Rétention arbitraire, conditions de détention extrêmes, autocritiques et lavage de cerveau… Une série de directives révélant le fonctionnement des camps d’internement des Ouïgours au Xinjiang et attribuées à l’Etat-Parti chinois, jettent une lumière inédite, car décrite de l’intérieur du régime, sur la politique de répression systématique et d’internement de masse menée par Pékin. Elles ont été obtenues par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et sont dévoilées par dix-sept médias internationaux dont Le Monde.
Les « China Cables », sur lesquels ont également travaillé la BBC, le Guardian, la Süddeutsche Zeitung, El Pais ou encore les agences Associated Press et Kyodo, confirment le caractère hautement coercitif des camps d’enfermement de la population ouïgoure, mis en place depuis 2017, et ce en contradiction directe avec le discours public de la Chine sur ce qu’elle nomme « centres de formation et d’éducation ». Au moins un million de Ouïgours, sur une population totale de 11,5 millions, et d’autres membres de minorités musulmanes auraient été internés les trois dernières années, selon le décompte d’ONG repris par l’ONU.
Parmi ces documents, classés secrets et dont plusieurs experts de la région du Xinjiang et linguistes, contactés par l’ICIJ attestent l’authenticité, figure une longue liste d’instructions administratives (voir ci-dessous). En tête des directives, datées de 2017, figure le nom de Zhu Hailun, le numéro deux du Parti communiste de la région autonome ouïgoure du Xinjiang. Ce dernier dirige la Commission politique et légale, l’organe exécutif suprême en matière de sécurité pour la région.
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Réponse à la menace terroriste
Les directives détaillent le fonctionnement des centres de rétention construits pour accueillir des centaines de milliers de membres des minorités musulmanes de la région du Xinjiang, dans l’extrême ouest chinois. Quatre autres circulaires, également à en-tête de M. Zhu, expliquent la mise en place d’une base de données de surveillance de la population, qui se veut exhaustive et qui fait remonter, chaque semaine, des dizaines de milliers de noms de personnes jugées « suspectes ». Ces personnes peuvent donc être interpellées, du seul fait qu’elles ont voyagé à l’étranger ou simplement utilisé une application de partage de fichiers.
Contacté par l’ICIJ et le Guardian, au nom de tous les médias partenaires, le gouvernement chinois a qualifié les documents de « pure invention » et de « fake news ». Il note que la région « était devenue un champ de bataille – des milliers d’incidents terroristes se sont produits au Xinjiang entre les années 1990 et 2016, et des milliers de personnes innocentes ont été tuées. Donc il y a une demande énorme chez les habitants du Xinjiang pour que le gouvernement prenne des mesures résolues pour régler le problème ».
Le communiqué souligne que « depuis que les mesures ont été prises ces trois dernières années, il n’y a pas eu un seul incident terroriste » et soutient que la liberté de religion est pleinement respectée. « Ces mesures ont été efficaces. Le Xinjiang est bien plus sûr. L’an dernier, le tourisme a progressé de 40 %, et le PIB local a augmenté de plus de 6 %. »
Ce réseau de « centres d’éducation et de formation », selon l’appellation officielle, constitue le cœur de la politique d’internement à grande échelle lancée en 2016 par la Chine. Ces camps sont la réponse du régime à la menace terroriste à laquelle il est alors confronté. Près d’une centaine de ces « centres », fraîchement construits et ayant donné lieu à des appels d’offres publics, ont été géolocalisés en 2018, les barbelés et miradors étant visibles sur Google Earth. La plupart sont gigantesques, d’une capacité pouvant aller jusqu’à 20 000 personnes.
« Changer une population entière »
Les « China Cables » donnent des détails sur les critères d’internement de la population qui est déterminé grâce à un système de fichage ultra-détaillé. La « plate-forme intégrée des opérations conjointes » selon son nom administratif, sert à trier et faire ressortir des noms de personnes « suspectes » – 24 412 sur une seule semaine, dans quatre préfectures du sud-ouest du Xinjiang en juin 2017, dont les deux tiers ont été placés en « centre de formation ». Pour le chercheur allemand et spécialiste reconnu de la question ouïgoure Adrian Zenz, le réseau des camps « est là pour endoctriner presque toute une minorité ethnique et changer une population entière ».
Adressée à toutes les villes et préfectures de la région, la première circulaire liste en 26 points les « instructions pour renforcer et standardiser le fonctionnement » de ces centres. Elle est typique des documents du Parti communiste, remplis de jargon, et confirme le caractère extrêmement coercitif de ces camps, qui constituent « une mesure stratégique, critique et de long terme » dans le combat contre le terrorisme. Leur fonctionnement est « hautement sensible » : il est ordonné de « renforcer chez le personnel la conscience de [les] garder secrets » et d’interdire d’y faire entrer tout matériel d’enregistrement vidéo, téléphones ou appareils photo.
La circulaire détaille les mesures de prévention des évasions par un fonctionnement typiquement carcéral. Il faut, préconise le document, « améliorer l’installation de postes de police à l’entrée principale », mettre en place des « enceintes parfaitement étanches ». Et aussi s’assurer du système de « double fermeture » des portes des dortoirs, des couloirs et des étages – un procédé qui dans le jargon carcéral chinois implique deux clés détenues par deux gardes différents.
Il faut encore s’assurer que les détenus, qualifiés d’« étudiants » car en phase de rééducation, « ne s’échappent pas durant les cours, le traitement médical, les visites familiales ». Tout « étudiant » qui quitte le centre pour une raison ou une autre « doit être accompagné par du personnel qui le contrôle et le surveille ». Au chapitre « prévention des troubles », les responsables des centres sont incités à « repérer et remédier à toute violation de comportement », et les officiers du renseignement, à s’assurer que « personne ne se ligue pour créer des problèmes ».
