Nilüfer Göle est l’une des premières sociologues à avoir étudié la question du voile. En 2015, la directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) a publié le résultat d’une vaste enquête européenne sur les controverses autour de l’islam dans un livre intitulé Musulmans au quotidien (La Découverte). Elle décrypte les crispations autour du fait musulman dans les sociétés européennes.
Cécile Chambraud : Les fortes crispations face au voile islamique font-elles de la France un pays à part en Europe ?
Nilüfer Göle : Je ne crois pas. La France a des particularités dans sa réponse à la présence musulmane, mais elle n’est plus à part. Il y a même plutôt un effet de contagion. L’interdiction du voile intégral voté en 2004, par exemple, a été suivie dans beaucoup de pays. En Suède, une femme voilée a été élue au Parlement pour la première fois il y a un an. Aujourd’hui, il est question d’y interdire le port du voile. Depuis une décennie, l’exception française, avec le lexique de la laïcité, le modèle du républicanisme laïc que l’on opposait au multiculturalisme, fait en quelque sorte école. En Europe, on va plutôt dans le sens de l’interdit sur la visibilité musulmane dans l’espace public.
Le débat politique reflète-t-il des inquiétudes sociales sur l’islam ou les exagère-t-il ?
J’ai l’impression que cela se recoupe. Le durcissement a lieu au niveau de l’opinion publique, qui influe sur la vie politique. Malheureusement, le débat public n’a pas favorisé, comme l’aurait souhaité le philosophe Jürgen Habermas, la familiarisation avec autrui. On a même fait en sorte que la question de l’islam, des musulmans en Europe, ne soit pas reconnue comme un phénomène endogène, mais au contraire vue comme quelque chose d’extérieur. Le voile est le meilleur exemple. Il y a trente ans, on a commencé par appeler ça « le foulard ». Puis c’est devenu « le voile islamique ». Ensuite, on a été chercher le mot de « hidjab », pour le désigner comme une chose étrangère. Puis la « burqa » a suivi. Le « burkini », lui, devrait nous faire réfléchir davantage. Il nous montre à quel point la manifestation de l’islam est devenue un phénomène endogène.
Les femmes qui se voilaient il y a trente ans et celles qui se voilent aujourd’hui y mettent-elles le même sens ?
Non. Le voile a changé de signification. Le voile de la première génération était plutôt lié à des traditions non réfléchies. Ces femmes ne cherchaient pas à afficher leur religiosité, elles étaient au contraire discrètes, intimidées. Les jeunes femmes d’aujourd’hui sont déjà intégrées, elles sont plus proches de leurs camarades d’origine française que de leurs mères. Leur voile représente autre chose. Il peut certes, dans certains cas, représenter l’oppression de la famille communautaire ou du quartier. Dans ce cas-là, la loi peut aider à les émanciper. Mais les recherches montrent qu’aujourd’hui, le voile relève de plus en plus d’une décision très personnelle. Il ne vient pas de la famille. Souvent d’ailleurs, les parents ne sont pas contents que leurs filles se voilent car ils craignent que cela nuise à leur réussite scolaire et professionnelle.
Que représente le fait de se voiler pour elles ?
C’est d’abord une incorporation de la foi. La plupart des jeunes femmes qui portent le foulard s’approprient la religion d’une manière individuelle. Elles lisent. La transmission de la religion ne se fait pas par l’imam du quartier ou par les parents. Elles doivent donc apprendre. Leur rapport à la religion est devenu beaucoup plus intellectuel.
C’est aussi une décision qui leur donne de la force dans leur aspiration à l’éducation et à la réussite professionnelle. Pour elles, ce n’est pas un signe d’éloignement de la société, bien au contraire. C’est une manière de s’y investir. C’est ce qu’on a beaucoup de mal à comprendre. La société majoritaire voit dans ce signe d’affirmation une forme d’agressivité. Elle voit dans la femme musulmane ou bien la porteuse de cette agressivité, ou bien une victime de son entourage masculin. On ne voit pas la personne, la trajectoire de vie de ces jeunes femmes. On les déshumanise, on ne les voit que comme des symboles.
