Marianne : Vous êtes rapporteure spéciale des Nations unies dans le domaine des droits culturels. En quoi consiste votre travail ?
Karima Bennoune : Les rapporteurs spéciaux sont des experts indépendants nommés par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. C’est un organe politique mais nous agissons indépendamment, pas pour l’ONU. Je suis professeure de droit à l’université Davis en Californie. Je me focalise sur les questions des droits culturels : le droit de chacun de participer à la vie culturelle sans discrimination, garanti par l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) signé en 1966. Ces droits concernent tout le monde, ils sont universels. Ils ne peuvent absolument pas être utilisés pour prôner le relativisme culturel et justifier des discriminations entre individus.
Un rapporteur spécial présente des rapports thématiques sur nos sujets de prédilection. J’ai préparé un rapport sur la question de l’universalisme et de la diversité culturelle, un autre s’intéresse à l’impact du fondamentalisme et de l’extrémisme sur les droits culturels. Je viens de présenter un dernier rapport sur l’accès aux espaces publics afin que chacun puisse jouir de ses droits. On peut aussi effectuer deux missions dans des pays chaque année, à l’invitation des pays concernés. Je viens de rentrer de Tuvalu et je suis allée aux Maldives début juin. Enfin, je travaille sur des cas particuliers : je me suis penchée sur le cas de Mohamed Cheikh Ould Mkheïtir, un blogueur mauritanien condamné à la peine de mort pour avoir dénoncé l’utilisation de la religion afin de justifier l’esclavage, qui a trouvé asile en France.
La laïcité semble confrontée au relativisme culturel dans les instances internationales de l’ONU liées aux droits de l’homme. A tel point que vous observez que le fait de proclamer la laïcité aux Nations unies n’est pas considéré comme « politiquement correct ». Comment est-ce possible ?
Il faut absolument parler ouvertement de la laïcité aux Nations unies, ce qui n’est absolument pas le cas, même dans le domaine des droits humains. Il y a malheureusement un manque de compréhension de la laïcité, qui a commencé à être vue comme l’ennemie des droits humains... Alors qu’elle est un outil essentiel de la mise en œuvre des droits de tout le monde : croyants, pratiquants, athées, agnostiques, libres penseurs... La liberté de conscience, les droits des minorités, des femmes, ont une importance capitale qui dépend de la laïcité. Dans plusieurs de mes rapports, j’ai parlé de laïcité sans savoir beaucoup de soutien des pays au niveau de l’Assemblée générale des Nations unies ou du Conseil des droits de l’homme. Je sais que certains sont d’accord avec moi mais n’osent pas le dire ouvertement.
La définition de la laïcité fait l’objet de débats... Quelle est votre vision ?
Je sais qu’il y a plusieurs définitions qui nourrissent de sérieuses discussions en France ! Dans mon rapport sur les fondamentalismes, j’ai souligné que « la laïcité se manifeste sous diverses formes dans toutes les régions du monde ». La laïcité n’appartient pas à un pays, même si certains y ont apporté d’importantes contributions. Le langage, les vocabulaires et les stratégies peuvent varier mais le principe, on le trouve partout. J’aime beaucoup la définition qu’en a donnée une féministe indienne, Gita Sahgal : « La laïcité ne signifie pas l’absence de religion mais renvoie à une structure étatique qui défend tout à la fois la liberté d’expression et la liberté de religion ou de conviction, où il n’y a pas de religion d’Etat, où la loi n’est pas d’inspiration divine et où les acteurs religieux ne peuvent imposer leur volonté sur les politiques des pouvoirs publics ». Si on est d’accord sur ces principes de base, on doit travailler ensemble.
Dans le monde anglo-saxon imprégné de multiculturalisme, on ne cesse d’entendre que la laïcité oppresse les minorités. Comment l’expliquer ?