Une « surveillance vidéo complète des dortoirs et des classes sans aucun angle mort doit être assurée ». Le centre doit être subdivisé en une « zone très stricte », une « zone stricte » et une « zone normale ». Chaque détenu sera « affecté à l’une de ces zones après une sélection ».
La suite du document donne des consignes en matière de prévention des séismes, des incendies et des maladies – avec le souci d’éviter tout incident et toute « mort anormale ». Il est strictement interdit à la police de « pénétrer dans les zones d’études avec des armes ». Les contacts avec la famille sont encouragés « au téléphone une fois par semaine et par vidéo une fois par mois ».
Des témoins par dizaines
La plupart de ces instructions ont été corroborées par certains des détenus qui ont été libérés, ont gagné l’étranger et ont choisi de parler. Mais dans la réalité, les pratiques vont bien au-delà de ce qui est prescrit officiellement. Sayragul Sauytbay, une directrice d’école chinoise d’ethnie kazakhe, qui a été internée au motif que son mari et ses enfants étaient au Kazakhstan, a été choisie comme enseignante – une possibilité explicitement mentionnée dans la circulaire, qui préconise, en raison de la pénurie de professeurs, d’en choisir parmi les détenus.
Le centre dans lequel elle est restée quatre mois début 2018 ne permettait aucune visite des familles, ni aucun appel vocal ou vidéo : « Si des proches venaient s’enquérir à votre sujet, ils étaient eux aussi détenus. Et vous ne les voyiez pas. C’était la règle dans ce centre », explique-t-elle. Les policiers en armes étaient présents partout : ils venaient régulièrement chercher des étudiants dans sa classe pour les interroger.
Tursunay Ziavdun, une Ouïgoure libérée en décembre 2018 après onze mois d’internement dans un centre de formation et d’éducation de Künes (ouest du Xinjiang), explique que les détenus de la zone dite « très stricte » étaient en uniforme rouge, ceux de la « zone stricte » en jaune, et ceux de la zone « normale » en bleu : « Les uniformes rouges sont enchaînés quand ils sont emmenés dehors ou à des interrogatoires, chaque fois accompagnés par deux policiers en armes », explique-t-elle par vidéo depuis le Kazakhstan où elle a rejoint son mari.
Comme Sayragul Sauytbay, Mme Ziavdun confirme que les salles de classes, qui contenaient une quarantaine de personnes, étaient entourées d’une grille qui séparait le professeur des « étudiants » et que des gardes en armes veillaient. Elle pouvait toutefois parler par vidéo à ses proches une fois par mois.
A Almaty (Kazakhstan) endécembre 2018. Orinbek Koksebek, d’origine kazakhe, a passé 125 jours dans un camp de rééducation en Chine, dans le Xinjiang. ROMAIN CHAMPALAUNE POUR LE MONDE
Les détenus sont soumis à une « éducation idéologique », explique la circulaire. Ils doivent par ailleurs étudier le mandarin, les lois chinoises et acquérir certaines compétences professionnelles. Orinbek Koksebek, un Kazakh de Chine qui avait pris la nationalité du Kazakhstan et a été interné après être revenu en Chine, a raconté en 2018 au Monde avoir dû apprendre par cœur trois chansons communistes parce qu’il parlait très mal le chinois. Toute une partie des cours portaient sur la « pensée de Xi Jinping et le XIXe congrès », explique Sayragul Sauytbay.
Une chambre de torture
La circulaire mentionne l’importance de « la repentance et de l’aveu » des étudiants afin qu’ils comprennent « le caractère illégal, criminel et dangereux de leur comportement passé ». « Cela s’appelait l’autoréflexion. Il fallait penser à ce que l’on avait pu faire de mal, à nos fautes, en mettant les mains sur le mur, pendant deux heures. Puis, après, il fallait l’écrire et le donner au professeur. Personne n’était coupable de quoi que ce soit. Mais tout le monde était forcé de trouver quelque chose, des fautes qui n’avaient pas été commises. Et ils étaient punis », poursuit Mme Sauytbay. Les témoignages confirment que tout acte religieux est entièrement proscrit : une parole, une prière, peut envoyer en détention.
Le document secret mentionne des punitions pour ceux « qui ne comprennent pas, ont des attitudes négatives ou ont des velléités de résistance ». Ils doivent être soumis à des méthodes appropriées de type « tous contre un », pour s’assurer d’être « transformés par l’éducation ». Toute une rubrique porte également sur la discipline, le comportement et les manières, qui non seulement sont extrêmement strictes, mais donnent lieu à des évaluations, selon un système complexe de points.
En l’absence de toute possibilité de recours pour les détenus et leur famille, le système est d’une perversité extrême, un mélange de camp militaire et de prison secrète. A son arrivée en camp, Orinbek Koksebek a été enchaîné aux pieds pendant sept jours. Il a été envoyé à six reprises au cachot. Sayragul Sauytbay a décrit l’existence d’une « chambre noire », une salle de torture dans le camp où elle a travaillé. Mme Sauytbay a été battue sur le corps et la tête avec une matraque électrique en caoutchouc dur – puis privée de nourriture pendant deux jours.
La chambre de torture comportait la classique « chaise du tigre » chinoise – qui maintient le prisonnier avec une barre de fer au-dessus des cuisses – mais celle-ci envoyait des chocs électriques. Plusieurs types d’instruments étaient à portée de main : une sorte de baïonnette, un bâton muni d’un fil de fer à l’extrémité, un tabouret avec des pics. De nombreux détenus font par ailleurs état de viols de jeunes femmes par les gardes.
