liquider tous les habitants de New York ... De plus il devait se révéler à l’origine de malformations congénitales chez le foetus. Le monde scientifique, notamment aux États-Unis (il y avait quand même pas mal de GI’s au Vietnam !), s’en est ému et après les conclusions d’une expédition scientifique américaine sur place en 1969, la guerre chimique a été stoppée mais le mal était fait.
Lorsque, dans le cadre du « Tribunal international contre les crimes de guerre commis au Vietnam », fondé par le philosophe anglais Bertrand Russel, je me suis rendu en 1967 avec le professeur Marcel-Francis Kahn et le cinéaste Roger Pic dans la zone autour de Tay Ninh tenue par le FLN, nous n’avons alors constaté que les effets immédiats de l’Agent Orange : troubles digestifs et lésions cutanées, défoliation et empoisonnement du bétail et des récoltes, mais on n’observait pas encore d’altérations majeures du corps humain. Or la dioxine est une arme qui frappe surtout « à retardement ».
En 1983 s’est tenu à Ho Chi Minh Ville un « Symposium international sur les herbicides et les défoliants dans la guerre : leurs effets à long terme sur l’homme et la nature ». Il y avait là plus de 160 scientifiques et experts de 21 pays dont 20 des USA. La conclusion en a été que ce que le Pentagone avait dénommé « Opération Ranch Hand » (Ouvrier agricole) « avait été essentiellement une guerre chimique à grande échelle temporelle et spatiale, dont l’ampleur dépasse tout ce que l’humanité à connu en matière de guerre ». La quantité de dioxine répandue a été évaluée à plus de 170 kg et il a été mis en évidence que la dioxine entraînait des altérations chromosomiques à l’origines d’anomalies congénitales, des grossesses anormales et des cancers, ce qui fut bien mis en évidence par les Vietnamiens et des scientifiques étrangers dans les années 1980. Déjà auparavant les conséquences de l’épandage d’Agent Orange contenant de la dioxine avaient été soulignées. Un souvenir personnel : j’étais retourné à Hanoi en 1975 et avais rencontré à plusieurs reprises le professeur Ton That Tung, spécialiste mondialement connu de la chirurgie du foie. Il m’avait affirmé, dès ce moment, que depuis que l’armée américaine avait commencé la guerre chimique en 1961, le nombre de cancers primaires du foie avait plus que quintuplé au Nord et que cela était dû à la toxicité de la dioxine : d’après lui cela s’expliquait par le brassage de population, les déplacements d’oiseaux et d’insectes ainsi que la présence de courants marins remontant vers le Nord.
Étant donné le nombre de familles de GI’s affectés par les effets de la dioxine il n’a pas été possible que le gouvernement américain continue à nier sa toxicité. Dans un premier temps, et après une procédure longue et coûteuse, seules les firmes ayant produit l’Agent Orange ont été amenées à verser des indemnités aux vétérans américains concernés. Ce n’est que plus tard que l’État a accepté de verser une rente d’invalidité mensuelle, exonérée d’impôts, comprise entre 90 et 20 000 $ ainsi que des traitements médicaux gratuits. Quant au million de Vietnamiens contaminés et aux 100 000 nés malformés, c’est au gouvernement de Hanoi d’apporter une preuve véritablement scientifique, pour chacun d’entre eux, que c’est bien l’Agent Orange qui est en cause.
En attendant, pas un cent ne sera octroyé. Mieux vaut utiliser cet argent pour dénoncer le danger que représente Bagdad avec ses armes chimiques et préparer l’invasion ...
Armes chimiques aux États-Unis
Rédaction d’Inprecor
Selon les indications fournies par le rapporteur du contrôle des armes de l’Institut d’études sur la défense et le désarmement de Cambridge (Massachussets), les neuf dépôts d’armes chimiques américains contenaient, début 1996, les réserves suivantes de gaz moutarde (variétés H, HD, HT, NT), de tabun (GB) et de neurotoxiques (VX) :
– Anniston (Alabama) : 2 254 t (HD, GB, VX) ;
– Blue Grass (Kentucky) : 523 t (H, HD, GB, VX) ;
– Edgewood (Maryland) : 1 625 t (HD) ;
– Newport (Indiana) : 1 269 t (VX) ;
– Pine Bluff (Arizona) ; 3 850 t (HD, GB, VX) ;
– Pueblo (Colorado) : 2 611 t (HT, HD) ;
– Tooele (Utah) : 13 616 t (H, HD, HT, NT, GB, VX) ;
– Umatilla (Oregon) : 3 717 t (HD, GB, VX) ;
– Johnston (Pacifique Sud) : quantités réduites (HD, GB, VX).
L’interdiction complète des armes chimiques fut adoptée en 1925 sous le titre de « Protocole de Genève concernant la prohibition de l’emploi, à la guerre, de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques ». En 1926 sous la pression, entre autres, de la Chemical Foundation et d’une partie de l’industrie chimique le Sénat états-unien n’a pas ratifié le Protocole de Genève. Ce n’est qu’en 1975 — après la débandade états-unienne au Vietnam, que le Sénat américain a accepté de ratifier le Protocole de Genève. Ce n’est que pour tenter de jeter un voile pudique sur l’emploi de défoliants et des gaz lacrymogènes au Vietnam, ainsi qu’à la suite d’un grave accident survenu sur leur territoire avec le neurotoxique VX, que les États-Unis ont annoncé en 1969 un moratoire unilatéral sur la production d’armes chimiques et ont engagé les négociations relatives à une « Convention sur les armes biologiques » (entrée en vigueur le 26 mars 1975), premier pas en direction de la « Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction » (CAC), signée finalement à Paris le 13 janvier 1993 et entrée en vigueur le 29 avril 1997. Selon cette Convention tous les États signataires devront avoir détruit les armes et les produits chimiques spécifiés au plus tard jusqu’en 2012.
Notons que la fabrication, la possession et le stockage des herbicides — tels le tristement fameux « Agent Orange » — ne sont nullement interdits par les conventions en vigueur. Seul leur emploi en tant que « technique visant à altérer la dynamique, la combinaison ou la structure de la Terre — y compris la flore, la faune, la lithosphère, l’hydrosphère et l’atmosphère —, ainsi que de l’espace, par la manipulation intentionnelle de processus naturels » est prohibée par la « Convention sur l’interdiction d’utiliser les techniques de modification de l’environnement à des fins militaires » (ENMOD). Cette dernière n’a nullement empêché les États-Unis d’employer ponctuellement des défoliants (différents de ceux employés au Vietnam), par exemple en Colombie dans le cadre de leur « guerre à la drogue ».
En 1984, le Congrès américain ordonnait la destruction de toutes les armes chimiques des États-Unis avant 2004. Douze ans plus tard, en 1996, seuls 3 % de ces armes avaient été éliminés dans l’unique installation de destruction opérationnelle, sur l’atoll Johnston, dans le Pacifique Sud. Une seconde installation, construite dans le dépôt militaire de Tooele, n’a commencé à fonctionner que le 22 août 1996…