La sidération a vite laissé la place aux accusations après la fusillade de Halle (Saxe-Anhalt), au cours de laquelle un Allemand de 27 ans a tué une passante devant une synagogue, avant d’abattre un homme qui entrait dans un restaurant turc, mercredi 9 octobre.
Accusations, d’abord, contre la supposée passivité des autorités face à l’antisémitisme. Mercredi, jour de Yom Kippour, c’est bien dans la synagogue de Halle – où il n’a pas réussi à entrer – que Stephan Balliet voulait faire un carnage. « L’Holocauste n’a jamais existé. (…) Les juifs sont à l’origine de tous les problèmes », a-t-il déclaré dans la vidéo qu’il a diffusée en direct sur Internet pendant son équipée meurtrière. Jeudi, le jeune homme a confirmé aux enquêteurs que c’est l’antisémitisme qui l’a fait passer à l’acte.
Dès le soir de la fusillade, Joseph Schuster, président du Conseil central des juifs d’Allemagne, avait jugé « scandaleux » que la police n’ait prévu aucune protection, pour Yom Kippour, devant la synagogue de Halle. Depuis, la polémique a pris de l’ampleur, certains voyant dans cette négligence le symptôme d’un aveuglement plus général des autorités face à la menace antisémite.
« Dérapage verbal »
A l’instar de l’essayiste Rafael Seligmann qui, dans une tribune au quotidien Rheinische Post, vendredi, a accusé celles-ci de « manquer à leur devoir » : « Voilà des décennies que je suis témoin d’actes antijuifs en Allemagne. A chaque fois, les politiques expriment leur émotion et promettent de tout faire pour protéger la communauté juive. Et il ne se passe rien, ou en tout cas pas grand-chose. »
Les principaux dirigeants du pays ont tout fait pour démontrer que ces accusations étaient infondées. Dès mercredi soir, la chancelière Angela Merkel s’est rendue à la grande synagogue de Berlin, affirmant la nécessité de « lutter de façon résolue contre toutes les formes d’antisémitisme ». Jeudi, le président de la République, Frank-Walter Steinmeier, et le ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, sont venus se recueillir devant la synagogue de Halle.
Ces gestes n’ont pourtant pas éteint la polémique. En témoigne l’article de Mathias Döpfner en « une » du quotidien conservateur Die Welt, vendredi. Dans ce texte au vitriol, le président d’Axel Springer, principal groupe de presse allemand, reproche notamment à Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK »), ministre de la défense et présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), d’avoir qualifié de « signal d’alarme » la tuerie de Halle. Une expression qui, selon lui, trahit une prise de conscience beaucoup trop tardive de la menace antisémite en Allemagne.
« Le dérapage verbal de la ministre de la défense symbolise une culture politique de l’euphémisation », estime M. Döpfner, pour qui cet aveuglement a pour corollaire la minimisation, par le gouvernement, du danger islamiste en Allemagne.
En s’en prenant ainsi à « AKK », le patron d’Axel Springer confirme que son puissant groupe – propriétaire notamment du tabloïd Bild, le quotidien le plus vendu en Allemagne – est déterminé à torpiller la candidature de la « dauphine » de Mme Merkel à la chancellerie, deux ans avant les prochaines élections législatives.
Un nouveau type de terrorisme
Accusé d’avoir sous-évalué la menace antisémite, le gouvernement est également mis en cause pour n’avoir pas vu les nouvelles formes prises par le terrorisme d’extrême droite. Les premiers éléments de l’enquête le suggèrent : Stephan Balliet est le représentant typique d’une génération qui doit tout aux réseaux sociaux. Interrogés par plusieurs journaux, ses parents ont décrit un jeune homme solitaire, passant ses journées et ses nuits devant son ordinateur, la porte de sa chambre toujours fermée à clé.
Un monde dont on ne sait s’il est sorti pour rencontrer, en chair en os, d’autres tenants de ses thèses. Un monde dont il s’est également inspiré au moment du passage à l’acte, en diffusant sa funeste expédition en direct sur Internet, à l’instar de Brenton Tarrant, cet Australien de 28 ans qui a tué 51 personnes, le 15 mars, dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande.