Une « formation professionnelle » pour les plus méritants
La circulaire établit également les conditions qui permettent à un « étudiant » de « compléter » son éducation : celle-ci doit durer « au moins un an » et ne s’applique qu’à ceux qui ont intégré la « zone normale ». Ensuite, plusieurs conditions simultanées doivent être réunies : le « problème » qui a donné lieu à l’« éducation » doit avoir été résorbé, les notes de « transformation idéologique », de « résultats scolaires », d’« obéissance » et de « discipline » répondre aux niveaux exigés.
Ces données sont ensuite « entrées dans la plate-forme intégrée des opérations conjointes » : « si celle-ci ne détecte pas de nouveau problème », alors le dossier est transmis aux bureaux de la formation et de l’éducation des divers échelons régionaux. « Ce sont des critères incroyablement stricts », note le chercheur Adrian Zenz, qui a été parmi les premiers à confirmer l’existence des centres d’éducation et leur caractère coercitif en épluchant les appels d’offres et les budgets officiels des localités du Xinjiang.
Tous les étudiants qui « complètent leur formation », précise le document chinois, sont alors orientés vers une « session intensive de renforcement des compétences » de trois à six mois. Les préfectures sont encouragées à mettre en place des centres permettant « le placement des étudiants ». Des dizaines d’entreprises de l’intérieur de la Chine reçoivent des subventions pour s’installer dans des parcs industriels et recruter cette main-d’œuvre locale forcée.
Environ 20 % de la population adulte ouïgoure et kazakhe
Dans les locaux de l’association Atajurt, des familles brandissent le portrait de leurs proches retenus ou détenus dans le Xinjiang. Almaty, Kazakhstan, décembre 2018. ROMAIN CHAMPALAUNE POUR LE MONDE
Aucune statistique ne permet de savoir quel pourcentage d’« étudiants » ont été transférés vers de la formation professionnelle, libérés, ou condamnés à des peines carcérales à purger sur place – ou en prison, ou sous d’autres formes de détention. Les données officielles chinoises montrent toutefois que les arrestations au Xinjiang ont été multipliées par huit rien qu’entre 2016 et 2017 – pour atteindre 21 % du total de l’ensemble de la Chine. « Plusieurs centaines de milliers de personnes ont été la cible de poursuites judiciaires ces deux dernières années et demie au Xinjiang », explique le chercheur Gene Bunin, créateur d’une base de données des victimes du Xinjiang, qui répertorie les cas connus de personnes disparues [1].
« On sait qu’il y a eu des libérations importantes des centres de formation et d’éducation. Le problème toutefois, c’est que ceux qui sont libérés et renvoyés chez eux sont loin d’être libres : ils sont sous des formes variées de contrôle, de résidence surveillée, se voient imposer des restrictions pour se déplacer de ville en ville. Beaucoup sont en piteux état psychologique et physique, ils vivent dans la peur d’être de nouveau détenus », explique-t-il.
Dans un nouveau rapport rendu public ce dimanche 24 novembre et intitulé « Laver les cerveaux, purifier les cœurs » [2], le chercheur Adrian Zenz en étudiant les documents administratifs de plusieurs localités du Xinjiang a identifié quels individus étaient classés comme « détenus pour rééducation », « arrêtés » ou « en train de purger une peine ». Il s’agit d’une majorité d’hommes (six fois plus que de femmes), âgés de 25 à 50 ans. Ce « qui confirme, écrit M. Zenz, que la campagne de rééducation et d’internement vise clairement les figures d’autorité, et non pas seulement la jeune génération censée avoir besoin de “formation”, comme le prétend Pékin ». Dans ses conclusions, M. Zenz incite à réévaluer le nombre de personnes qui ont été internées au Xinjiang à 1,8 million, soit environ 20 % de la population adulte ouïgoure et kazakhe.
Harold Thibault et Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 24 novembre 2019 à 19h01 - Mis à jour le 25 novembre 2019 à 12h05 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/24/china-cables-revelations-sur-le-fonctionnement-des-camps-d-internement-des-ouigours_6020358_3210.html
Au Xinjiang, le big data au service d’une surveillance totale des Ouïgours
Une appli sur les smartphones des fonctionnaires fait remonter toutes les informations sur chaque membre de la communauté, et déclenche des placements en prison.
Pour établir un contrôle total de la population ouïgoure, les autorités chinoises s’en remettent aux nouvelles technologies et tentent d’installer une base de données exhaustive de suivi des individus. Dans ce gigantesque fichier de filtrage d’une population entière – la « plate-forme intégrée d’opérations conjointes » –, chaque personne se voit attribuer un « commentaire ». Ceux qui sont négatifs envoient en camp d’internement, où au moins 1 million de personnes seraient retenues, selon des estimations prudentes d’organisations non gouvernementales, reprises par l’ONU.
Quatre bulletins internes émanant du chef de la sécurité de la région du Xinjiang, Zhu Hailun, obtenus par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), mettent en lumière l’utilisation du big data pour ratisser au plus large et envoyer une part importante de la population ouïgoure en détention. Les policiers font remonter les informations détaillées sur chaque individu, puis la plate-forme liste des milliers de noms de personnes à interner chaque semaine, sans que l’on sache si la décision relève de l’évaluation d’officiels ou de l’utilisation d’algorithmes.
Les directives datent du mois de juin 2017, alors que la campagne « Frapper fort contre le terrorisme violent », lancée quelques mois plus tôt par un nouveau secrétaire du Parti communiste chinois pour la région du Xinjiang, Chen Quanguo, prend toute son ampleur.
