Entre 1976 et 2009, ce médicament contre le diabète – en réalité largement prescrit comme coupe-faim – a été commercialisé en France par les laboratoires Servier. On sait aujourd’hui qu’il est à l’origine de graves dysfonctionnements des valves cardiaques et tenu pour responsable de très nombreux décès.
« La vie du médicament est prioritaire sur la vie des malades »
Premiers témoins, les auteurs d’un rapport de l’IGAS de 2011, ont expliqué comment un médicament, prescrit pour ce qu’il n’est pas, parvient à se maintenir 34 ans sur le marché alors qu’il présente des risques graves pour la santé.
Ecartées, les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Renvoyées au délibéré, les exceptions de nullité et les sollicitations de contre-expertises médicales. Rejetées, les demandes de renvoi. Après une semaine de bataille procédurale menée par la défense des laboratoires Servier, la présidente Sylvie Daunis a ouvert, mardi 1er octobre, la première page du premier chapitre du procès du Mediator devant le tribunal correctionnel de Paris.
De ce désastre sanitaire – plusieurs centaines de morts, des milliers de personnes handicapées à des degrés divers –, l’instruction désigne deux responsables. D’une part, les laboratoires Servier, qui répondent de « tromperie aggravée » pour avoir « sciemment dissimulé » les propriétés pharmacologiques du Mediator, un médicament présenté comme antidiabétique mais souvent prescrit comme coupe-faim, consommé par près de cinq millions de personnes depuis 1976.
D’autre part, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), devenue Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, poursuivie pour « blessures et homicides involontaires », à laquelle sont reprochées une série de défaillances et une grave impéritie dans l’exercice de sa mission de contrôle.
Cette lecture judiciaire de l’affaire du Mediator trouve sa matrice dans le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), commandé en décembre 2010 par le ministre de la santé de l’époque, Xavier Bertrand, et rendu six semaines plus tard, le 15 janvier 2011.
« Anomalie fondamentale »
Ses trois auteurs, Etienne Marie, Anne-Carole Bensadon et Aquilino Morelle, sont les premiers témoins cités à la barre du tribunal. Leur constat est glaçant : un médicament aux qualités thérapeutiques douteuses, prescrit pour ce qu’il n’est pas et dissimulant ce qu’il est – un anorexigène – parvient à se maintenir pendant trente-quatre ans sur le marché alors qu’il présente des risques graves pour la santé en déjouant tous les contrôles et en passant outre les multiples alertes.
Autorisé en 1976 pour son action sur le métabolisme des lipides et des glucides, « le Mediator a été évalué neuf fois et neuf fois les experts ont dit que son intérêt thérapeutique était très faible », observe Etienne Marie. Ce « scepticisme » se manifeste dès 1979, quand le Mediator est qualifié « d’adjuvant », ce qui signifie qu’il « n’a pas de qualité thérapeutique ». Les experts recommandent quelques années plus tard que sa deuxième indication (sur les glucides) soit supprimée. Rien ne se passe. Ils réitèrent cette demande en 1995. Toujours en vain. Le Mediator reste commercialisé.
De cette « anomalie fondamentale », Etienne Marie propose une première explication : « Il y a une culture commune à la commission de l’évaluation du médicament et au laboratoire. On recherche toujours un consensus scientifique qui suppose une succession d’études. Et la commission a du mal à se déjuger. »
« Le doute profitait toujours au médicament »
Anne-Carole Bensadon s’est intéressée, elle, aux alertes qui ont jalonné la vie de ce médicament. « Le Mediator aurait dû être retiré en 1999 », soit dix ans avant sa suspension effective du marché, affirme-t-elle en jugeant « ce non-retrait incompréhensible ». Selon la médecin, cette année-là est en effet charnière : en février, le centre de pharmacovigilance de Marseille signale un premier cas de valvulopathie sur un patient auquel le Mediator a été prescrit sans autre médicament anorexigène. « C’est un cas d’alerte extrêmement important. L’imputabilité du Mediator est alors jugée plausible. »
En juin, un cas d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une maladie très rare, est signalé par le centre de pharmacovigilance de l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Là encore, le patient est sous Mediator sans autre association médicamenteuse.
Parallèlement, entre 1998 et 2003, les autorités de santé en Suisse, en Italie et en Espagne s’inquiètent des effets secondaires du benfluorex – la substance chimique active du Mediator – et adressent des demandes d’explications complémentaires aux laboratoires Servier, qui ne leur répondent pas mais retirent dans la foulée leur médicament de ces trois marchés, en se gardant de le signaler aux autorités de la santé française et européenne.
