Le RNDDH a rendu public, jeudi 3 octobre, un bilan des émeutes et des manifestations qui ont totalement paralysé le pays depuis le 16 septembre. Du 16 au 30 septembre, « au moins 17 personnes ont été tuées […] et au moins 189 autres personnes ont été blessées », note l’association qui dénonce la violence de la police nationale haïtienne « les tirs à hauteur d’homme, les brutalités policières, l’utilisation abusive du gaz lacrymogène et tous autres actes de répression ».
Alors qu’approche le dixième anniversaire du tremblement de terre de janvier 2010, qui avait fait plus de 250 000 morts et laissé le pays en ruines, Haïti vit une crise politique qui le conduit au chaos. Vendredi 4 octobre, après deux jours d’accalmie, de nouvelles manifestations s’organisaient dans tout le pays. Depuis le début de l’année, cette crise a fait des dizaines de morts et des centaines de blessés.
« Haïti lok », Haïti bloqué. « Plus rien ne fonctionne, au lieu de renforcer les institutions, le pouvoir préfère renforcer les gangs et choisit la violence », assure Pierre Espérance. « Nous avons un président fantoche et un État failli », ajoute le célèbre romancier Gary Victor. Il fait partie de la dizaine d’écrivains (Yanick Lahens, Lyonel Trouillot, Kettly Mars, James Noël…) qui viennent de lancer un appel « aux citoyens du monde afin qu’ils soutiennent la cause haïtienne » (lire également dans le Club de
Élu en novembre 2016, le président Jovenel Moïse avait déjà perdu tout crédit quelques mois après son entrée en fonction en février 2017. Cet inconnu de 51 ans, propulsé à la présidence par son prédécesseur Michel Martelly et tenu à bout de bras par les États-Unis, était certes élu dès le premier tour mais avec une participation officielle de 21 % des électeurs au terme d’un scrutin vivement contesté. L’année précédente, un scrutin présidentiel qu’il avait emporté avait été annulé pour irrégularités.
Depuis cet homme d’affaires, producteur et exportateur de bananes, n’a jamais pu faire adopter un budget. Le pays vit aujourd’hui avec un Parlement paralysé, un gouvernement intérimaire, un premier ministre intérimaire et un président comme disparu. Jeudi, Jovenel Moïse a fait sa première apparition sur le terrain depuis environ deux mois : une halte de cinquante-cinq secondes dans une rue de Petion-Ville, la commune chic sur les hauteurs de Port-au-Prince, pour serrer quelques mains en étant entouré d’une garde lourdement armée.
Le 25 septembre, après dix jours d’émeutes et de violences, il choisissait d’intervenir en direct à la télévision nationale pour appeler « à un gouvernement d’union nationale ». Mais il le faisait à 2 h du matin, quand le pays dort et que l’électricité est coupée dans bon nombre de quartiers, sans parler des campagnes. Pour l’essentiel, le président se manifeste via son compte Facebook, par ailleurs squelettique.
Son soudain appel à l’union est apparu d’autant plus irréel que ses soutiens et responsables du parti présidentiel PHTK sont accusés des pires violences. Deux jours avant son discours nocturne, un sénateur de sa majorité a dégainé son arme de poing et tiré sur des manifestants attroupés devant sa voiture dans l’enceinte du Parlement. Deux hommes ont été blessés, dont un photographe de l’agence AP. « La légitime défense est un droit sacré », s’est ensuite défendu Jean-Marie Ralph Fethière.
L’affaire pourrait être un épisode vite oublié si elle ne venait pas renforcer les accusations portées par de nombreux observateurs, journalistes et associations. Outre la police, qui peut sans crainte d’être inquiétée violenter les manifestants, certains cercles du pouvoir financeraient et armeraient les gangs criminels, dont la puissance n’a jamais pu être défaite en Haïti.
Le réseau RNDDH note que « des individus armés, partisans du pouvoir, prennent part activement aux opérations policières. Ils ont été engagés pour mater les manifestations antigouvernementales ». À l’appui de cette déclaration, l’association publie une photo de l’installation officielle d’un délégué du parti dans le nord de l’île, le 30 septembre : l’homme apparaît entouré d’une milice armée.
De même, les soupçons sont de plus en plus lourds sur l’implication de proches du pouvoir dans le massacre de La Saline survenu il y a un an. Le 10 novembre 2018, quelques jours avant une nouvelle manifestation, 73 personnes au moins étaient exécutées, des femmes violées par un gang à La Saline. Beaucoup y ont vu une stratégie de la terreur pour « casser l’élan de la mobilisation contre le pouvoir dans ce quartier réputé hostile au président Jovenel Moïse », selon Le Nouvelliste.. Une enquête sous l’égide des Nations unies n’a pas abouti à ce jour.