Sur une semaine seulement, du 19 au 25 juin 2017 (voir le document ci-dessous), la base de données « notifie » aux autorités locales 24 412 noms de « personnes suspectes » dans quatre préfectures du sud du Xinjiang. Conséquence directe, 15 683 sont envoyées dans des centres dits « d’éducation et de formation », tandis que 706 sont « détenues pénalement », c’est-à-dire probablement destinées à la prison. Enfin, 2 096 feront l’objet d’une « surveillance préventive ». Malgré ces chiffres accablants, le chef de la sécurité de la région, Zhu Hailun, fait le constat de défaillances qui expliquent que certaines personnes, dont le nom est sorti, n’ont pas été localisées.
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Les détails de la vie de chaque Ouïgour
L’existence de ce système avait déjà été révélée, en février 2018, par l’organisation de défense des droits humains Human Rights Watch. Une application permet de nourrir et de consulter la base de données. Elle est installée sur les smartphones des policiers, des fonctionnaires locaux, des représentants d’entreprises étatiques et même des enseignants, qui sont tous chargés de répertorier les informations sur chaque membre de la communauté ouïgoure.
L’application permet de comparer les photos d’identité pour améliorer la reconnaissance faciale
L’application a été décortiquée par Human Rights Watch dès mai 2019. C’est parce qu’il faut l’abreuver des moindres détails de la vie de chaque Ouïgour que les agents posent tant de questions intrusives lorsqu’ils font des descentes dans leur foyer : les moyens de communication employés pour échanger avec des membres de la famille vivant à l’étranger, les détails des compteurs d’eau, de gaz et d’électricité, le groupe sanguin, l’intensité de la foi religieuse, d’éventuels pèlerinages à La Mecque non déclarés, la couleur du véhicule, une liste détaillée des proches et de leurs activités, les mouvements à l’intérieur du pays et les déplacements à l’étranger, ou l’utilisation d’appareils pour faire de l’exercice physique.
L’application permet de comparer les photos d’identité pour améliorer la reconnaissance faciale. Elle détecte les réseaux Wi-Fi alentour et leur niveau de protection. La base de données renseigne également les passages aux checkpoints qui se sont multipliés dans la région, les numéros de comptes bancaires, les comptes sur les réseaux sociaux… En outre, tout l’historique de navigation des individus peut être surveillé, ainsi que toutes les applications qu’ils ont téléchargées.
« N’importe qui peut se retrouver en camp à n’importe quel moment », explique Vanessa Frangville, professeure à l’Université libre de Bruxelles
En rassemblant ces éléments, les autorités chinoises ont mis en place des listes de personnes ouïgoures selon leur niveau de fiabilité. Le nombre de raisons pour lesquelles quelqu’un peut être considéré comme non fiable s’est accru, au point que les descentes de police ont commencé à avoir lieu de manière non ciblée. « On s’est mis à arrêter à peu près tous les hommes entre 20 et 60 ans, en particulier dans les régions du Sud, sans nécessairement avoir collecté l’ensemble des données et sans les avoir analysées. Et on a donc commencé à voir les personnes disparaître », explique Vanessa Frangville, professeur d’études chinoises à l’Université libre de Bruxelles.
Le fait de jeûner, la prière, le refus de boire de l’alcool, le refus de fumer des cigarettes, qui peuvent être assimilés à des pratiques religieuses, sont devenus des motifs pour être arrêté. Tout comme posséder plusieurs couteaux dans sa cuisine, ou être vêtu trop large ou trop caché, énumère Mme Frangville : « A ce stade, on peut dire que n’importe qui peut se retrouver en camp à n’importe quel moment. »
Filtrage
Les policiers s’intéressent aussi à l’utilisation d’applications jugées suspectes, notamment les messageries. Le but apparent est de verrouiller les échanges des Ouïgours, tant avec le monde extérieur qu’au sein de leur communauté, et de pouvoir garder un œil sur toutes les communications internes. « Depuis le 1er janvier [2017], par le renforcement des blocages réseau, la suppression des logiciels néfastes, l’ajustement des modèles d’identification et le renforcement de mesures strictes, etc., nous avons réduit avec succès les communications intérieures et avec l’étranger », se félicite Zhu Hailun, dans l’une de ses directives aux échelons inférieurs.
« Les autorités pensent qu’il vaut mieux ramasser toute la botte de foin au cas où il y aurait une aiguille dedans », analyse Maya Wang, chercheuse chez Human Rights Watch
Cette « campagne 913 », comme elle a été nommée en interne et est évoquée dans les directives, a rendu suspects tout une série d’usages d’Internet, par exemple WhatsApp, qui permet d’échanger avec des membres de la famille à l’étranger. « On part du problème d’une conception très vague de ce qui relève du terrorisme, élargie au point de cibler les personnes du seul fait qu’elles ont des contacts à l’étranger, explique Maya Wang, chercheuse spécialisée sur la Chine au sein de Human Rights Watch. C’est exactement ce qu’il se passe dans une société où il n’y a pas d’Etat de droit. Les autorités pensent qu’il vaut mieux ramasser toute la botte de foin au cas où il y aurait une aiguille dedans. »
Le big data permet un égrenage grossier de pans entiers de la minorité ouïgoure, avant un filtrage par des mois de détention, hors de tout cadre judiciaire. Une formule employée par Zhu Hailun, à la tête de la commission politique et légale du Xinjiang, en dit long sur ce basculement : « S’il n’est pas possible pour le moment d’éliminer la suspicion, il est nécessaire de placer en formation concentrée [dans des camps] et d’approfondir l’évaluation et le suivi. » Or, tout est devenu motif de suspicion.
Détention par défaut
Une application, en particulier, pose problème aux autorités chinoises car elle permet le partage de fichiers d’un smartphone à l’autre sans passer par le très surveillé réseau d’Internet, en utilisant uniquement le capteur Wi-Fi. Elle se nomme « Kuai Ya » en chinois, mais est disponible sous un autre nom, « Zapya », depuis l’étranger. Elle est devenue très populaire dans des pays où le faible débit du réseau rend difficile le téléchargement, par exemple le Pakistan ou la Birmanie.