En 2005, 21 cas de valvulopathie sont signalés en France, dont dix sous Mediator seul. En 2007, ce sont trois nouveaux cas d’HTAP. « Le président du centre de pharmacovigilance va lui-même présenter sa demande à l’Agence du médicament pour que le médicament soit retiré. En vain », rappelle Anne-Carole Bensadon. Sa conclusion est terrible : « Le doute profitait toujours au médicament. La vie du médicament est prioritaire sur la vie des malades. »
Le troisième signataire du rapport, Aquilino Morelle, se sait particulièrement ciblé par la défense, qui le suspecte d’avoir d’autant plus accablé les laboratoires Servier qu’il épargnait les responsables politiques. Son parcours d’ancien interne des hôpitaux de Paris et d’énarque, les fonctions de conseiller qu’il avait occupées auprès de Bernard Kouchner au ministère de la santé lui avaient conféré le premier rôle médiatique dans la présentation du rapport de l’IGAS en 2011.
L’exposé implacable d’Aquilino Morelle
Cette place s’était confirmée deux ans plus tard, lors de la première tentative avortée de procès du Mediator devant le tribunal correctionnel de Nanterre. Aquilino Morelle était alors un conseiller très en vue du président de la République, François Hollande. Les révélations sur son train de vie et une suspicion de conflit d’intérêts qui l’avaient contraint à démissionner de l’Elysée en 2014 ont terni son image et, espère la défense de Servier, écorné son autorité.
Mais l’exposé qu’il présente aux juges de Paris est toujours aussi implacable sur la double responsabilité de la firme et de l’Afssaps dans le scandale du Mediator. « Dès 1969, on savait que le benfluorex était un anorexigène sévère », affirme-t-il. La preuve de cette connaissance, Aquilino Morelle indique l’avoir trouvée dans les publications des études et des expérimentations menées par les laboratoires Servier. « S’ils veulent contester l’effet anorexigène du Mediator, il faut d’abord qu’ils s’adressent à eux-mêmes », indique-t-il.
Or les risques liés à ce médicament étaient tout aussi connus des laboratoires Servier, ce qui ne les a pas retenus de vouloir le commercialiser. « Chronologiquement et techniquement, c’est Servier qui est responsable de son médicament », indique le rapporteur. Mais l’agence n’a pas joué le rôle de contrôle qui était le sien : « Si le Mediator avait été considéré pour ce qu’il est, un dérivé amphétaminique, il n’aurait jamais été autorisé. S’il avait été considéré comme un anorexigène, il aurait été retiré comme les autres anorexigènes en 1999. »
Aux défaillances en chaîne de l’agence, Aquilino Morelle voit plusieurs explications :
« L’asymétrie d’une relation, qui fonctionne en faveur des laboratoires pharmaceutiques pour l’autorisation de mise sur le marché. La faiblesse de l’administration de la santé, qui est amenée à chercher des expertises à l’extérieur et multiplie ainsi les occasions de conflit d’intérêts. C’est la raison pour laquelle le salut est venu de l’extérieur, des lanceurs d’alerte Irène Frachon, Catherine Hill, Alain Weill, Gérard Bapt, parce qu’ils n’appartenaient pas à ce système. »
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 02 octobre 2019 à 06h25 - Mis à jour le 02 octobre 2019 à 10h47 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/02/au-proces-du-mediator-la-vie-du-medicament-est-prioritaire-sur-la-vie-des-malades_6013863_3224.html
L’étude de 1995 qui aurait dû alerter Servier
Lucien Abenhaïm, l’épidémiologiste ayant mis en lumière les risques mortels liés aux anorexigènes, était entendu jeudi devant le tribunal correctionnel de Paris.
En 1999, à quelques semaines d’intervalle, un cas de valvulopathie est recensé à Marseille, et un cas d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) à Paris. Point commun chez les deux malades, et dans les deux cas, c’est une première : ils sont sous Mediator et rien d’autre. C’est de ce médicament que vient leur mal. Le risque qu’il fait courir à ceux qui le consomment est alors patent, et 1999 passe pour l’année à partir de laquelle il est véritablement scandaleux que le Mediator n’ait pas été retiré du marché – il le sera dix ans plus tard.
En réalité, la première alarme aurait dû sonner quatre ans plus tôt au sein des laboratoires Servier, qui comparaissent depuis le 23 septembre devant le tribunal correctionnel de Paris pour « tromperie aggravée » et « homicide involontaire ». L’audience, prévue jusqu’en avril 2020, aura le temps de revenir sur les deux cas de 1999. Elle se penchait, jeudi 10 octobre, sur un premier rendez-vous manqué : 1995.