En juin, le meurtre de Walter Lübcke, préfet de Cassel (Hesse), premier responsable politique tué par un néonazi en Allemagne depuis 1945, avait déjà ouvert un débat sur la détermination des autorités à lutter contre le terrorisme d’extrême droite dans un pays où, selon les chiffres officiels, environ 12 000 individus seraient prêts à commettre des actes de violence.
Quatre mois plus tard, la fusillade de Halle confirme que la menace est toujours là, en montrant toutefois que celle-ci peut prendre des formes nouvelles. Ancien membre du Parti national-démocrate (NPD), l’assassin du préfet Lübcke était en quelque sorte un néonazi « à l’ancienne ». Tout autre chose que l’auteur de la fusillade de Halle, dont aucun lien n’a pour l’instant été trouvé avec une organisation existante. Face à ce nouveau type de terrorisme, les services de sécurité sont aujourd’hui très démunis, comme l’explique le Spiegel dans une enquête fouillée, publiée vendredi.
« Menace élevée »
Les autorités ont-elles sous-estimé la menace du terrorisme d’extrême droite ? Pour plusieurs observateurs, la question se pose de façon très sérieuse.
C’est le cas du député libéral-démocrate Konstantin Kuhle. Dans un long entretien à la revue Cicero, publié jeudi, ce spécialiste des questions de sécurité intérieure, met ainsi directement en cause l’ancien chef de l’Office fédéral de protection de la Constitution, Hans-Georg Maassen, en fonction de 2012 à 2018, date à laquelle il a été révoqué après avoir contesté l’existence de « chasses à l’homme » à caractère raciste après le meurtre d’un Allemand à Chemnitz (Saxe), à la suite d’une altercation avec des demandeurs d’asile.
« Il est absolument dramatique que notre service de renseignement intérieur ait été dirigé, jusqu’à récemment, par quelqu’un qui ne s’est absolument pas intéressé à la question du terrorisme d’extrême droite », explique Konstantin Kuhle, dont la position rejoint celle de nombreux autres élus, à gauche en particulier.
A ces accusations, le gouvernement allemand s’est pour l’instant contenté de répliquer en jouant la carte de la prise de conscience. « La menace que représentent l’antisémitisme, l’extrémisme de droite et le terrorisme de droite est élevée en Allemagne », a ainsi affirmé le ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, vendredi, sur la chaîne ZDF. « Une menace élevée signifie, comme pour le terrorisme islamique, qu’à tout moment il faut s’attendre à une attaque », a-t-il ajouté, confirmant la création – annoncée il y a trois semaines – de plusieurs centaines de postes dans les services de renseignement.
Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
• Le Monde. Publié le 12 octobre 2019 à 06h50 - Mis à jour le 12 octobre 2019 à 08h49 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/12/en-allemagne-apres-l-attentat-de-halle-polemique-sur-la-prise-en-compte-de-la-menace-antisemite_6015239_3210.html
Derrière l’attentat de Halle, la recomposition des forums en ligne suprémacistes
Depuis la disparition en août du site 8chan, point de rendez-vous de l’alt-right, ses membres ont migré. Le tueur en Allemagne, lui, a été associé à deux forums, Kohlchan et vch.moe.
8chan est mort : le forum, qui était l’un des refuges les plus connus de l’extrême droite en ligne, n’est plus accessible depuis août et la tuerie survenue aux Etats-Unis à El Paso. Un terroriste avait alors abattu vingt et une personnes, et diffusé sur la plateforme son manifeste contre une « invasion hispanique » du Texas.
Mais son esprit, sa communauté et son terrorisme ont survécu.
Cibles juives et musulmanes, diffusion d’une vidéo en direct, manifeste en ligne, rhétorique issue des franges de la culture Web… Stephan B., l’auteur de l’attentat de Halle (Allemagne) contre une synagogue et un restaurant turc, qui a fait deux morts mercredi 9 octobre, a repris le modus operandi des précédents tueurs issus du forum anglophone, où avaient élu domicile les suprémacistes blancs de toute la planète.