Document : accéder à la version originale en chinois
https://assets-decodeurs.lemonde.fr/decodeurs/medias/china_cables/China-Cables-IJOP-Daily-Bulletin-2-Chinese.pdf
Les bulletins obtenus par l’ICIJ révèlent que, sur une année, entre juillet 2016 et juin 2017, les autorités chinoises ont identifié 1 869 100 Ouïgours usagers de Kuai Ya. Or, parmi eux, elles ont dénombré 40 557 personnes qui se sont par ailleurs vu accoler des « commentaires » négatifs dans la base de données. Dont 3 925 imams non officiels, 5 576 personnes qui leur sont « associées », ou encore 594 personnes proches d’individus qui sont partis à l’étranger et ne sont plus rentrés au pays depuis un moment. Conséquence : un placement en détention par défaut.
Traque hors des frontières
Dans un article publié en décembre 2018, Le Monde avait déjà détaillé comment un Ouïgour, un informaticien quadragénaire pour une société d’Etat dans la capitale régionale, Urumqi, avait été envoyé à deux reprises en camp de « triage » des éléments néfastes pour avoir utilisé Kuai Ya, avant d’être repêché par son employeur qui avait besoin de lui.
Enfin, la possibilité de se rendre à l’étranger et d’en revenir obsède les autorités. La « plate-forme intégrée d’opérations conjointes » se révèle particulièrement utile pour interpeller les individus qui entrent dans le pays ou en sortent. Les directives révèlent que la base de données est nourrie en connexion directe avec les ambassades et consulats chinois à l’étranger. Elles confirment ainsi la politique actuelle de traque des Ouïgours hors des frontières.
En juin 2017, la plate-forme avait permis d’identifier 1 535 personnes ayant obtenu la nationalité étrangère, mais qui ont ensuite demandé un visa chinois auprès des ambassades, ou encore 4 341 noms d’Ouïgours ressortissants chinois ayant obtenu une autorisation de sortie du territoire. Dans leur cas, comme en atteste le document ci-dessous, il faut faire appel aux « forces de maintien de la stabilité à la base » et à la « défense conjointe par dix foyers », une campagne de surveillance mutuelle de voisinage, et les combiner « en série » avec la base de données. « Le contrôle douanier doit être effectué manuellement pour s’assurer qu’ils sont arrêtés aussitôt qu’ils passent la frontière » dès lors que « la suspicion de terrorisme ne peut être exclue ».
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Six Ouïgours installés en France, en Allemagne et en Turquie ont déjà raconté au Monde, en mars 2018, comment leur mère ou autres proches, visiblement sous la menace et la peur d’être détenus, les pressent de rentrer au pays, et comment ceux qui ont rendu visite à leurs proches sont arrêtés.
Un Ouïgour, toujours de nationalité chinoise mais vivant en France, expliquait : « J’ai peur d’aller directement en prison et d’être torturé si je rentre. Les autorités chinoises sont persuadées que la mentalité des Ouïgours sortis du pays a été contaminée », même si lui s’était bien gardé de fréquenter les exilés militant pour une plus grande autonomie. « Plus personne n’est hors du radar », déplorait-il.
Harold Thibault et Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 25 novembre 2019 à 08h01 - Mis à jour le 25 novembre 2019 à 12h15 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/25/china-cables-au-xinjiang-le-big-data-au-service-d-une-surveillance-totale-des-ouigours_6020404_3210.html
De la lutte contre le terrorisme à l’internement de masse des Ouïgours
Exposé à la menace du djihadisme, Pékin met en place une politique extrême qu’aucun garde-fou ne vient modérer.
La politique d’internement massif qu’a mis en place la Chine sous couvert de « formation professionnelle » a germé au mitan de la décennie en cours, après une série d’attentats spectaculaires. En mars 2014, un commando de Ouïgours vêtus de noir et brandissant la chahada, la déclaration de foi islamique, attaque au sabre des passagers de la gare de Kunming, grande ville de la province du Yunnan, faisant 31 morts. Ce premier attentat de masse en dehors du Xinjiang n’est pas revendiqué, mais il préfigure les attentats de l’organisation Etat islamique (EI) en Europe.
Quatre mois auparavant, un Ouïgour avait réussi à pénétrer avec sa voiture sous la porte de la Paix-Céleste, l’entrée principale de la Cité interdite, sur la place Tiananmen, pourtant ultragardée, là où Mao Zedong a proclamé la naissance de la République populaire. La voiture prend feu.
En avril 2014, la première visite de Xi Jinping au Xinjiang se termine avec une attaque à la valise piégée à la gare de la capitale régionale, Urumqi, qui tue le terroriste – un nouvel affront. En mai de la même année, des militants armés de bombes incendiaires attaquent en voiture un marché d’Urumqi fréquenté par des Chinois Han et font un nouveau carnage : 39 morts. Cet attentat, comme celui de Tiananmen, est salué par le Parti islamique du Turkestan (TIP), un groupuscule affilié à Al-Qaida dans les zones afghano-pakistanaises qui appelle à la création d’un califat en Asie centrale.
La Chine devient vite consciente du risque de retour des djihadistes qui ont gagné la Syrie. Entre 2013 et 2015, des milliers de Ouïgours quittent le Xinjiang pour rejoindre, parfois clandestinement, la Turquie. Une petite partie d’entre eux, dont des familles entières, seront recrutés pour rejoindre des zones sous contrôle de la katiba syrienne du TIP puis, pour certains, de l’EI.