Cette année-là furent publiés les résultats d’une vaste étude épidémiologique internationale sur l’HTAP, l’IPPHS (pour International Primary Pulmonary Hypertension Study), dont Lucien Abenhaïm fut le directeur. « Merci de me donner l’occasion de formuler mon témoignage sur cette affaire dramatique », souffle le professeur de 68 ans à la barre, avant de dérouler le récit de cette étude lancée en 1992, après que plusieurs cas d’HTAP, maladie rare et mortelle, avaient été signalés en France.
Une hypothèse principale avait émergé d’emblée : « On savait que cette pathologie était probablement liée aux anorexigènes. » Un quart de siècle plus tôt, l’Aminorex, pilule coupe-faim appartenant à cette catégorie, avait provoqué une épidémie d’HTAP. L’hypothèse se vérifiera, et l’étude IPPHS démontrera la « causalité » entre HTAP et anorexigènes : « Les consommer pendant plus de trois mois multipliait les risques par 9 ou 10 », se souvient Lucien Abenhaïm.
Isoméride et Pondéral disparaissent, pas Mediator
Le Pondéral et l’Isoméride, deux coupe-faim vedettes des laboratoires Servier, voient alors leur prescription limitée à trois mois. En 1997, ils sont retirés du marché. Le Mediator, lui, échappe à ce sort, et pour cause : officiellement, il ne s’agit pas d’un anorexigène. C’est pourtant bien pour son effet coupe-faim qu’il est prescrit à tour de bras par les médecins généralistes… une fois le Pondéral et l’Isoméride disparus.
Lors de sa mise sur le marché en 1976, le Mediator avait été commercialisé comme antidiabète, et non comme anorexigène, même s’il en avait les propriétés. Plusieurs études préalables à sa commercialisation – conduites par les laboratoires Servier eux-mêmes – l’avaient démontré, et c’est bien pour cela que l’Organisation mondiale de la santé lui avait donné le nom générique de « benfluorex », le suffixe « orex » regroupant tous les anorexigènes.
Servier avait décidé de le positionner sur le créneau des antidiabète pour des raisons commerciales, soutient l’accusation, notamment pour ne pas faire d’ombre au Pondéral. Pas du tout, a répliqué un représentant de Servier en début de semaine, expliquant que « les effets amaigrissants du Mediator étaient trop modestes » pour revendiquer l’indication anorexigène.
En échappant à cette indication, le Mediator va passer entre les mailles du filet. Lors de l’étude IPPHS, les laboratoires Servier se garderont bien de révéler à Lucien Abenhaïm la parenté chimique du Mediator avec le Pondéral ou l’Isoméride :
« On ne nous a jamais dit que le Mediator avait un effet anorexigène. J’ai rencontré plusieurs fois les équipes de Servier, personne ne m’a dit : “Tu sais, le Mediator est assez proche de l’Isoméride et du Pondéral, tu devrais l’étudier.” Ça n’aurait pas changé le résultat de l’IPPHS, car le Mediator était très peu utilisé à l’époque, mais j’aurais été au courant, je me serais renseigné sur son devenir. C’est ça, la différence. »
Peut-être Lucien Abenhaïm aurait-il alors mis fin à la carrière du Mediator, sauvant ainsi des centaines de vies, lors de son arrivée à la tête de la direction générale de la santé en 1999. « Si je l’avais su, le produit ne serait pas resté deux heures en pharmacie », avait-il dit aux juges d’instruction. « Disons que le délai aurait peut-être été de deux semaines », corrige-t-il à la barre, qu’il aura tenue pendant plus de cinq heures. Le temps d’une déposition par ailleurs éclairante sur certaines méthodes glaçantes du groupe Servier.
Manœuvres de déstabilisation
Sur le plan commercial, d’abord : alors qu’à la suite de l’étude IPPHS l’Isoméride est peu à peu retiré du marché européen, Servier parvient à imposer sur le marché américain le Redux, qui en est la copie conforme. Il faudra une nouvelle étude, baptisée « SNAP » et coordonnée par Lucien Abenhaïm, et la révélation de nombreux cas de valvulopathies chez les consommateurs du Redux, pour qu’il soit retiré.