L’auteur de l’attentat de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui avait tué cinquante et une personnes le 15 mars, avait ainsi diffusé sur 8chan un manifeste évoquant un « génocide blanc » et un lien pour suivre en direct le massacre qu’il était en train de perpétuer.
@rape.lol, @nuke.africa ou hitler.rocks
Tout laisse à croire que si 8chan était encore en ligne, c’est sur ses pages que Stephan B., qui a depuis été arrêté et qui a avoué à la justice allemande la motivation antisémite de son attaque, aurait signé son passage à l’acte.
Mais avec le forum désormais inaccessible, c’est sur un autre, moins médiatique, le germanophone Kohlchan, que les premiers soupçons se sont portés. Celui-ci a été fermé dans les heures qui ont suivi l’attentat de Halle, alors qu’y circulaient des copies de la vidéo de l’attentat filmée par Stephan B. (diffusée auparavant sur Twitch).
Problème technique lié à l’afflux de connexions ? Fermeture par son administrateur ou par les autorités ? L’hébergeur de Kohlchan n’a pas répondu aux sollicitations du Monde sur le sujet. En août, 8chan avait fermé après que la société Cloudflare, qui fournit des services de protection contre les attaques et de gestion du trafic, avait rompu son contrat avec le site.
Interrogée jeudi 10 octobre, au lendemain de l’attentat de Halle, l’entreprise a affirmé au Monde que Kohlchan ne comptait pas parmi ses clients, malgré la présence de traces en ligne indiquant que Kohlchan avait pu avoir recours à ses services.
La société qui hébergeait Kohlchan, oVo systems, n’est du reste pas n’importe quelle entreprise. Totalement inconnue du grand public, elle se présente comme établie dans le paradis fiscal des Seychelles. Mais la majorité de ses serveurs semblent situés en Roumanie, pays où réside aussi son fondateur, l’Américain Vincent Canfield. Il est également l’administrateur d’un service d’adresses e-mail, cock.li, qui permet d’obtenir des identifiants courriels aux goûts plus que limites – par exemple @rape.lol, @nuke.africa ou hitler.rocks.
C’est pour cette activité que M. Canfield a eu, fin 2015, affaire à la police allemande. Quelques semaines plus tôt, une série de courriels annonçant des attentats dans plusieurs établissements scolaires avait conduit à une vague de panique en Californie. Les enquêteurs avaient pu retracer leur origine à un serveur situé en Allemagne et géré par M. Canfield. La police avait à l’époque saisi un serveur contenant les e-mails de 64 500 utilisateurs.
Des forums autrefois sous le radar
Vendredi 11 octobre, la page d’accueil de Kohlchan, toujours inaccessible, ne comportait plus qu’une seule phrase : « Nous avons enquêté et sommes arrivés à la conclusion que le tireur n’avait pas utilisé Kohlchan pour partager le lien vers sa vidéo ni son manifeste ». Reste que la vidéo de l’attentat filmée par son auteur présumé, Stephan B., ont bien été postés par d’autres membres actifs du forum.
Avant sa fermeture, Kohlchan (littéralement « canal chou ») comptait environ 7 millions de messages. Il est l’héritier spirituel d’un ancien forum allemand majeur, Krautchan (« canal herbe »), mais surtout une référence au terme injurieux utilisé par les soldats américains pour désigner les Allemands. S’y mêlaient, comme souvent sur ce type de forums, messages racistes, images pornographiques et plaisanteries de tous types.
Dans le manifeste mis en ligne par l’auteur présumé de l’attentat, ce dernier évoque cependant un autre forum : vch.moe, dont l’existence est bien plus récente, et qui s’inscrit dans la continuité d’8chan. « Une grande partie des anciens membres d’8chan sont visiblement partis sur vch.moe », témoigne Fredrick Brennan, interrogé par Le Monde, jeudi 10 octobre. Cet ancien fondateur d’8chan, qu’il a revendu en 2015 à l’homme d’affaire Jim Watkins, précise aussi : « C’est Mark Mann, un employé de Jim [Watkins, propriétaire d’8chan], qui gère vch.moe ». Contactés par Le Monde, ni Mark Mann ni Jim Watkins n’ont donné suite à nos sollicitations.
