Pendant un moment, peut-être même deux, on a l’impression de faire un voyage dans le temps. Après avoir dépassé la gare de l’Est, l’Ostbahnhof, on tourne dans la rue de la Commune-de-Paris et on voit le drapeau de la RDA [République démocratique allemande, ex-Allemagne de l’Est] flotter au vent. Il signale le restaurant Chambre du peuple : carte nostalgique, affiche originale “Meine Heimat DDR” [“Mon pays la RDA”], on entretient ici toute une culture du souvenir. On peut y déguster du Goldbroiler [poulet rôti, Brathuhn dans l’Ouest], des escalopes de porc au Letscho [une sorte de ratatouille] et du goulasch à la saucisse.
Quelques pas plus loin se dresse notre objectif, qui à première vue a beaucoup à voir avec ces souvenirs. C’est une grande barre de béton aux fenêtres nombreuses, sur le toit de laquelle s’affichent deux simples mots, Neues Deutschland [“Nouvelle Allemagne”] – un message inchangé depuis 1972.
Quelques vieilles connaissances de la RDA
C’est là que pendant dix-huit ans a été publié l’“organe central” du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), le journal qui faisait autorité en RDA. Tiré à un million d’exemplaires, il était directement contrôlé par Erich Honecker [secrétaire général du parti, à la tête de l’Allemagne de l’Est, de 1971 à 1989] et parfois rédigé par lui. Ce n’est bien entendu pas un hasard si ces mots ornent toujours le bâtiment. Celui-ci appartient aux héritiers du SED et ceux-ci souhaitent qu’il demeure un lieu politique. Ils ne sont certes plus vraiment portés sur le socialisme réel, comme on disait à l’époque de la RDA, mais sont encore attachés à l’idée d’une autre Allemagne, d’une Allemagne nouvelle.
Dans cet immeuble où 500 rédacteurs, imprimeurs et employés divers produisaient chaque jour Neues Deutschland travaillent aujourd’hui 100 sociétés, fondations, initiatives et partis qui ont pour la plupart une ambition sociale. Ses sept étages aux longs couloirs et nombreux bureaux ont vu apparaître tout un biotope de gauche au cours des dix à quinze dernières années. On monte les marches menant à l’entrée principale, on passe les portes de verre portant l’emblème de Neues Deutschland et on tombe sur un panneau plus grand qu’un homme qui énumère les occupants des lieux. Entre la société de production cinématographique Almost Famous et l’organisateur de concerts ZeitZuBleiben, on trouve quelques vieilles connaissances de la RDA, par exemple la Fondation Defa [du nom du studio d’État qui avait le monopole de la production cinématographique est-allemande] ou l’“Initiative pour la défense des droits des anciens membres des organes armés et de l’administration des douanes de la RDA”.
Beaucoup de créatifs
Sont également présents la Fondation Rosa Luxemburg et bien entendu Neues Deutschland, qui est, à nouveau, produit dans le bâtiment, bien que sur un seul étage. Ces deux structures font partie de l’environnement de l’actuel Die Linke [un parti de gauche radicale fondé en 2007 et représenté au Parlement, héritier direct du SED]. Certains partis rivaux de celui-ci ont leurs bureaux sur place, comme le Parti communiste allemand (DKP) et le tout petit Parti communiste d’Allemagne (KPD), mais aussi et surtout beaucoup de créatifs, de concepteurs de sites web, de photographes, d’agences de communication, de journalistes, d’architectes et quelques avocats.
Bastian Koch est l’un des créatifs. Quarante ans, sweat-shirt à capuche, il est installé sur un canapé bleu ciel, l’ordinateur portable sur les genoux, une casquette de base-ball sur la tête. C’est le fondateur de Keksbox, une société qui conçoit des sites web, des logos et organise des ateliers sur les réseaux sociaux. Koch enseigne en outre le marketing numérique et conseille des PME. Il a aussi conçu jadis la page d’accueil de FMP1, c’est-à-dire Franz-Mehring-Platz 1, l’adresse du bâtiment de Neues Deutschland. FMP1 est la société immobilière qui s’emploie à faire coexister harmonieusement les occupants si différents de l’immeuble.