Ses positions vaudront à l’épidémiologiste une sévère campagne de déstabilisation. En mars 1996, la directrice internationale du groupe Servier, Madeleine Derôme-Tremblay, par ailleurs épouse de Jacques, le fondateur, écrit une lettre au vice-président des laboratoires Wyeth, partenaires de Servier aux Etats-Unis : « Ce serait une bonne idée que vous et le Dr Faich prépariez plusieurs plans qui pourraient contrecarrer l’action de ces messieurs, sans paraître agressif à leur égard. »
Quelques mois plus tard, l’étude IPPHS a l’honneur d’être publiée dans le New England Journal of Medicine (NEJM), revue médicale de référence. Fait rare, l’étude est précédée d’un éditorial négatif, qui remet en cause la qualité de ladite étude. « On s’est rendu compte qu’il avait été écrit par deux hommes dont il était de notoriété publique qu’ils étaient consultants pour Servier », déclare en souriant Lucien Abenhaïm. L’un des deux signataires était le Dr Faich. « Le NEJM s’est excusé, et a réécrit un éditorial, positif cette fois. »
« Clairement, il y a eu un contexte de pression », poursuit-il, en évoquant les deux couronnes mortuaires retrouvées sur sa porte, les voitures stationnant longuement devant chez lui, ou ce mystérieux coup de téléphone : « Un homme se disant employé de la Caisse des dépôts et consignations m’a dit : “J’ai une très grosse somme d’argent à transférer sur votre compte.” Je demande de qui ça vient. “Je ne pourrai vous le dire que quand j’aurai versé l’argent.” Je lui ai demandé son nom et son numéro de téléphone. Quand j’ai voulu le rappeler, le numéro était faux. J’ai rappelé la banque, le nom n’existait pas chez eux. J’étais persuadé que ça venait du service d’espionnage industriel de chez Servier. Alors je leur ai dit d’arrêter, sinon j’allais vraiment m’énerver. Ils ont nié, mais ça s’est arrêté. »
Henri Seckel
• Le Monde. Publié le 11 octobre 2019 à 11h04 - Mis à jour le 11 octobre 2019 à 14h35 :
https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/10/11/proces-du-mediator-en-1995-l-etude-qui-aurait-du-alerter-servier_6015101_1653578.html
« Georges, il faut retirer ton signalement ! »
Le cardiologue Georges Chiche, qui a lancé en vain la première alerte sur les risques du médicament en 1999, a témoigné mardi devant le tribunal correctionnel de Paris.
Fin 1998, le cardiologue marseillais Georges Chiche reçoit en consultation un confrère médecin, quadragénaire, qui présente une valvulopathie. « Vous prenez du Mediator ? », lui demande-t-il. Réponse affirmative. Le médecin en surpoids s’autoprescrit ce médicament depuis six ans en traitement de prévention du diabète.
Pour Georges Chiche, un clignotant s’allume. Il a suivi de près l’étude publiée au mitan des années 1990 par le New England Journal of Medicine sur l’épidémie d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) liée à la consommation d’anorexigènes utilisés dans le traitement de l’obésité. Deux de ces coupe-faim commercialisés par les laboratoires Servier, l’Isoméride et le Pondéral, ont été retirés du marché en 1997.
Alerté par les dénominateurs communs entre ces médicaments et le benfluorex, la substance chimique active du Mediator, le cardiologue décide de faire un signalement au centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Marseille. Le « cas Chiche », qui établit pour la première fois un lien entre valvulopathie et prise de Mediator, est jugé « plausible » par le centre marseillais. L’information est transmise début 1999 à Paris.
C’est peu dire que les laboratoires Servier n’apprécient pas l’initiative de ce fâcheux trublion marseillais. Entendu comme témoin, mardi 15 octobre, au procès du Mediator, le cardiologue raconte la suite de l’histoire. « J’ai eu zéro accusé de réception du centre national de pharmacovigilance, mais j’en ai eu trois de Servier ! »
Une « drogue merveilleuse »
Un mois après son signalement, il reçoit à son cabinet la visite d’un délégué de Servier. « Il vient me dire que mon observation est nulle et qu’il faut la retirer. C’était vraiment le Parisien qui descendait à Marseille ! » A la demande du CRPV, il accepte ensuite de rencontrer une médecin chargée de la pharmacovigilance chez Servier. « Elle m’a fait une leçon de biologie et m’a expliqué que je disais des bêtises. Bon, je ne lui en veux pas, elle défendait son bifteck. »
Le cardiologue admet d’ailleurs qu’il avait lui-même longtemps pensé que le Mediator était une « drogue merveilleuse » pour la prévention du diabète. « J’avoue que j’étais un bon prescripteur », dit-il. Mais la lecture de l’étude américaine et la découverte des parentés entre Isoméride, Pondéral et benfluorex l’avaient convaincu du risque de ce médicament, prescrit par certains médecins comme coupe-faim.