Kohlchan et vch.moe, malgré des différences de langue et de centre d’intérêt, partagent avec 8chan une culture où la liberté d’expression est voulue comme totale, et dans laquelle s’épanouissent les messages les plus racistes et complotistes.
Sur vch.moe, plutôt consacré aux dessins animés japonais, de nombreux mèmes racistes et antisémites circulent, comme une image de Winnie l’ourson qui, après avoir mangé le pot de miel des « mensonges juifs », vante l’immigration.
Sur Kohlchan, on trouvait également une section « pol ». De telles sous-sections, nommées ainsi pour « politiquement incorrect », sont traditionnellement les repaires des internautes suprémacistes et néonazis dans ce type de forums : c’était particulièrement le cas sur 8chan.
Migration des membres de 8chan
L’existence de ces deux forums atteste d’une nébuleuse d’extrême droite en ligne qui reste abondante, complexe, et revitalisée, et en cours de recomposition. Une partie de son importante communauté n’hésite pas à se définir actuellement comme des « réfugiés » : sur les différents réseaux sociaux où les membres sont actifs, est évoquée depuis deux mois la recherche d’une nouvelle « maison » et de « bunker » où poster des messages en toute liberté.
Cette faune imprévisible s’est disséminée dans plusieurs endroits, de manière non exclusive. Certains sont revenus sur 4chan, le forum modèle si honni pour sa modération devenue plus sévère. D’autres ont migré sur des imageboards (« forums d’images ») bien plus confidentiels. Des versions alternatives à 8chan, comme 8channel, 08chan, ou encore 16chan, ont aussi été créées, avec des succès d’audience chaque fois très limités. Comme l’observe Alex Krunch, créateur de 3Dchan et acteur depuis dix ans de ce type de forum, « il n’y a pas eu, je pense, de réelle explosion du nombre de chans. Il y en a toujours eu des tonnes, c’est juste que [depuis la fermeture de 8chan] ces derniers ont vu une explosion de leur trafic. »
Pour beaucoup, les choix de nouveaux espaces en ligne à investir ont suivi les centres d’intérêt exprimés auparavant sur 8chan, qui était également le lieu de discussions plus inoffensives sur les jeux vidéo ou les animés. Certains ont par exemple fui sur des forums tout aussi pétris de culture japonaise, comme vch.moe. Des regroupements par affinités linguistiques ont eu lieu, comme l’ont montré Kohlchan et ses discussions en allemand. Pour les messages en français, la section « dem » de 8chan, fondée par des anciens du site néofasciste français Démocratie participative, interdit en 2018 en France, semblent être revenus sur Avenoël, un forum francophone satellite du 18-25 de Jeuxvideo.com.
Cette vague a parfois été accueillie avec bienveillance, à l’image de ce « Bienvenue, réfugiés de 8chan » qui s’affichait en tête de Endchan. Ce fut pourtant un cadeau empoisonné : ce même Endchan, qui était en activité depuis 2016, a dû fermer dès août à la suite de la republication sur ses pages de la revendication du tireur d’El Paso.
Malgré cette reconfiguration, 8chan n’a aujourd’hui pas encore de successeur désigné. Les chiffres d’activités de ces forums en attestent : aucun n’est parvenu à prendre le relais en termes de fréquentation. Près de 90 millions de messages avaient ainsi été échangés sur 8chan entre 2013 et 2019, dont un tiers sur ses deux dernières années. Si l’on en croit leurs chiffres – quand ceux-ci sont publics – les deux forums « refuge » les plus actifs, Bunkerchan et vch.moe, plafonnent à environ 120 000 et 110 000 messages.
Bien conscients d’être désormais dans le viseur des autorités, les piliers de ces communautés ont surtout adopté une nouvelle stratégie. Finis, les grands espaces centralisés comme 8chan : prédomine désormais un modèle décentralisé, avec un retour aux antiques webrings (les « sites amis », qui se renvoient les uns vers les autres). Les plus impliqués se retrouvent sur des canaux Discord, un logiciel de discussion de groupe sur invitation hérité du monde du jeu vidéo. Six espaces en ligne, dont 16chan, Freech et Neinchan, se sont par ailleurs réunis en septembre pour former ce qu’ils appellent la « fédération des forums alternatifs », avec une page commune renvoyant les uns vers les autres.