C’est aussi une façon d’intégrer ses parents dans sa propre trajectoire, de leur être fidèle : je réussis, mais je ne rejette pas tout ce qui a constitué mes parents.
Il y a un paradoxe du voile : on se rend très visible en portant quelque chose destiné à cacher…
Elles doivent faire avec ce paradoxe. Une fois que vous vous couvrez au regard d’autrui pour des raisons de pudeur, surtout quand vous aspirez à participer à la vie sociale, vous devenez un sujet de curiosité et les regards se posent sur vous, vous devenez « survisible ». Les musulmans en Europe vivent avec ce paradoxe. Minoritaires dans un environnement séculier, ils sont obligés d’être dans une démarche d’accommodement et de réflexivité.
En quoi le voile dérange-t-il le plus ?
C’est la transgression des frontières qui crée tant de crispations. Elle se produit quand l’autre pénètre dans un espace qui n’a pas été réservé pour lui. Ces femmes sont dans une mobilité sociale ascendante, dans une trajectoire d’intégration par l’école. Mais elles ne sont pas dans l’assimilation aux normes. Elles arrivent dans un espace qui n’a pas été réservé pour elles. On leur dit d’un côté qu’on souhaite leur intégration, mais dans le même temps on leur demande : « Pourquoi vous n’êtes pas comme nous ? » Si on ne comprend pas que la question du voile renvoie à nous-mêmes autant qu’aux musulmans, on ne peut pas s’en sortir. Il faut aussi faire un travail sur soi.
Ce sont donc les prescriptions liées aux mœurs plus qu’au culte proprement dit qui donnent lieu à polémique ?
Oui, car elles sont perçues comme conflictuelles dans la société actuelle. Manger halal, porter le voile, ne pas serrer des mains… Cela peut donner lieu à des controverses dans un contexte européen. Mais on est très maladroits dans le débat. On ne laisse pas se développer la créativité sociale. L’exemple le plus récent est celui du hijab runner [initialement vendu par Décathlon]. C’est un accommodement créatif par la mode permettant aux femmes voilées de conquérir un espace qui n’a pas été réservé pour elles : celui du sport. Pour moi, c’est la définition même du féminisme occidental : la conquête des espaces de vie qui n’ont pas été réservés aux femmes.
La laïcité fait donc intrusion sur le terrain des mœurs ?
La laïcité devient un outil moral. C’était une force d’organisation de la vie sociale pluraliste. Il y avait une certaine indifférence, une certaine neutralité dans le regard de l’Etat. Aujourd’hui, on demande cette neutralité aux personnes. La laïcité devient une idéologie dans les mains des personnes qui veulent s’imposer comme supérieures au niveau des mœurs. Les néopopulistes et ceux qui sont pour des interdits cherchent une adéquation entre la société nationale et la société actuelle. Mais la société actuelle est multiculturelle, multiethnique. On n’a plus une société uniquement nationale. On ne peut plus créer une adéquation entre la vie publique et la société nationale. Cette tentative de mettre des interdits pour faire rentrer tout le monde dans le même moule, c’est contre-productif et en plus, ce n’est pas très démocratique.
Cécile Chambraud
• Le Monde. Publié le 28 octobre 2019 à 11h11 - Mis à jour le 28 octobre 2019 à 11h29 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/28/nilufer-gole-en-trente-ans-le-voile-a-change-de-signification_6017184_3224.html
Histoires de voiles, des femmes témoignent
Cheminement spirituel, acte militant, geste hérité de la tradition, affirmation identitaire ou pression sociale, le port du foulard islamique reste en France un sujet récurent de polémique. Qu’en disent celles qui le portent ?