« J’ai dit stop, j’ai lancé l’alerte dans les quartiers à tous les patients qui avaient une fuite aortique inexplicable, et je [leur] demandais s’ils avaient pris du Mediator. Je leur faisais arrêter et les valvulopathies régressaient progressivement », affirme-t-il.
Le troisième épisode est encore plus surprenant. « Le téléphone sonne à mon cabinet et mon associé décroche. C’était la mairie de Marseille. On me passe l’adjoint au maire, chargé de la culture, un professeur de cardiologie que j’avais connu pendant mes études. Il me dit : “Georges, tu étais un très bon étudiant, tu es un homme brillant ! Comment peux-tu dire des conneries pareilles ? Il faut retirer ton signalement”. » Georges Chiche ajoute : « Le professeur de cardiologie était un jazzman et tous ses festivals étaient payés par qui vous savez. » L’instruction devait ensuite faire apparaître que le professeur en question, Roger Luccioni, mort depuis, était « étroitement lié » aux laboratoires Servier.
« Explications extrêmement floues » de Servier
Dans le milieu des cardiologues marseillais, l’accueil est tout aussi réprobateur, raconte Georges Chiche : « On a dit à mon associé que j’avais craché dans la soupe. Il leur a répondu qu’on ne mangeait pas dans la même soupe. »
Dans le même temps, la médecin chargée de la pharmacovigilance chez Servier prend contact directement avec le patient du docteur Chiche pour récupérer son dossier médical. Une démarche contraire à toute déontologie, qu’elle a justifiée plus tard en expliquant qu’elle se l’était autorisée parce que le patient, médecin, était son propre prescripteur.
« Ce qui me tue, poursuit le cardiologue, c’est que ma lettre est partie de tout en bas et qu’en haut de la pyramide la commission a été poreuse. Mon nom a été cité aux laboratoires Servier. Est-ce licite que le dénonciateur soit exposé directement et personnellement à l’industriel ? », s’interroge-t-il.
L’ex-responsable du CRPV de Marseille, Marie-Josèphe Jean-Pastor, avait cru bien faire en organisant une rencontre entre la médecin de Servier et Georges Chiche. Citée à la barre des témoins, elle explique : « Tous les dossiers graves sont transmis aux laboratoires qui fabriquent le médicament en cause. » Après le signalement, dit-elle, elle a tout de suite été contactée par la responsable de la pharmacovigilance de Servier. « C’était des choses qui se faisaient. On pouvait échanger quand il y avait un problème. Je lui ai demandé quel était le métabolisme du benfluorex. J’ai eu des explications extrêmement floues. Comme le docteur Chiche était très demandeur d’informations, il m’a paru souhaitable d’organiser cette réunion avec lui. Dans ma naïveté, je pensais que tout serait mis sur la table et que ce serait utile. Mais nous n’avons pas obtenu plus de précisions. »
« Dix ans pour qu’on retire le produit »
Quelques mois plus tard, le « cas Chiche », qu’elle avait adressé à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, devenue depuis Agence nationale de sécurité du médicament) en qualifiant de « plausible » le lien établi pour la première fois entre prise de Mediator et risque de valvulopathie, est déclassifié en « douteux ».
« Je n’ai pas été informée de ce déclassement », dit-elle. L’Afssaps prend acte, mais estime qu’il faut attendre que d’autres cas le confirment. « C’est surréaliste ! Le risque signalé était de taille ! », s’indigne Georges Chiche en rappelant qu’au même moment Servier retirait le benfluorex du marché en Espagne et en Italie.
« Avez-vous eu le sentiment qu’on a essayé de démonter votre observation ?, lui demande un des avocats des parties civiles.
– Oui. »
Georges Chiche énonce lettre à lettre l’acronyme de l’Afssaps, et en propose sa propre traduction : « Agence française servant à sauver les anorexigènes pour Servier ». « Moi, je suis libre, ajoute l’ex-major de sa promo. Mais je me suis retrouvé comme un jeune étudiant en médecine qui a mal fait sa copie. Mon cas est resté dans un tiroir et il a fallu dix ans pour qu’on retire le produit. Après ça, je n’ai plus fait de signalement. »
La veille, la présidente de la cour, Sylvie Daunis, avait observé : « Peu de cas sont signalés, et quand il y a un signalement, on fait en sorte de le détruire. »
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 16 octobre 2019 à 06h02 - Mis à jour le 16 octobre 2019 à 10h47 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/16/proces-du-mediator-georges-il-faut-retirer-ton-signalement_6015664_3224.html
Irène Frachon : « J’ai eu le sentiment d’être traquée, alors que je ne faisais que mon travail »
La pneumologue a fait le récit d’un long parcours semé d’embûches, de la découverte des premiers malades à l’indemnisation.