Une personne au moins voit cette réorganisation d’un mauvais œil : Jim Watkins, le propriétaire de 8chan. Ces derniers jours, et indépendamment de l’actualité à Halle, il cherchait à relancer son site son un nouveau nom, 8kun, tout en appelant les anciens responsables de section à rapatrier leur communauté chez lui. Vendredi 11 octobre, en partie grâce ou à cause de l’obstination d’internautes hostiles, 8kun n’était cependant toujours pas en ligne.
Damien Leloup et William Audureau
• Le Monde. Publié le 11 octobre 2019 à 15h58 - Mis à jour le 12 octobre 2019 à 06h18 :
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/10/11/derriere-l-attentat-de-halle-la-reconfiguration-en-ligne-des-forums-supremacistes_6015166_4408996.html
A Halle, après l’attentat contre une synagogue et un restaurant turc : « Ici, l’extrême droite est super forte »
Stephan B., 27 ans, a tué deux personnes avant d’être interpellé, en se filmant dans une vidéo où il affirme que « l’Holocauste n’a jamais existé » et que « les juifs sont à l’origine de tous les problèmes ».
Il était sur le point d’aller se coucher, mais il a eu « mauvaise conscience ». Alors il s’est rhabillé, a enfilé un anorak et pédalé jusqu’à la place du marché. Vingt minutes de vélo à travers les rues glaciales et désertes de Halle (Saxe-Anhalt), juste pour déposer une bougie en mémoire des deux morts et des deux blessés de la fusillade qui, mercredi 9 octobre, a plongé dans l’horreur cette ville de 235 000 habitants située au centre de l’Allemagne, d’ordinaire si tranquille. « Si je n’étais pas venu, je crois qu’en me levant, demain, j’aurais vraiment eu honte, confie Sven, 43 ans, employé de banque. Imaginez un peu : ne pas bouger de chez soi après un attentat contre une synagogue, le jour de Yom Kippour, qui plus est en Allemagne, quatre-vingts ans après la seconde guerre mondiale ? »
A bientôt 23 heures, ils sont encore une poignée, comme Sven, à s’attarder autour du petit mémorial de fleurs et de bougies qui a été improvisé, en début de soirée, sur la place du marché de Halle. Certains savent juste l’essentiel, autrement dit que le tueur s’appelle Stephan B., que c’est un Allemand de 27 ans, originaire de Saxe-Anhalt, qui a d’abord tenté de pénétrer dans une synagogue, qu’il a abattu une femme qui passait devant, qu’il s’est ensuite dirigé vers un restaurant turc situé non loin de là, qu’il a tiré sur un homme qui était dedans, puis qu’il s’est enfui en voiture avant d’être arrêté par la police sur une route nationale, à quelques kilomètres de la ville, en début d’après-midi.
« Il y a toujours eu des néonazis »
Quelques-uns en conviennent : au début, quand ils ont appris que le tueur avait pris pour cible une synagogue, ils ont d’abord cru à un attentat islamiste. C’est le cas de Jacob, un Israélien de 35 ans, employé dans une entreprise de matériel électrique à Halle. « Attaquer des juifs le jour de Yom Kippour, par réflexe, j’ai pensé à un réfugié. Et puis, très vite, quand on a appris qu’il avait tué quelqu’un dans un kebab, je me suis dit : “Ça ne peut pas être ça”. »
En apprenant en fin de journée que le jeune homme avait enregistré une vidéo de la fusillade, au début de laquelle il s’est filmé de face dans sa voiture en déclarant que « l’Holocauste n’a jamais existé », que « le féminisme est la cause du déclin de l’Occident » et que « les juifs sont à l’origine de tous les problèmes », Jacob n’a finalement pas été si étonné que ça. « Ici, l’extrême droite est super forte. Ça m’est arrivé de croiser plusieurs fois un type avec un micro qui dit des horreurs sur les étrangers. Il y a parfois trois ou quatre gars qui discutent avec lui. Les gens passent à côté, ils entendent forcément ce qu’il dit, mais ils ont l’air de s’en foutre. »
Rainer, retraité, venu lui aussi déposer une bougie, mercredi soir, se dit au contraire « très surpris ». Certes, il sait qu’« il y a toujours eu des néonazis » dans cette région d’ex-RDA où le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) dépasse les 25 % dans nombre de petits bourgs. Mais « même en cherchant très loin dans sa mémoire », il n’a « pas souvenir d’une telle violence ». A 63 ans, il a l’impression qu’« un palier est en train d’être franchi », citant le meurtre de Walter Lübcke, préfet de Cassel, dans le Land de Hesse, tué d’une balle dans la tête par un néonazi, en juin. « A Cologne, Francfort ou Berlin, ça ne m’aurait pas étonné. C’est comme vous à Paris, après le Bataclan, vous savez que vous pouvez vous attendre à tout. Mais à Cassel ou Halle, on croyait justement qu’on était préservé de ces horreurs », abonde un étudiant, à quelques mètres de là.