Maheen en a un tiroir plein. Un jaune, un rose, un blanc, un avec des perles, un à paillettes… Elle a 25 ans, des escarpins noirs à talons hauts aux pieds et un voile sur la tête. Elle ne l’enlève que pour aller travailler. La jeune femme est institutrice dans une école publique, à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), où elle est née et habite toujours. Ces derniers temps, elle n’a qu’une peur : que des parents d’élèves la croisent en dehors de l’école avec son foulard. « Vu le climat, ils pourraient ne pas apprécier et faire en sorte que je sois écartée de l’enseignement. »
Depuis plusieurs semaines, le voile est une nouvelle fois au cœur des débats : entre l’appel d’Emmanuel Macron pour une « société de vigilance », l’injonction d’un élu Rassemblement national (RN) à une mère accompagnatrice de retirer son voile jusqu’aux paroles du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, estimant que le voile n’était « souhaitable dans la société ».
La preuve d’une intégration ratée
Qu’il s’agisse du fruit d’un cheminement spirituel, d’un acte militant, d’un geste hérité de la tradition, d’une affirmation identitaire et/ou d’une pression sociale, le port du voile est, en France, un sujet polémique récurrent et un signe visible de religiosité que nombre de Français sans lien avec la culture musulmane ont du mal à comprendre. Et à accepter.
Puisqu’il est un instrument d’oppression de la femme dans certains pays, certains y voient l’importation d’un symbole de l’inégalité de l’homme et de la femme, la marque d’une vision rétrograde, conservatrice, voire dangereuse de la société. Et, surtout, la preuve d’une intégration jugée ratée.
Elles s’appellent Maheen, Latifa, Fati, Nawel, Mina, Asma ou encore Ouatania. Elles ont entre 23 ans et 64 ans, elles sont issues de la bourgeoisie, de la classe moyenne ou d’un quartier populaire. Toutes sont françaises. Aucune n’est militante provoile. Qu’elles le portent en turban, en drapé, à la mode égyptienne ou indienne, qu’il soit noir ou coloré, elles ont, un jour, décidé de se couvrir la tête. Par choix, disent-elles. Sans contrainte, assurent-elles. En complément du jeûne et des cinq prières quotidiennes que la plupart disent observer.
« On nous prend pour (…) des analphabètes, des ignorantes, sans éducation, sans cerveau, forcément instrumentalisées » Latifa
Maheen fait partie de ces femmes à qui « on ne parle jamais ». Nombreuses sont celles qui craignent de s’exprimer aussi. La plupart ont peur pour leur emploi, ou pour leurs enfants, et demandent à ce que seuls leurs prénoms soient publiés.
« On parle de nous à notre place, mais personne n’imagine qu’on puisse avoir quelque chose à dire, dénonce Latifa, 38 ans. On nous prend pour des cantinières, des femmes de ménage, des analphabètes, des ignorantes, sans éducation, sans cerveau, forcément instrumentalisées, incapables de réfléchir par nous-mêmes et de faire nos choix en toute liberté. » Latifa est ingénieure financière dans une entreprise du CAC 40 située à La Défense, dans les Hauts-de-Seine. « On n’est pas des assistées, on est capable de parler, martèle Zora, 40 ans, assistante maternelle à Lyon. C’est terriblement condescendant. » « Et très rabaissant, s’indigne Mina, une Toulousaine de 27 ans titulaire d’un master en informatique décisionnelle. Tout le monde a le droit de parler sur nous et sait ce qui est mieux pour nous, comme si on était des enfants. »
Invasion « insidieuse » du wahhabisme
Sont-elles libres ou contraintes ? Si la plupart disent ne pas connaître de femmes directement « forcées » à se voiler, quelques-unes évoquent sans s’y attarder l’existence d’une pression sociale en faveur du port du foulard, d’autres le cas de jeunes filles qui se couvrent la tête uniquement dans leur quartier « pour avoir la paix » et pouvoir sortir le soir en toute liberté. Asma, 45 ans, la mère de Maheen, très engagée dans la vie associative locale, appelle ça le phénomène des « mosquées de caves », apparu dans les années 1990.