A un moment – était-ce au bout de la troisième heure de déposition ? – on a levé le stylo. La valve mitrale fuyait, et la fusion des commissures apparaissait sur la petite valve, ou sur la grande, ou sur les deux, on ne sait plus. Rien d’autre ne comptait que cette voix claire, rigoureuse, égale, infatigable, ce visage sans apprêt, cette silhouette solide, simplement vêtue, et le respect qu’ils suscitaient. La pneumologue Irène Frachon déposait dix ans d’un combat qui a sauvé des vies, mercredi 16 octobre, devant le tribunal correctionnel de Paris.
On craignait Jeanne d’Arc ou « Notre-Dame des victimes du Mediator ». On a eu la rigueur et la clarté. De la « fille de Brest », née en 1963, le parcours est connu. Interne des hôpitaux de Paris. Stage en pneumologie, au début des années 1990, à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine), alors internationalement reconnu pour ses compétences sur une maladie rare, l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP).
Première digression d’Irène Frachon et, soudain, le fonctionnement du poumon et de la pompe cardiaque s’éclairent sous nos yeux de néophytes, elle les compare à une station-service, tout devient simple, l’HTAP n’est plus un simple sigle, on comprend l’épaississement des canaux de la pompe, l’asphyxie qui s’ensuit, le patient qui s’effondre, on y est.
Retour à Antoine-Béclère. « Il règne une inquiétude au sein de l’équipe qui récupère tous les cas d’HTAP en France. Ils font face à une sorte d’épidémie de femmes jeunes, touchées par cette maladie qui leur laisse environ deux ans d’espérance de vie, à moins d’une greffe. » Un quart de ces femmes ont été exposées à l’Isoméride ou au Ponderal, un traitement comprenant des amphétamines, qui a bénéficié d’une « promotion massive » de leur fabricant, les Laboratoires Servier, « comme coupe-faim miraculeux avant l’été ou après une grossesse ». L’équipe d’Antoine-Béclère est d’autant plus en alerte qu’une semblable épidémie, auprès de femmes exposées à un autre anorexigène, avait été stoppée dès le retrait du marché du médicament en cause.
« Les autorités de santé sont pétrifiées »
Plusieurs choses frappent alors la jeune interne. D’abord « le fait que les femmes ne sont pas informées et continuent à arriver dans le service ». Ensuite, « le déni inébranlable » des Laboratoires Servier et « l’atmosphère de pressions et de menaces » qu’ils font peser : poursuites engagées contre un journaliste qui s’intéressait à l’Isoméride, référé contre un documentaire consacré au sujet, grâce auquel Servier obtient que le nom de l’Isoméride soit remplacé par un « bip » chaque fois qu’il est prononcé.
A l’époque, souligne-t-elle encore, « les autorités de santé sont pétrifiées ». Elles se contentent de limiter la prescription des médicaments en cause. « Une décision invraisemblable ! Pour vous donner une idée de lien de causalité, c’est celle qui existe entre le cancer du poumon et l’exposition au tabac. J’avais 27 ans, mais mon mari me rappelle que je lui en parlais tous les soirs ! » Le retrait de l’Isoméride et du Ponderal est finalement décidé en 1997.
Entre-temps, Irène Frachon a suivi son mari « qui fait des cartes maritimes » à Brest, où elle parvient à ouvrir un centre de compétences sur l’HTAP. « J’ai pris en charge des dizaines de patientes exposées à l’Isoméride. A l’exception de deux ou trois d’entre elles, elles sont mortes sans avoir été indemnisées. » Et c’est là qu’arrive « Joëlle ». Irène Frachon appelle ses patientes par leur prénom, il y aura encore Martine et surtout Marie-Claude, on y reviendra. Joëlle est obèse. Elle prend du Mediator. « Je tique. Pourquoi ? Parce que j’avais lu la revue Prescrire. »
La pneumologue s’était abonnée, pendant ses études, à cette revue médicale iconoclaste et surtout indépendante. « Je me disais que c’était un bon garde-fou. » Le journal avait signalé la proximité entre le benfluorex – la substance chimique active du Mediator – et les fenfluramines, la molécule commercialisée par Servier sous le nom de Ponderal. On est en 2007, Irène Frachon fait des recherches sur PubMed, « le Google médical », explique-t-elle, en entrant les mots « benfluorex » et « hypertension artérielle ». Elle ne trouve rien.