« Qu’est-ce qu’on fait après ? »
Comme d’autres, ce jeune homme, qui accepte de parler que s’il n’est pas cité – « parce qu’on ne sait jamais » –, insiste néanmoins sur le fait que le bilan aurait pu être bien pire. Certes, il n’a pas vu la vidéo de la fusillade que le tueur, équipé d’un casque et en tenue militaire, a lui-même diffusée en direct pendant trente-cinq minutes sur Internet, selon un mode opératoire rappelant l’attentat contre deux mosquées de Christchurch (Nouvelle-Zélande), commis en mars par un Australien d’extrême droite. Mais il en a lu le compte rendu sur les sites d’information. Et il en retient surtout que « le type n’était visiblement pas très pro », car « il n’a même pas réussi à entrer dans la synagogue », où se trouvaient 70 à 80 personnes, qui n’ont été évacuées qu’en fin de journée.
La remarque fait écho à celle de Joseph Schuster, le président de la communauté juive allemande, qui a jugé « scandaleux » que la police n’ait prévu aucune protection le jour de Yom Kippour devant cette synagogue, où un « massacre bien plus grand » aurait été commis si les portes avaient cédé aux assauts du tireur. « A présent, nous avons besoin d’actes et plus seulement de paroles » pour protéger les lieux de culte, a déclaré de son côté le président du Congrès juif mondial, Ronald Lauder, dans un communiqué. Surtout, « nous devons constituer un front uni contre les néonazis et autres groupes extrémistes. Le fait qu’ils gagnent en influence en Allemagne soixante-quinze ans après l’Holocauste en dit long », a-t-il ajouté.
A Halle, dans la nuit, l’heure n’était toutefois pas à la polémique, mais avant tout au deuil et aux questions. « Que peut-on faire contre ce genre de malades ? A vrai dire, je n’en sais rien. J’espère que les autorités font tout ce qu’elles peuvent », commentait un vieil homme, le regard interrogateur, devant les quelques centaines de bougies allumées en mémoire des victimes. On lui apprend que le ministre de l’intérieur, Horst Seehofer, a annoncé, fin septembre, la création de « quelques centaines » de postes au sein de l’Office fédéral de police criminelle (BKA) et de l’Office fédéral de protection de la Constitution (BfV), le renseignement intérieur, afin de mieux lutter contre le terrorisme d’extrême droite, notamment sur Internet. On lui apprend également que la chancelière, Angela Merkel, a dénoncé un « attentat » et s’est rendue, dans la soirée, à la grande synagogue de Berlin en signe de solidarité avec les victimes. « Que voulez-vous que je vous dise ?, répond-il. C’est normal, c’est même la moindre des choses. Et après ? Qu’est-ce qu’on fait après ? C’est ça qui est vraiment important. »
Thomas Wieder (Berlin, correspondant)
• Le Monde. Publié le 10 octobre 2019 à 06h58 - Mis à jour le 10 octobre 2019 à 14h16 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/10/a-halle-apres-l-attentat-contre-une-synagogue-et-un-restaurant-turc-ici-l-extreme-droite-est-super-forte_6014916_3210.html