Dans ce climat insurrectionnel, les partis d’opposition refusent toute négociation et appellent à la démission du président et à la dissolution du Parlement. Ils ne sont pas les seuls. Après avoir un temps appelé à un dialogue, bon nombre d’églises demandent à leur tour le départ de Jovenel Moïse, tout comme des musiciens, des artistes et des écrivains qui multiplient les appels.
Le programe PetroCaribe ou le « casse du siècle »
« Aujourd’hui toutes les instances de la vie nationale, les représentants de tous les cultes, les institutions de défense des droits humains, les professeurs des universités, des collectifs d’artistes et d’intellectuels, les partis de l’opposition toutes tendances confondues, les syndicats, des associations du secteur des affaires, réclament la démission du président et de ce qu’il reste du Parlement », notent les écrivains dans l’appel cité plus haut.
« L’exécutif et ses soutiens résistent pendant que des commissariats de police sont attaqués, des entreprises privées pillées, des institutions publiques dévastées, des manifestants criblés de balles », note le journaliste Frantz Duval, dans le grand quotidien de l’île, Le Nouvelliste. La crise actuelle a été déclenchée par des pénuries répétées de carburant en août et la révélation de nouveaux scandales de corruption. Par exemple, ces cinq parlementaires qui expliquaient avoir été achetés au prix de 100 000 dollars pour un vote favorable au premier ministre…
Mais, de fait cette crise remonte à juillet 2018, lorsque le pouvoir a annoncé qu’il cesserait de subventionner le carburant, provoquant des hausses de près de 50 % des prix. Dans le pays le plus pauvre des Amériques, où « plus de la moitié de la population est en insécurité alimentaire chronique » selon le Programme alimentaire mondial et où l’embryon de classe moyenne est frappé de plein fouet par une inflation à de 20 %, l’annonce a servi de détonateur.
Car parallèlement, la population est descendue dans les rues pour dénoncer « le casse du siècle », c’est-à-dire le scandale PetroCaribe. Ce programme d’aide massive monté par le Venezuela d’Hugo Chavez a pesé jusqu’à 25 % du PNB d’Haïti, selon un rapport de la Banque mondiale. Il consistait en des livraisons de pétrole à prix cassés et a permis aux finances publiques haïtiennes d’engranger de 2008 à 2016 plus de 2,5 milliards de dollars. L’essentiel de ces ressources, qui devaient financer des projets humanitaires puis la reconstruction du pays après 2010, a été détourné par des ministres, des responsables politiques et des entrepreneurs « amis ».
Après de nombreux audits, des rapports d’enquête du Sénat haïtien, des enquêtes internationales, la publication, en janvier 2019, d’un long rapport de la Cour des comptes a donné une dimension nouvelle au scandale. Ce rapport est un mode d’emploi détaillé de la corruption et du viol de toutes les procédures administratives. Et les acteurs de ces détournements massifs sont nommément cités : une dizaine de ministres, des parlementaires, maires, etc. et les entrepreneurs qui tiennent une partie de l’économie de l’île.
Parmi eux figure justement le président Juvenel Moïse. Son entreprise agricole et d’import-export a décroché deux marchés (comme les autres en dehors de toute procédure) : l’un sur l’installation de lampadaires solaires (moins de la moitié ont été fournis) ; l’autre sur la réfection d’une route, facturée deux fois et jamais réalisée… Un deuxième volet du rapport a été publié le 31 mai.
C’est aujourd’hui un pays entier qui se lève contre la corruption. Parti d’un simple tweet « Où est l’argent de PetroCaribe ? » posté par une cinéaste de 35 ans, Gilbert Mirambeau, un vaste mouvement s’est développé depuis plus d’un an qui demande que s’ouvre le procès de PetroCaribe. Les « PetroCaribe Challengers » sont devenus une force puissante et obligent les partis d’opposition à se saisir d’une corruption qui met à genoux le pays et alimente la violence.
PetroCaribe avait encore renforcé la popularité de Chavez et du Venezuela en Haïti. Or au détournement de l’aide s’est ajouté ce qui est ressenti comme un coup de poignard : en janvier et encore récemment, le 11 septembre, le président Jovenel Moïse a voté contre le régime Maduro dans le cadre de l’Organisation des États-Américains (OEA). Ce vote est le résultat d’une demande directe de l’administration américaine et John Bolton, alors conseiller de Donald Trump, ne s’en était pas caché.
Pour les acteurs de la société civile, les activistes, les responsables de l’opposition, Jovenel Moïse ne tient aujourd’hui que grâce au soutien des États-Unis de Trump et du Brésil de Bolsonaro. L’ONU appelle « au calme et au dialogue », l’Europe et la France font de même, mais ne pèsent à peu près rien dans ce pays que les États-Unis ont toujours considéré comme leur arrière-cour après l’avoir occupé de 1915 à 1934.
François Bonnet
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.