Certains Etats ont attaqué le principe de laïcité depuis longtemps, au niveau des Nations unies comme aux niveaux nationaux. Cela s’est accéléré depuis les années 1990. Et il y a tous les intégrismes du monde qui travaillent en coalition à l’ONU pour diaboliser la laïcité, y compris quand ils se disent ennemis : les intégristes chrétiens et les islamistes s’allient souvent aux Nations unies, particulièrement lorsque cela concerne les droits des femmes ou des personnes LGBT, pour protéger de prétendues « valeurs traditionnelles ».
Beaucoup d’universitaires et d’académiciens, même dans le domaine des droits humains, sont tombés dans ce piège et ont commencé à croire que c’était la vérité. Alors que des défenseurs de la laïcité, il y en a partout, et notamment dans les pays du Sud où je voyage fréquemment. Nous devons absolument développer les dialogues entre le monde francophone et le monde anglophone sur ces questions. Dans le monde anglophone, seules certaines voix sont entendues sur le sujet de la laïcité, on a une vision très caricaturale du sujet et on ne veut pas écouter les laïques.
J’aimerais voir une alliance pour la laïcité à l’ONU.
Karima Bennoune
Vous insistez sur la nécessité d’une vision mondiale de la laïcité. En France, nous avons parfois le sentiment que notre modèle n’est pas compris à l’international... Qu’en pensez-vous ?
Il est tout à fait vrai que ce que veut dire la laïcité en France n’est pas du tout compris dans le monde anglophone, surtout dans le domaine des droits humains. Il y a un très grand travail à faire sur le terrain en la matière. Mais ailleurs qu’en France, certains se revendiquent de la laïcité avec des modèles très différents, dans des contextes très différents. Ce sont des alliés très importants, même si leur définition de la laïcité n’est peut-être pas exactement la même qu’en France.
Comment s’y prendre pour organiser la défense de la laïcité à un niveau international ?
Il faut se mettre d’accord sur des principes fondamentaux pour former une coalition internationale, car les intégristes avancent ensemble, eux. J’aimerais voir une alliance aux Nations unies, avec les ONG. Il faut être sur le terrain, faire du lobbying, organiser des événements parallèles, faire venir des militants laïques partout dans le monde pour qu’ils prennent la parole, produire des rapports, envoyer des plaintes et des communications pour former une jurisprudence qui nous soutient. Sans cette activité, les choses ne vont pas changer pour les laïques.
Ces dernières années ont émergé au sein des universités occidentales des courants intersectionnels qui rejettent l’universalisme, affirmant entre autres que la laïcité menace les droits des minorités. Quel regard portez-vous sur cette tendance ?
Au début, l’idée de l’intersectionnalité était très importante : elle se concentrait sur la multiplicité et la complexité des discriminations. La juriste qui a inventé le concept, Kimberlé Crenshaw, est quelqu’un de très bien et elle pense ne pas avoir été bien comprise. Aujourd’hui, certains utilisent l’intersectionnalité pour s’en servir de contrepoids au féminisme. Ce n’était pas l’idée. Le monde anglophone a besoin d’un grand débat sur cette notion.
Mais ce qui m’effraie le plus, dans le monde universitaire, c’est la normalisation du relativisme culturel, dans les sciences humaines, les sciences sociales, les cultural studies, même dans le domaine juridique. J’ai demandé aux organisations académiques de faire beaucoup plus attention à cela. Petite-fille d’un grand-père algérien qui est mort dans la guerre avec la France, ça me choque qu’on pense que l’universalisme est un projet colonial et que le relativisme culturel est anticolonial. C’est exactement le contraire : mon grand-père est mort pour avoir les mêmes droits que les Français dans leur propre pays, le colonialisme était justement une forme de relativisme en ce sens ! Il faut défendre l’égalité et la dignité pour tout le monde, sans exception, plutôt que des droits particuliers selon les communautés. Il n’y a qu’une catégorie de personnes, celle de l’humanité.
Propos recueillis par Hadrien Mathoux