A Lyon, Zora se souvient de l’arrivée du wahhabisme dans le quartier de son enfance, qu’elle ne veut pas nommer, il y a une trentaine d’années. Elle parle d’une « invasion progressive et insidieuse ». « Il y a d’abord eu des livres dans les librairies, décrit-elle, puis des tenues vestimentaires dans les magasins de vêtements, puis le noir est arrivé, il n’y avait alors plus d’autre choix, puis sont venus les discours insistant sur l’enfer et le paradis. » Aujourd’hui, avance-t-elle, dans un quartier populaire, les normes vont d’un extrême à l’autre : « On voit autant de filles habillées en ultramoulant et décolleté que de filles voilées, dont beaucoup en ont fait un accessoire de mode. »
L’empreinte de cette offensive menée par les rigoristes peut se retrouver dans le discours religieux dominant et dans les formes de pratique, plus soucieuses d’orthodoxie qu’auparavant. « Cela a fait bouger le curseur, affirme le sociologue Omero Marongiu-Perria. Un musulman qui cherche aujourd’hui à s’informer sur la religion trouve sur le marché un discours d’inspiration salafiste et des infrastructures sur le terrain issues de la matrice frériste, même s’il ne s’en rend pas compte. »
« Beaucoup de femmes ont intégré l’idée que se voiler est obligatoire alors qu’il s’agit d’une prescription mineure » Farid Abdelkrim, comédien
Farid Abdelkrim, comédien et ancien membre des Frères musulmans, partage cette analyse : « Beaucoup de femmes ont intégré l’idée que se voiler est obligatoire alors qu’il s’agit d’une prescription mineure. S’il est vrai qu’aujourd’hui le port du voile peut être un choix personnel, il n’en reste pas moins que ce choix s’inscrit dans un discours imaginé et fomenté par des hommes, puis repris par des femmes. » Repris, mais aussi réinventé parfois, libéré de ses attributs traditionalistes originels qui inquiètent la société française. C’est, du moins, ce que les femmes qui ont témoigné expriment et revendiquent lorsqu’elles évoquent les raisons qui les ont amenées à se voiler.
Bien souvent, porter le foulard est tout sauf le signe d’un conformisme familial. La mère et la sœur de Nawel, une commerçante parisienne de 40 ans voilée depuis treize ans, n’en portent pas. Ni les belles-sœurs de Mina, une Toulousaine de 27 ans, pas plus que les trois sœurs de Rania, infirmière parisienne de 23 ans.
Amanda (le prénom a été modifié), 26 ans, a, quant à elle, une histoire familiale singulière. Enfant, à Lyon, elle allait à la messe le dimanche. Son père, d’origine syrienne, est musulman. Sa mère, française, est catholique. Ses deux sœurs ont choisi la religion maternelle. Elle, elle a choisi l’islam. Et le voile, à l’âge de 19 ans, qu’elle porte désormais en turban. « L’islam, c’est plus simple, plus accessible, on a une relation directe à Dieu, raconte la jeune femme, titulaire d’une licence en langues étrangères appliquées et d’un master en histoire. J’avais beaucoup de clichés en tête, notamment sur la place de la femme, mais en relisant le Coran, j’ai eu un déclic : la première femme du Prophète était une businesswoman accomplie. » Elle a été élevée par sa mère et son père n’a eu aucun rôle direct dans son choix, précise-t-elle.
L’aboutissement d’un cheminement spirituel
La décision de se voiler est souvent décrite comme une forme d’aboutissement dans un cheminement spirituel très personnel. Certaines femmes étaient même auparavant résolument hostiles à cette pratique. Rania, l’infirmière parisienne, « détestait » le voile avant de l’adopter, à 19 ans. Elle ne « [comprenait] pas » pourquoi les femmes devaient se plier à cette discipline et pas les hommes. Elle a questionné les différentes traditions religieuses, y compris chrétiennes et juive, sur la « pudeur et la modestie » pour finalement y adhérer. « C’est ma façon à moi d’être pudique. Et aussi de manifester mon obéissance à Dieu. Pas à des hommes, hein ! », s’amuse-t-elle.
Cette quête personnelle prend parfois des détours surprenants. Nawel a été élevée dans une famille peu pratiquante. Au lycée et à l’université, elle se considère athée. Plus tard, ses recherches la mènent dans diverses directions. Elle fréquente même brièvement une loge maçonnique. « Une fois que j’ai décidé de remettre Dieu dans mon existence, je ne suis pas allée à l’islam directement, explique-t-elle. J’ai réfléchi, beaucoup lu, rencontré des gens ». « Je n’ai pas été “rappelée par mes origines” », soutient-elle.