Cesur, un jeune Ouïgour qui a fui la Chine en 2014 par l’Asie du Sud-Est, nous a expliqué avoir été approché à son arrivée à Istanbul par la Malaisie, avec de faux papiers. « Ils m’ont hébergé gratuitement, en disant qu’ils nous emmèneraient en Syrie. Ils disaient : “Il faut combattre Assad.” Et aussi que c’était un moyen de s’entraîner contre la Chine. Plusieurs sont partis. Il y avait une émulation, on peut se retrouver embarqué. J’ai refusé », nous a-t-il confié en 2018, à Istanbul.
Regain de conservatisme religieux
Le Xinjiang est, à cette époque, plongé dans une spirale de répressions et de revendications, entre l’Etat policier chinois d’un côté et diverses aspirations ethnonationalistes ou islamonationalistes de l’autre. Ces dernières se sont emballées après 2009, date de sanglants affrontements interethniques dans les rues d’Urumqi. Les incidents violents se multiplient, souvent contre des symboles de l’Etat, les forces armées ou des migrants venus du reste de la Chine. Les forces spéciales chinoises commettent plusieurs massacres à grande échelle qui sont étouffés et nourrissent un fort ressentiment. Un regain de conservatisme religieux gagne les campagnes et certains quartiers ouïgours des grandes villes.
C’est dans ce contexte que le président Xi Jinping déclare ouverte la « guerre contre le terrorisme » en mai 2014 : l’heure est à la « sécurisation » maximale du Xinjiang. Les dépenses de police explosent. La surveillance par le biais des nouvelles technologies se généralise et un contrôle social extrêmement intrusif fait son apparition, ciblant des pratiques religieuses et traditionnelles jusqu’alors tolérées.
Dans des discours internes révélés par une première fuite de documents sur le Xinjiang, publiés par le New York Times le 16 novembre, Xi Jinping appelle le parti à déployer tous les outils de la « dictature du prolétariat » pour éradiquer l’islamisme radical. « Les personnes qui sont capturées par l’extrémisme religieux – hommes ou femmes, personnes âgées ou jeunes – voient leur conscience détruite, perdent leur humanité et assassinent sans ciller », déclare-t-il, selon ces documents, le 30 avril 2014, dernier jour de sa visite au Xinjiang. Le numéro un chinois appelle également lors de cette tournée au Xinjiang au « remodelage et à la transformation effectives par l’éducation des criminels ». Cette éducation et cette transformation doivent continuer « après qu’ils sont relâchés », précise-t-il.
Pragmatisme consommé
Cette mission sera confiée à Chen Quanguo, nommé secrétaire général du Xinjiang en août 2016. Ancien soldat, il s’est illustré par le maillage sécuritaire mis en place dans la région autonome tibétaine, qu’il dirigea jusqu’en 2016.
La Chine, qui, sous couvert d’antiterrorisme, a déjà mené une politique ultrarépressive au Xinjiang dans les années 2000, a suivi de près les expériences américaines de Guantanamo et le réseau de prisons noires – des lieux de détention illégales – de la CIA.
Avec l’émergence du théâtre syrien et de l’EI, elle va piocher dans les politiques occidentales pour mettre au point ses solutions avec un pragmatisme consommé, mais de manière disproportionnée et caricaturale. Pékin s’est même inspiré, comme l’a expliqué la porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois le 26 octobre 2018, du projet français de 2016 de créer une dizaine de centres de « déradicalisation » dans l’Hexagone.
Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 24 novembre 2019 à 19h01 - Mis à jour le 25 novembre 2019 à 13h57 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/24/china-cables-de-la-lutte-contre-le-terrorisme-a-l-internement-de-masse-des-ouigours_6020357_3210.html
« Le but des centres de rééducation est d’endoctriner et de changer une population entière »
Entretien : Le système des camps de travail, pensé à grande échelle, est en parfaite adéquation avec l’idéologie communiste, note le chercheur allemand indépendant Adrian Zenz dans un entretien.
Le chercheur allemand indépendant Adrian Zenz a été l’un des premiers à apporter des indices probants sur l’existence d’un réseau de camps d’internement au Xinjiang, en auscultant les appels d’offres des collectivités publiques de la région autonome. Il a publié, depuis, de nombreux rapports qui révèlent, à partir de la masse de documents en chinois en accès libre, la nature de la politique d’internement de masse et de sinisation en cours depuis 2017. Le chercheur a accordé un entretien au Consortium international des journalistes d’investigation.
Scilla Alecci et Bethany Allen-Ebrahimian - Pourquoi la révélation de ces documents secrets, qui datent de 2017, est importante ?
Adrian Zenz - C’est très, très important que ces documents datent de 2017, car c’est à ce moment que l’ensemble de la campagne de rééducation a commencé. Et cela montre que, dès le début, le gouvernement chinois avait un plan qui prévoyait de sécuriser les centres « de formation professionnelle », d’enfermer les étudiants dans des centres pendant au moins un an. Et aussi de rendre très difficile l’obtention des bonnes notes qui permettent d’en sortir. Tout le système de gestion [des centres], les sanctions, etc., est très sophistiqué. Il faut noter que le document lui-même indique qu’il est extrêmement sensible et secret.
Et dans quelle mesure avez-vous l’assurance que ce document est authentique ?
Je suis très confiant dans le fait qu’il est authentique. Je l’ai analysé en détail. Cela correspond très étroitement à mes propres conclusions en termes de langage, de contenu, de formatage, et j’ai également consulté d’autres experts qui l’ont vérifié.