« Le cœur de Marie-Claude »
Martine se présente à son tour à l’hôpital de Brest. Elle est depuis six ans sous Mediator, elle a fait deux valvulopathies. « Je vais au bloc. Je prends des photos de la valve. Je demande au chirurgien : “Qu’en dis-tu ? – Rien. Elles sont foutues.” Alors, poursuit la pneumologue, je fais une chose toute bête. Je compare les photos avec celles des Américains [qui avaient travaillé sur les valvulopathies en lien avec l’Isoméride] et je trouve qu’elles se ressemblent. »
Irène Frachon décide de s’intéresser de plus près à la composition du Mediator et demande au centre régional de pharmacovigilance de Brest de poser quelques questions aux laboratoires Servier. Elle précise : « Servier participait alors à la formation de pharmacologie et à l’organisation des congrès de pharmacovigilance, qui s’apparentaient plutôt à des salons mondains. »
« Voilà. A gauche, un cœur normal. Et à droite, c’est le cœur de Marie-Claude »
La réponse qui lui parvient est rassurante. Elle évoque un dérivé fenfluraminique à dose homéopathique dans le Mediator. « Je me dis que je me suis monté le ciboulot. » Mais la curiosité de la pneumologue n’est pas complètement assouvie. Elle écrit à la revue Prescrire pour savoir d’où elle tient ses informations. « Je reçois une pochette kraft avec de vieux articles qui n’avaient pas encore été scannés », et ne figuraient donc pas dans le Google médical.
A cet instant, Irène Frachon extrait de son dossier quelques pages qu’elle tend à l’huissier pour les projeter sur grand écran. « Remontez la planche pour qu’on voie mieux. Plus haut s’il vous plaît. Merci. Voilà. A gauche, un cœur normal. Et à droite, c’est le cœur de Marie-Claude. » On n’a pas le temps de comprendre ces mots, « le cœur de Marie-Claude », qu’elle précise : « Six ans de Mediator. Vous voyez cette gangue fibreuse monstrueuse ? » On voit.
Elle poursuit : « A Brest, les cardiologues m’alertent chaque fois qu’ils ont un cas de valvulopathie. Je descends au bloc, je regarde les valves, je constate toujours les mêmes atteintes. Je m’inquiète de plus en plus. J’ai la certitude que les informations transmises par Servier sont incomplètes. » La pneumologue récupère un listing des valvulopathies en lien avec un diagnostic d’obésité. « Je clique, je clique, je remonte les observations et je vois émerger quelque chose, un tableau clinique particulier. Onze cas apparaissent. Je suis tombée de l’armoire. »
« Sentiment d’urgence »
Irène Frachon va d’ailleurs « tomber de l’armoire » plusieurs fois pendant sa déposition : « Nous ne sommes pas en train de faire une découverte. Nous sommes en train de découvrir ce qui est connu et a été caché. Ma raison bute. Il est impensable pour moi qu’on ait pu exposer des patients à un poison [les fenfluramines] à des taux toxiques en toute connaissance de cause. J’avais les pièces du puzzle. Et ce qui me fait froid dans le dos, c’est que ça a tenu à un fil, à Joëlle, qui est décédée depuis. »
La pneumologue éprouve à la fois un « sentiment d’urgence », qui ne la quittera plus jusqu’au retrait du médicament, et « l’intuition que ça ne va pas bien se passer ». Avec l’équipe d’experts dont elle s’est entourée – « je ne travaille jamais seule », précise-t-elle – elle décide de publier ces onze cas de valvulopathie. « Je suis reçue à l’Afssaps [devenue depuis Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé] une première fois début 2009. On me dit de faire court et rapide car on n’a pas beaucoup de temps. Je suggère le retrait de l’autorisation de la mise sur le marché du Mediator, je me fais tacler immédiatement. »
Nouvelle séance photo. Sur l’écran apparaît une sorte de gros ravioli chinois baigné dans une sauce rouge. « La valve de Martine », dit-elle. Elle s’interrompt : « Je vous embête avec toutes mes valves… » La présidente, Sylvie Daunis, demande une courte suspension. Irène Frachon range ses feuilles plastifiées et patiente en buvant un peu d’eau.
