Avec sa face blême, marquée par l’inquiétude et le désarroi, Jiane (35 ans) murmure : “Personne ne peut savoir ce qui va nous arriver.” Comme des centaines d’autres, elle fait la queue devant une station-service au centre de Qamichlie, dans une cohue indescriptible. Tout le monde veut faire le plein d’essence puisqu’on craint des coupures d’approvisionnement dans les jours à venir.
Jiwan (27 ans) vient de remplir le coffre de sa voiture de denrées alimentaires. “Je ne crois plus personne. Tout le monde nous ment”, dit-il.
“Nous, on sera sacrifiés, puis les autres vont se réconcilier sur notre dos et se frotter les mains. C’est encore ma famille qui va payer le prix de tout cela.”
Quelques jours après le retrait des forces américaines de deux postes militaires d’observation à la frontière entre Serekaniye [Ras-Al-Aïn en arabe] et Tall Abyad, la Turquie a annoncé qu’elle avait achevé les préparatifs pour une opération militaire à l’est de l’Euphrate.
Elle a également rappelé avec insistance qu’elle considérait les YPG, ou Unités de protection du peuple, comme une émanation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) [groupe violent kurde de Turquie qu’Ankara considère comme une organisation terroriste].
Quelques mètres séparent les belligérants
Le président turc Erdogan a annoncé le début de l’opération militaire dans le nord-est de la Syrie, entraînant une déclaration de mobilisation générale de la part des Forces kurdes. Face à la nouvelle situation, une partie des habitants a décidé de partir pour Tall Tamr ou Qamichli. À Dirbassieh, il y a eu des affrontements sporadiques autour du poste-frontière, où seuls quelques mètres séparent les belligérants.
Zaîn (19 ans) ne cache pas son découragement quand il raconte comment il est parti de Serekaniye : “Je me suis retourné et j’ai compris que je ne reviendrai pas. Mon père y est toujours. Je ne sais pas ce qu’il va faire. Il n’a pas d’armes. On en a assez de la guerre, les uns chassant les autres, sans qu’on sache quand ça va s’arrêter. J’ai déjà vu trop de choses à mon âge. On est vieux et usé avant d’être sorti de l’enfance.”
Abou Khaled est enseignant de physique. Il se tient près d’une des boulangeries où les gens se sont bousculés pour avoir du pain. “J’ai peur que les Turcs n’interviennent dans toute la bande frontalière, au-delà de la zone entre Tall Abyad et Serekaniye.” Et dans un soupir, il ajoute :
“Je ne peux pas vivre ailleurs qu’à Qamichli, pas plus qu’un poisson ne peut vivre en dehors de l’eau.”
Alors que nous rédigions ce reportage, il y a eu des tirs de mortier sur Qamichli, provoquant la terreur des habitants et vidant les cafés de leurs clients. La peur semble se répandre dans les rues et se lit sur les visages des gens.
“Que les grandes puissances se manifestent”
Un haut fonctionnaire de l’administration locale de la zone autonome kurde explique qu’en cas d’arrivée des forces turques Qamichli sera coupée de Kobané et que son parti, le PYD [le Parti de l’union démocratique, qui dirige les Unités de protection du peuple], ne contrôlera alors plus que la province de Hassake [à la frontière syro-irakienne]. “Nous craignons que la Turquie ne pousse plus loin sa présence militaire, dans d’autres zones.”
Le sifflement de balles sème partout la terreur. On nous raconte que des gens ont fui leurs maisons pour se réfugier chez des proches quand il y a eu des tirs dans les rues de leur quartier. Le militant Fenar Mahmoud confirme qu’il y a un début de départs, même si cela reste pour l’instant un phénomène limité. Certains habitants ont également décidé de dormir dans leurs caves pour être à l’abri de tirs de mortier.
Abou Hafel craint non seulement pour sa ville, mais également pour la cause kurde. “Assez de toutes ces guerres, assez de sang versé ! Que les grandes puissances se manifestent. On voudrait vivre sans subir des violences.”
Pour le journaliste Houssam Ismaïl, “le retrait américain restera une marque d’infamie sur la face du président américain Donald Trump. C’est une trahison. La politique américaine ne connaît pas la morale, ni la fidélité pour les amis et les alliés”, s’exclame-t-il.
“Nos jeunes ont donc mené une guerre par procuration, gratuitement [11 000 combattants kurdes sont morts dans la guerre contre Daech], pour les grandes puissances. Et depuis, personne ne s’intéresse à notre sort.”
Comme les Palestiniens
Un homme qui veut qu’on l’appelle “Kurdistan” se montre plus optimiste. “Le Conseil de sécurité va se réunir pour nous. Je parie que ça se passera bien. Au minimum, il y aura l’arrêt de l’invasion turque, et nous pourrions même obtenir une zone d’exclusion aérienne. J’imagine aussi qu’on va exiger le retrait des combattants du PKK.”
Et d’ajouter : “Le PYD est incapable d’apprendre de ses erreurs. Sa politique a déjà conduit à la perte d’Afrine [prise par l’armée turque en mars 2018]. On sait que cela s’était fait avec le feu vert international. Si la Turquie entre en jeu, c’est là encore avec le feu vert américain et russe. Le PYD a toujours su que la Turquie voulait absolument le chasser de la région. Et pourtant, il a refusé de s’allier avec les autres acteurs politiques kurdes pour former un front uni.”
“Toute notre vie, nous avons rêvé de gérer nous-mêmes cette ville, se plaint Omar Saadoun (81 ans). Et quand nous avons enfin pu le faire, nos politiques n’ont pas su s’y prendre. Nous avons perdu plus de 10 000 de nos jeunes, et aujourd’hui, je crains que nous allions aussi perdre nos rêves et qu’ici va se répéter le scénario d’Afrine.”
Maya Ibrahim (39 ans) contemple sa maison qu’elle a mis plus de dix ans à aménager. “Tout notre salaire y est passé, celui de mon mari qui est médecin et celui que je gagne dans une organisation internationale. Maintenant, la démographie risque de changer [avec le projet turc d’installer les réfugiés arabes syriens sur les terres kurdes]. Nous connaîtrons peut-être le même sort que les Palestiniens, qui pleurent leurs maisons et leurs villages et qui sont condamnés à rêver d’un droit au retour.”
Chafan Ibrahim
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.