Pourquoi le gouvernement chinois a-t-il choisi de construire ce système de camps ? Il aurait pu utiliser des prisons, par exemple…
Le réseau de camps de rééducation a un objectif différent de celui du système pénitentiaire. Il est là pour endoctriner presque toute une minorité ethnique et changer une population entière, en la canalisant à travers ce système spécifique. Il est donc très vaste. Il est également conçu pour trier la population. Certains détenus finissent par être condamnés à une peine de prison et y resteront longtemps. La raison pour laquelle tout finit par du travail est que c’est très cohérent avec l’idéologie communiste, selon laquelle les personnes sont virtuellement libérées des chaînes des traditions et de leurs illusions religieuses en étant soumises au travail.
Des Ouïgours sont ciblés parce qu’ils ont voyagé, vécu à l’étranger… Pourquoi cette obsession des liens avec l’étranger ?
Les Chinois savent que les Ouïgours ont traditionnellement des relations beaucoup plus étroites avec les peuples musulmans d’Asie centrale ou de Turquie qu’avec les Chinois Han. Les Ouïgours sont culturellement plus proches d’Istanbul que de Pékin. Et par conséquent, Pékin est très préoccupé par l’influence qui se propage en particulier des pays musulmans et des pays arabes aux Ouïgours. Il est bien sûr vrai que dans certains de ces pays, des formes plus radicales d’islam, des idéologies religieuses extrémistes, sont apparues et se sont répandues.
Est-ce que c’est juste cela, la peur de l’islam radical, qui serait propagé par les Ouïgours, qui ont étudié à l’université Al-Azhar, en Egypte, par exemple ?
La crainte de l’influence islamiste radicale est au cœur d’une peur plus profonde, d’une influence culturelle générale [extérieure]. Une peur que les Ouïgours soient plus généralement influencés par la culture islamique dominante d’autres pays et régions. Et c’est aussi, je pense, la raison pour laquelle beaucoup des expressions traditionnelles de l’islam au Xinjiang sont interdites et constituent un motif d’envoi en camp. Rien de tout cela n’est toléré, et il existe très peu de distinctions entre la véritable idéologie radicale et ce qui serait considéré comme une expression normale de la religiosité. C’est une peur générique, profonde, de toute idéologie spirituelle.
Sait-on qui a eu l’idée de faire passer ces camps d’internement de masse pour de la formation professionnelle ?
Cela semble s’être développé avec le temps, car à partir de 2013-2014, on voit des tentatives ciblées de rééducation, par exemple, de jeunes, d’hommes portant la barbe, de femmes portant le voile. Les premières installations consacrées à la rééducation apparaissent à ce moment. En 2015, on constate que des responsables du Xinjiang déclarent que le vrai problème est qu’un certain pourcentage de la population locale est « contaminé ». Disons 10 %, 20 %, 30 %. Et que si nous pouvions « assainir » et transformer ce pourcentage, le reste de la population irait bien car on se serait attaqué aux « influenceurs ».
Dans un sens, ce que Chen Quanguo [le nouveau secrétaire du parti du Xinjiang à partir de l’été 2016] a simplement fait, c’est s’appuyer là-dessus et le mener jusqu’au bout. Il l’a fait à grande échelle. Il a pris 10 % ou plus de la population, en particulier ceux susceptibles d’influencer les autres, c’est-à-dire les hommes, les chefs de famille, les intellectuels, etc., et les a placés dans des camps. Mais le système était déjà en place.
Propos recueillis par Scilla Alecci et Bethany Allen-Ebrahimian
• Le Monde. Publié le 25 novembre 2019 à 09h03 - Mis à jour le 25 novembre 2019 à 16h01 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/25/ouigours-le-but-des-centres-de-reeducation-est-d-endoctriner-et-de-changer-une-population-entiere_6020408_3210.html
Tursunay Ziavdun, Ouïgoure, internée pendant onze mois
Une Ouïgoure raconte l’enfer vécu dans le camp où elle était enfermée pour avoir « séjourné à l’étranger ».
Tursunay ziavdun, ouïgoure, ancienne détenue, installée aujourd’hui au Kazakhstan. DOCUMENT LE MONDE
Tursunay Ziavdun est une Ouïgoure d’une quarantaine d’années, qui a passé onze mois dans un « centre d’éducation et de formation » chinois, à Künes (Xinyuan en chinois), dans l’ouest du Xinjiang. Elle fait partie des détenus libérés car ils avaient de la famille à l’étranger – dans son cas, au Kazakhstan, où vivait son mari, chinois d’ethnie kazakhe. C’est d’Almaty, au Kazakhstan, qu’elle s’est confiée au Monde lors de deux longs entretiens vidéo, mi-novembre.
Son parcours illustre le mélange souvent surréaliste d’arbitraire, de mensonge et d’intimidation qui a accompagné la politique d’internement en masse des Ouïgours et des Kazakhs. En 2016, Tursunay et son mari, installés depuis plusieurs années au Kazakhstan, décident de rentrer en Chine, car elle n’a pu obtenir la nationalité du Kazakhstan, et son visa expire. Ils ne se doutent de rien. Tursunay s’étonne toutefois qu’au téléphone, sa famille en Chine « ne semblait pas se réjouir que je rentre ».
Le couple, qui a dû rendre ses passeports chinois en arrivant en Chine – les passeports des Ouïgours sont systématiquement confisqués –, s’installe à Ghulja, la grande ville de l’ouest du Xinjiang. Au bout de quelques mois, Tursunay reçoit un appel lui demandant de participer à une « réunion » dans sa ville d’origine, Künes. Sur place, elle est emmenée par la police dans une ancienne école professionnelle technique de la ville. Elle apprend qu’elle doit y passer la nuit… et y restera vingt jours.
« On pouvait garder nos propres téléphones. On était une quinzaine par chambre, mais les portes n’étaient pas fermées à clé. Les conditions n’étaient pas trop dures », explique-t-elle. Ayant subi peu de temps avant une opération, elle doit être hospitalisée. L’hôpital la renvoie en centre, mais son mari, médecin, parvient toutefois à la faire sortir le jour même, pour des raisons de santé, en mai 2017.