“Le standing est comme il est”
“Nous sommes très bien situés, en plein milieu de Friedrichshain, juste à côté de l’Ostbahnhof, près de Mediaspree [le quartier des médias et du numérique qui s’est construit sur les bords de la Spree il y a quelques années]”, confie Koch. Cela compense les deux mots sur le toit, qui risquent de faire fuir certains clients. “Le loyer n’est pas cher, pas seulement pour des raisons idéologiques mais parce que le standing est comme il est.” Le standing, ici, c’est plutôt “ambiance colocation avec ascenseur continu qui monte et descend bravement et à grand bruit”. Koch et sa bande se sentent bien dans cet environnement. Ils sont devenus les principaux interlocuteurs du lieu pour la communication numérique, ça aide aussi :
“Nous suivons ce qui se développe ici, les jeunes photographes et les boîtes de production qui s’installent, les événements, les conférences, les concerts, les débats qui s’y déroulent. Avec, par-ci par-là, les vieux événements, les cours sur Marx par exemple. C’est un environnement très hétéroclite et c’est super intéressant pour nous.”
Un petit trajet en ascenseur nous conduit au sixième étage, chez Tom Strohschneider. Ancien rédacteur en chef de Neues Deutschland [de 2012 à 2017], il dirige maintenant Common, une coopérative d’édition, depuis un petit bureau clair avec vue dégagée sur le quartier de Friedrichshain. Derrière se dresse le bloc sombre du Berghain, classé parmi les meilleurs clubs du monde. Strohschneider, un grand type dégingandé, se souvient de ces dimanches où il se rendait à vélo à Neues Deutschland pour faire sa permanence et croisait la caravane des fêtards épuisés, pas seulement par la danse. Deux cultures qui se rencontraient.
Des gauches anciennes et nouvelles
Strohschneider et Kathrin Gerlof éditent entre autres Oxi, un magazine économique qui tire son titre du “non” (“oxi”) des Grecs au référendum sur les coupes budgétaires demandées par l’Union européenne [et le Fonds monétaire international] en 2015. Une collaboratrice de SolidariTrade vend de l’huile d’olive d’une coopérative grecque dans leurs locaux, rien de plus normal.
Il suffit de parcourir la maison avec Strohschneider pour se faire une bonne idée de la coexistence de ces gauches anciennes et nouvelles. Au cinquième étage, on peut par exemple trouver les éditions Karl Dietz, qui étaient jadis la maison d’édition centrale du SED et avaient le monopole de la publication des classiques marxistes. Ce sont elles qui publient les “volumes bleus”, les œuvres de Marx et Engels, que des générations de membres du SED mais aussi d’innombrables partisans du mouvement étudiant ouest-allemand et ceux qui leur ont succédé ont étudiées. Sabine Nuss, la directrice, désigne les étagères bien remplies de reliures bleues en assurant : “Nous aurons toujours. Et la demande sera toujours là.”
“Développer le journal comme l’immeuble”
Matthias Schindler, le directeur de FMP1, nous retrouve au point de rendez-vous dans le hall animé. C’est lui le patron ici. La soixantaine, pas très grand, il porte un élégant costume trois-pièces sur une chemise grise ouverte.
La question qui agite nombre de ceux qui s’intéressent au lieu est : à qui l’immeuble appartient-il, en fait ? Après tout, il a pris une valeur considérable et ce n’est pas fini, compte tenu du développement foudroyant que le marché de l’immobilier connaît ces dernières années. Ces milliers de mètres carrés lucratifs éveillent les convoitises. La rédaction de Neues Deutschland rêve de sécurité financière, le parti Die Linke souhaite garder le journal mais pas le financer et a toujours besoin d’argent. Et il y a toujours des envieux. Il se déroule en coulisses des luttes qui sont de l’extérieur aussi difficiles à cerner que le brouillard délibéré entourant les propriétaires est dur à percer. En fin de compte, confie Schindler, seuls deux d’entre eux ont voix au chapitre du fait des parts qu’ils possèdent : Die Linke et la société en participation Communio, dont Schindler détient la majorité.