C’est en rouvrant le Coran qu’elle a le déclic. Elle commence à prier, veut vite en faire plus : « arrive la question du voile », une « obligation en islam », selon elle. « Le voile est une question de pudeur, mais pour moi, c’est d’abord un acte d’adoration. » Elle n’a fréquenté aucune mosquée ni suivi aucune conférence, et dit se méfier de tous ceux qui prétendent vous expliquer « comment vivre et comment penser ».
La liberté de choix est aussi revendiquée par celles qui ont subi des pressions familiales. Maheen se souvient encore de la première fois où elle a décidé de porter le voile. C’était un dimanche soir, elle était en classe de 2de. Sa grand-mère et ses tantes avaient bien tenté de la persuader de le porter depuis plusieurs années.
« Jamais je ne l’aurais mis parce qu’elles me le demandaient !, lance la jeune femme. Personne n’a le droit de me dire ce que je dois faire. J’ai décidé de le porter lorsqu’elles ont cessé d’essayer de me l’imposer, parce que je le voulais, parce que j’y avais beaucoup réfléchi, que je trouvais les femmes qui le portaient tellement courageuses d’oser être elles-mêmes et que c’était pour moi une façon de me rapprocher de Dieu. »
Pour une autre génération, la tradition a sa part dans cette décision. Originaire du Maroc, Ouatania, 64 ans, aide-soignante à Gonesse (Val-d’Oise), ne s’est pas posée la question. Dans les pays du Maghreb, à partir d’un certain âge ou après avoir fait le pèlerinage à La Mecque, on met le voile, « c’est culturel, dit-elle, c’est comme ça ».
A la génération suivante, cette tradition maghrébine s’est en quelque sorte réinventée. Zora, une assistante maternelle lyonnaise de 40 ans, témoigne de cette appropriation. « Ma mère, originaire d’Algérie, était analphabète, elle se voilait sans se poser de questions, parce qu’elle n’avait pas le choix. Moi, je suis née ici, je me bats pour le porter. » Contre l’avis de son père d’abord, ouvrier à la SNCF, et de sa mère, femme au foyer, qui n’ont pas compris sa décision. « Ils se sont battus pour s’intégrer, ils me répétaient que j’étais en France et que j’étais libre, mais pour moi, c’était une façon de me réapproprier ma féminité et de m’affirmer. »
L’affaire de Creil en 1989 : un déclencheur
De son côté, à Mulhouse, Lamia, 50 ans, mère au foyer, le porte façon terroir. Elle se couvre avec un béret. Elle a pris sa décision pendant ses études. Un souci de « pudeur » l’a emporté. « C’est un âge où l’on se cherche, dit-elle. En Algérie, je n’étais pas algérienne, en France, je n’étais jamais comme il fallait. Qu’on le veuille ou non, quand on est musulman, on devient des personnages géopolitiques… C’était autour de 1989, lors de l’affaire du voile à Creil [Oise], quelle pression ! »
Pour toute une génération, l’affaire du collège de Creil, dont le principal avait exclu trois collégiennes qui refusaient d’ôter leur foulard, a constitué un déclencheur. Soum (le prénom a été modifié) s’en souvient comme si c’était hier. Elle avait à peine 15 ans. Elle venait d’étudier la Révolution française dans son collège de Pantin (Seine-Saint-Denis) et ne comprenait pas comment, au pays des droits de l’homme, on pouvait « interdire » à trois jeunes filles d’exercer leur foi. « J’ai décidé de faire comme elles et de porter le foulard », dit-elle. Comme un pied de nez à ceux qui, selon elle, bafouaient les libertés.
Un acte militant, aussi. A l’époque, l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), proche des Frères musulmans, structure une partie du terrain associatif musulman et, rappelle le sociologue Omero Marongiu-Perria, refuse de chercher « un terrain d’entente avec l’Etat » sur la question du voile, « envoie au front les jeunes filles et récolte les bénéfices derrière avec le discours victimaire ». « Cette affaire a attisé un fort sentiment identitaire au sein de la communauté, il fallait se positionner pour ou contre, ça a creusé un fossé entre “eux et nous” », commente Fati (le prénom a été modifié), la grande sœur de Soum, qui, comme sa cadette, porte le foulard en turban, pour ne pas être associée à la « catégorie femmes voilées », trop polémique à leur goût.