L’audience reprend, on arrive à novembre 2009, date à laquelle le Mediator est retiré du marché. On pense avoir atteint la fin de l’histoire, on se trompe, Irène Frachon a encore beaucoup de choses à dire. « Je décide de ne pas en rester là. Aucune information valable n’est adressée aux consommateurs. Je souhaite donc leur donner cet accès. » En juin 2010 paraît sous sa signature le récit de son enquête, Mediator 150 mg (éditions Dialogues). Un sous-titre barre la couverture : Combien de morts ? Le livre est aussitôt poursuivi par Servier qui obtient de la justice la suppression du sous-titre. Les laboratoires font parallèlement publier un encart publicitaire dans Le Quotidien du médecin affirmant qu’il n’existe « aucun lien entre valvulopathie et Mediator ».
Atonie des autorités politiques
Elle raconte la suite, son ton change, devient plus polémique : « J’ai été marginalisée de façon majeure. Je suis persona non grata dans de nombreuses manifestations scientifiques. » Elle évoque ce mail interne à l’Afssaps, envoyé en copie à Servier, dans lequel un expert écrit que la pneumologue brestoise « fait vivre son narcissisme à travers son livre ». « Très clairement, il y avait une forme d’emprise exercée par Servier de son vivant », dit-elle.
« Très clairement, il y avait une forme d’emprise exercée par Servier de son vivant »
Elle décrit l’atonie des autorités politiques, qu’elle tente d’alerter dans son combat pour l’indemnisation des victimes : « J’ai reçu des petites cartes polies et lisses. » Sauf deux. Gérard Bapt, un ex-cardiologue devenu député (PS), « qui a joué un rôle essentiel », dit-elle, et le ministre de la santé de l’époque, Xavier Bertrand. « Il m’a tout de suite dit : “S’il y a des vies à sauver, on va le faire.” » Le ministre demande un rapport en urgence à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et décide de faire prendre en charge par la Sécurité sociale les échographies cardiaques de tous les patients qui ont pris du Mediator.
Mais Irène Frachon veut plus. Le fonds d’indemnisation mis en place par Servier à grand renfort de communication promettant de traiter les victimes « avec gravité, compassion et respect » lui paraît exsangue, et surtout drastique dans ses conditions d’attribution. La pneumologue prend sa loupe pour examiner les clauses. « Le diable se niche dans les détails. »
Elle relève, par exemple, qu’il fallait déposer sa demande dans les six mois, alors que la maladie, rappelle-t-elle, peut apparaître dans les dix ans. Ou que la firme tente de raccrocher à la prise d’Isoméride les cas de valvulopathies qui lui sont soumis « car ces cas sous Isoméride sont prescrits ». Ou encore que l’une des médecins aujourd’hui chargée des expertises des victimes est… l’ancienne responsable de la pharmacovigilance chez Servier. « Cela se passe de commentaire. »
« Je ne faisais que mon travail »
Quand vient le tour des questions de la défense, la soirée est déjà bien avancée. Irène Frachon a repris un peu d’eau, elle est en pleine forme. Me Nathalie Carrère, l’une des avocates des Laboratoires Servier, se lance : « Il y a un certain nombre d’inexactitudes qui sont déversées avec aplomb.
– La réciproque est vraie », répond la témoin.
La tension monte entre les deux femmes.
– « 700 expertises ont été réalisées, poursuit l’avocate.
– Mais à peine 200 ont donné lieu à indemnisation. »
Un autre conseil de Servier, Me Jacques-Antoine Robert, prend le relais : « On indemnise, on est accusé d’acheter le silence. On n’indemnise pas, on est accusé de mépriser les patients. Que fallait-il donc faire ?
– Une négociation amiable. Elle répète l’adjectif. Amiable. Les mots ont un sens. »
Irène Frachon propose sa propre échelle. En profite pour évoquer longuement et en détail la souffrance des patients atteints de valvulopathie. L’avocat, debout, l’écoute. On se dit qu’il doit regretter sa question. Mes François de Castro et Hervé Temime, toujours pour Servier, se lèvent à leur tour pour l’interroger prudemment.
Sans un regard pour eux, Irène Frachon lance, cinglante : « J’ai le souvenir d’un document à en-tête du cabinet Temime-de Castro qui était un ramassis de ragots sur moi. J’ai eu le sentiment très pénible d’être traquée, comme si j’étais à l’origine d’une conspiration contre les Laboratoires Servier, alors que je ne faisais que mon travail. » La défense n’a plus de questions. Irène Frachon se ressert un peu d’eau.
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 17 octobre 2019 à 05h37, mis à jour à 15h14 :
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