Certains se demandent comment on en est arrivé là. Schindler est maintenant à la fois directeur de Communio, de FMP1 et de la maison d’édition de Neues Deutschland. Sans lui, c’est clair, rien ne se passe ici. “L’objectif commun est de développer le journal comme l’immeuble”, telle est la version officielle.
Autrefois l’immeuble le plus moderne d’Europe
Diplômé en économie, capitaine dans les services de renseignement extérieurs du temps de la RDA, Schindler s’occupe depuis la réunification de projets immobiliers dans l’environnement de Die Linke et a depuis longtemps des liens avec l’immeuble. En 2005, il est parvenu après plus de dix ans de conflit à obtenir pour le Parti du socialisme démocratique [l’une des deux formations qui ont fusionné pour créer Die Linke] que la Deutsche Bahn [l’équivalent allemand de la SNCF] reconnaisse les droits des anciens propriétaires sur ce terrain. Le site avait accueilli un temps la gare de Küstriner, puis le Varieté Plaza, dont les locaux imposants avaient été détruits pendant la [Seconde Guerre mondiale] et [complètement] rasés en 1952. C’est au début des années 1970 que le SED a décidé d’y édifier le nouveau siège de son journal.
Cette décision était une déclaration de guerre au groupe Axel Springer [propriétaire entre autres du quotidien Die Welt], dont le siège, un monument anticommuniste aux fenêtres éclairées qui rayonnaient loin dans Berlin-Est quand il faisait sombre, se dressait depuis 1966 juste à côté du mur, dans le quartier de Kreuzberg. La direction du SED a ainsi contre-attaqué avec le bâtiment des éditions Berliner sur l’Alexanderplatz ainsi que celui de l’imprimerie et de la maison d’édition de Neues Deutschland à Friedrichshain. Inauguré en 1972, l’immeuble était le plus moderne d’Europe par sa conception et son équipement. On y imprimait aussi le soir la Berliner Zeitung et le BZ am Abend, une publication à fort tirage dont les manuscrits étaient acheminés depuis l’Alexanderplatz par un système pneumatique d’un kilomètre de long.
L’heure de la renaissance
Une fois les propriétaires rétablis dans leurs droits, l’immeuble longtemps négligé a connu une renaissance. Même la rédaction de Neues Deutschland, qui avait préféré s’installer ailleurs pendant dix ans, est revenue.
Le bâtiment se trouve aujourd’hui dans un état respectable, rénové à fond, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il est entièrement loué depuis 2010, à des prix raisonnables. “Personne ne râle à propos des loyers ici, déclare Schindler. Nous ne contribuerons jamais à l’embourgeoisement, c’est contraire à l’ADN de la maison.” On a veillé à conserver le style RDA lors de la rénovation, [en préservant] entre autres les fins lambris de bois et d’aluminium de l’intérieur, l’ascenseur continu et les lettres sur le toit. La salle de conférences du premier étage, quant à elle, porte le nom de Willi Münzenberg. Cet éditeur communiste faisait contrepoids au groupe de droite Hugenberg pendant la république de Weimar. “Il savait concilier journalisme, éducation politique et rentabilité”, explique Schindler. C’est exactement ce que lui tente de faire à plus petite échelle.
Pendant ce temps, le pays s’est remis à débattre d’alternatives au capitalisme, d’expropriation, de socialisation, d’une autre répartition de la richesse sociale, et donc d’une nouvelle Allemagne. Tout le monde ici suit ça de près. C’est dans l’esprit des lieux.
Holger Schmale
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