« Ma mère m’a dit : tu te mets au ban de la société » Nawel
Au sein d’une même famille, les ressorts qui mènent au voile peuvent varier d’une sœur à l’autre. Le foulard n’était pas le choix de Fati. « Je l’ai porté à 17 ans pour des raisons assez simplistes et naïves, c’était un prolongement naturel pour obéir à une injonction de mon père, très conservateur », explique-t-elle. A l’époque, elle vit mal le poids de cette tradition et souffre de « problèmes identitaires ». « Puis, le voile a fini par devenir un choix spirituel », affirme-t-elle. A tel point qu’elle a refusé de passer un examen sans lui. Ironie de l’histoire, c’est son père qui l’a finalement convaincue de l’enlever.
Contrairement à Soum et à Fati, la décision de porter le voile est souvent désapprouvée par les parents. Pour les femmes les plus jeunes du moins. Et sans doute aussi pour les plus diplômées. Le jour où, à 19 ans, Mina annonce qu’elle va se couvrir, sa mère, elle-même voilée, se braque. « Elle ne m’a plus parlé dans les jours qui ont suivi. Elle avait peur que je subisse des discriminations. » La mère de Nawel, qui n’est pas voilée, a été « très choquée » lorsque sa fille s’est couverte. « Elle m’a dit : tu te mets au ban de la société. »
Une crainte partagée par les parents de Latifa, l’ingénieure de la Défense. Elle avait 21 ans lorsqu’elle a choisi de porter le voile. Elle a attendu pour le faire de quitter le domicile familial. Motif ? Ses parents étaient convaincus qu’elle se « coupait l’herbe sous le pied ». « Ils étaient aussi très inquiets pour mon intégrité physique », ajoute-t-elle.
Fatima, une habitante de Gonesse de 50 ans, bénévole au Secours catholique coiffée d’un voile noir, a vu sa fille faire le choix de se voiler à 14 ans. Contre l’avis de son père. « Mon mari pensait qu’elle était beaucoup trop jeune et que ça risquait de lui faire du tort », raconte-t-elle. L’adolescente n’a pas plié.
« Quand nous sommes arrivés en France, du Pakistan (…), je me suis affirmée en ne mettant pas le voile. [Aujourd’hui], Ma fille s’affirme en le mettant » Asma
A Champigny-sur-Marne, la mère de Maheen, Asma, n’a jamais caché ses cheveux. « J’ai été surprise du choix de ma fille mais je le respecte, dit-elle. Pour ma génération, dans nos pays d’origine, c’était très différent, nous n’avions pas le choix, c’était effectivement un instrument de soumission. Quand nous sommes arrivés en France, du Pakistan, j’avais 3 ans, ma mère sortait peu, elle ne travaillait pas, on ne voyait pas les femmes dans les rues. Je me suis affirmée en ne mettant pas le voile, ma fille s’affirme en le mettant. »
Pour Maheen, c’est justement parce qu’elle est née en France qu’elle s’autorise à le porter. Pour elle comme pour Latifa, c’est aussi une façon de relever la tête et de s’affranchir de ce qui a pesé sur les trajectoires « souvent tragiques et douloureuses » de leurs aînées, qui ont, aux yeux des jeunes générations, « baissé la tête » et « rasé les murs » pour s’intégrer.
« Nos mères ou nos grands-mères n’étaient pas françaises, elles ne savaient pas forcément pourquoi elles portaient le voile. Moi, je suis née ici, c’est mon pays ici, j’ai le choix et le droit d’être qui je suis », plaide la jeune femme.