Une vie dans la terreur
Le couple reprend sa vie à Ghulja. Son mari récupère son passeport et est autorisé à retourner au Kazakhstan, à condition que sa femme se porte garante de lui et qu’il revienne dans deux mois. Le couple estime que c’est la meilleure solution : « Si on restait en Chine, on allait se faire arrêter tous les deux, explique Tursunay. Je suis allée à Künes avec lui, j’ai signé. Il est parti au Kazakhstan. Je suis retournée à Ghulja. »
C’est à cette époque, raconte-elle, que les gens ont commencé à vivre dans la terreur des arrestations. « La seule chose qu’on disait quand on croisait une connaissance dans la rue, c’était : “Ah, tu es encore là !” Dans toutes les familles, il y avait quelqu’un d’arrêté. Et parfois, c’était des familles entières. » Les deux frères de Tursunay sont arrêtés l’un après l’autre, en février 2018 – pour avoir passé des appels téléphoniques à l’étranger.
Elle sait son tour proche : la police la harcèle depuis plusieurs mois, car son mari n’est pas revenu comme prévu. « Le 8 mars 2018, ils m’ont appelée en disant qu’ils avaient des choses à me dire. J’ai demandé : “Je dois aller à l’école, c’est ça ? – Oui, mais juste un peu, ne t’inquiète pas.” Ils disaient ça pour rassurer, car il y avait eu des suicides. J’ai dit, alors d’accord, je viens », raconte-t-elle.
« Elle pleurait de honte »
Elle se rend à Künes, puis est emmenée le lendemain dans le même camp, mais entièrement rénové : « Dès mon arrivée, j’ai compris que ce n’était plus du tout la même chose. La fouille était très approfondie, ils nous déshabillaient complètement et nous donnaient d’autres habits, sans boutons. J’avais pris les justificatifs de mon mauvais état de santé, en pensant qu’ils me laisseraient sortir. Quand j’ai tendu les documents, les gardes femmes m’ont crié dessus : “Ne fais pas de cinéma, tu crois qu’on aura pitié de toi ? Il y en a qui sont à moitié mortes ici et on ne les laisse pas sortir.” J’ai eu très peur », explique-t-elle.
« La nuit, dans le lit, il fallait sortir les bras des couvertures. On ne devait dormir que d’un seul côté. On faisait nos besoins dans un seau. »
Ce jour-là, elle voit une femme ouïgoure de plus de 70 ans, arrivée en même temps qu’elle, obligée d’ôter sa longue robe devant les gardes. « Ils l’ont laissée en collants. Puis ils ont arraché les boutons de son chandail, puis son foulard. Elle n’avait pas de cheveux. Elle essayait de cacher ses seins qui tombaient, on lui criait de baisser les bras. Elle pleurait de honte, je me suis mise à pleurer aussi. C’était des Chinois han, pour la plupart, qui criaient. Les autres, des Kazakhs, ne faisaient que suivre les ordres », dit-elle.
Tursunay est conduite dans une chambre fermée par une porte en fer avec des lits superposés. Elle décrit une routine et une discipline carcérales. « La nuit, dans le lit, il fallait sortir les bras des couvertures. On ne devait dormir que d’un seul côté. On faisait nos besoins dans un seau. Chaque nuit, on devait se relayer deux par deux pendant deux heures, debout dans la cellule, pour vérifier que tout était en ordre. Dans la journée, on avait trois minutes pour aller aux toilettes : les gardes étaient lourdement armés, si on y passait trop de temps, ils nous criaient dessus. » La première douche a lieu trois semaines plus tard : « On avait été mises toutes ensemble, comme des animaux. L’eau tombait froide du plafond. On avait peur d’attraper froid. »
« Personne n’allait venir nous sauver »
Désignée « étudiante de la classe 31 », Tursunay est plusieurs fois interrogée sur sa vie au Kazakhstan : va-t-elle prier ? Porte-t-elle le voile ? Sur les activités de son mari, qui avait ouvert une clinique, aussi. Argumenter, comprend-elle, ne mène à rien : « Ils nous disaient en permanence que la Chine était un pays très puissant, que personne n’allait venir nous sauver. Qu’ils allaient nous envoyer dans des prisons bien pires qu’ici. »
Le motif de condamnation qui échoit à Tursunay est d’« avoir voyagé et séjourné à l’étranger »
Elle suit également toutes sortes de cours – apprentissage du chinois, mais aussi droit, idéologie – dans des salles de classe fermées par des grilles et surveillées par un garde armé. A l’été 2018, les « étudiantes » défilent une à une dans une salle où officie un juge, qui annonce à chacune des condamnations, en présence de membres de leur famille convoqués pour l’occasion. « J’ai eu le minimum, deux ans, car je n’avais pas de famille proche que je pouvais convoquer. Tout le monde se retrouve ensuite avec un papier sur son lit qui dit la raison pour laquelle on a été condamné. »
Le motif qui échoit à Tursunay est d’« avoir voyagé et séjourné à l’étranger ». Elle a pourtant été libérée à la toute fin 2018, alors que le scandale des internements de Kazakhs en Chine ou de proches de citoyens du Kazakhstan prenait des proportions embarrassantes dans ce pays. Tous ont reçu une dernière instruction : « Ne jamais raconter ce qu’ils ont vécu. »
Brice Pedroletti
• Le Monde. Publié le 24 novembre 2019 à 19h05 - Mis à jour le 25 novembre 2019 à 05h56 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/24/china-cables-tursunay-ziavdun-ouigoure-internee-pendant-onze-mois_6020360_3210.html