Revendication identitaire pour les uns, affirmation de soi pour elles. « Personne n’imagine, que dans certains cas, le voile puisse aussi être un signe d’intégration, avance Latifa. Pourtant, cela signifie qu’on sort des quartiers. » Et qu’importe ce qu’ont vécu les générations précédentes et ce que les femmes endurent dans d’autres pays, « comparer leur situation avec la nôtre est hors sujet », juge l’ingénieure. Et Zora de conclure : « Ici, nous sommes en France, ici, nous avons le choix, arrêtons les amalgames et le soupçon et faites-nous confiance. »
Cécile Chambraud et Louise Couvelaire
• « Histoires de voiles, des femmes témoignent ». Le Monde. Publié le 28 octobre 2019 à 11h11 - Mis à jour le 28 octobre 2019 à 02h20 - Mis à jour le 28 octobre 2019 à 16h35 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/28/histoires-de-voiles-des-femmes-temoignent_6017136_3224.html
Que dit la tradition coranique sur le voile ?
Dans le Coran, les versets cités à l’appui du port du voile se trouvent dans deux sourates, qui n’évoquent pas directement la chevelure.
La tradition musulmane fait-elle obligation aux croyantes de se couvrir d’un voile ? A cette question, beaucoup de celles qui le portent répondent oui. Pour elles, seuls les non-musulmans mettent en doute cette interprétation. C’est aussi l’avis de beaucoup d’autorités religieuses. Qu’en disent les textes et la tradition ?
Dans le Coran, les versets cités à l’appui de cette pratique se trouvent dans deux sourates (les 24 et 33). Dans la première, les versets 30 et 31 indiquent : « Dis aux croyants qu’ils baissent leurs regards et gardent leur chasteté. C’est plus pur pour eux. (…) Et dis aux croyantes qu’elles baissent leurs regards, qu’elles gardent leur chasteté, et qu’elles ne montrent de leurs parures que ce qui en paraît, et qu’elles rabattent leur voile sur leur poitrine ; et qu’elles ne montrent leurs parures qu’à leur mari, ou à leur père (…) » ou à des familiers énumérés par le texte.
La sourate 33 professe, au verset 59 : « O Prophète ! Dis à tes épouses, et à tes filles, et aux femmes des croyants de ramener sur elles leurs grands voiles ; elles en seront plus vite reconnues et exemptes de peine. »
Comment faut-il comprendre ces versets, dont aucun n’évoque la chevelure ? La tradition s’est interrogée sur ce que désignent « les parures ». Certains y voient une allusion aux cheveux, d’autres aux mains, au visage ou encore aux bijoux : « Il y a pléthore de lectures », explique l’islamologue Rachid Benzine.
« En adéquation avec les règles de la société au VIIe siècle »
Selon lui, « ces textes sont en adéquation avec les règles qui prévalaient dans cette société au VIIe siècle. Elles n’introduisent pas de nouveauté majeure. La culture légale du Coran est commune avec celle de la Bible hébraïque et des Evangiles. »
L’islamologue en veut pour preuve la parenté entre ces lignes coraniques et les recommandations d’un texte chrétien du début du IIIe siècle, la Didascalie des apôtres : « Toi qui es chrétienne, (…) si tu veux être fidèle, ne plais qu’à ton mari, et quand tu marches sur la place publique, couvre-toi la tête avec ton habit, afin que le voile cache ta grande beauté, n’orne pas la face de tes yeux, mais baisse les yeux et marche voilée. »
Pour Rachid Benzine, les indications vestimentaires du Coran ne sont donc pas d’ordre religieux, mais social. Les recommandations faites aux femmes de se couvrir lorsqu’elles sortent ne seraient pas « un signe de distinction des musulmanes ». « Selon les exégètes, explique-t-il, elles s’adresseraient aux femmes de condition libre pour qu’elles ne soient pas confondues avec des esclaves » et, parmi elles, à celles qui sont en âge de procréer. En effet, le verset 60 de la sourate 24 permet aux femmes ménopausées de « déposer leurs étoffes, mais pas de se faire voir en parures ».
Cécile Chambraud
• Le Monde. Publié le 28 octobre 2019 à 11h09 - Mis à jour le 28 octobre 2019 à 11h12 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/10/28/que-dit-la-tradition-coranique-sur-le-voile_6017181_3224.html